Том шестой. С того берега. Статьи. Долг прежде всего (1847-1851)
М., Издательство Академии наук СССР, 1955
Дополнение:
Том тридцатый. Книга вторая. Письма 1869—1870 годов.
Дополнения к изданию.
М., Издательство Академии Наук СССР, 1965
A G. H.
Mon cher ami. Vous avez dsir voir mes lucubrations russes sur l’histoire des vnements contemporains: les voici. Je vous les adresse de bon cur. Vous n’y trouverez rien de neuf. Ce sont l des sujets, sur lesquels nous nous sommes si souvent et si tristement entretenus, qu’il serait difficile d’y rien ajouter. Votre corps, il est vrai, tient encore ce monde inerte et dcrpit dans lequel vous vivez, mais dj votre me l’a quitt pour s’orienter et se recueillir en elle-mme. Vous tes ainsi arriv au mme point que moi, qui me suis loign d’un monde incomplet, livr encore au sommeil de l’enfance et n’ayant pas conscience de lui-mme.
Vous vous sentiez l’troit au milieu de ces murs noirtres, crevasss par le temps et menaant ruine de toutes parts, j’touffais, de mon ct, dans cette atmosphre chaude et humide, au milieu de cette vapeur calcaire d’un difice inachev: on ne saurait vivre dans un hpital ni dans uno crche. Partis de deux extrmes opposs, nous nous rencontrons au mme point. Etrangers dans notre patrie, nous avons trouv un terrain, commun sur une terre trangre. Ma tche, il faut l’avouer, a t moins pnible que la vtre. A moi, fils d’un autre monde, il m’a t facile de m’affranchir, d’un pass que je ne connaissais que par ou-dire et dont’ je n’avais aucune exprience personnelle.
La position des Russes, cet gard, est trs remarquable. Nous sommes moralement plus libres que les Europens, et ce n’est pas seulement parce que nous sommes affranchis des grandes preuves travers lesquelles se dveloppe l’Occident, mais aussi parce que nous n’avons point de pass qui nous matrise. Notre histoire est pauvre, et la premire condition de notre vie nouvelle a t de la renier entirement. Il ne nous est rest de notre pass que la vie nationale, le caractre national, la cristallisation de l’Etat: lout le reste est lment de l’avenir. Le mot^de Goethe: sur l’Amrique s’applique fort bien la Russie:
‘Dans ton existence pleine de sve et de vie, tu n’es trouble ni par d’inutiles souvenirs, ni par de vaines discussions’.
Je suis venu, comme tranger, en Europe, vous, vous vous tes fait tranger. Une fois seulement, et pour quelques instants, nous nous sommes sentis chez nous: c’tait au printemps de 1848. Mais combien cher nous avons pay ce rve, quand, au rveil, nous nous sommes trouvs au boid de l’abme, sur la pente du quel est place la vieille Europe, aujourd’hui sans force, sans initiative et paralyse de tous ses sens. Nous voyons avec effroijla Russie se prparer pousser encore plus avant vers leur ruine les Etats puiss de l’Occident, semblables un mendiant aveugle conduit au prcipice par la malice d’un enfant. *
Nous n’avons point cherch nous faire illusion. Le chagrin dans l’me, prts d’ailleurs tout vnement, nous avons tudi jusqu’au bout cette effroyable situation. Quelques observations fugitives, empruntes cette srie de penses qui nous occupaient dans ces derniers temps, se mlaient nos entretiens, et leur donnaient pour vous un certain charme, elles n’en auront aucun pour d’autres, pour ceux-l surtout qui sont placs avec nous sur le bord du mme abme. L’homme, en gnral, n’aime pas la vrit, mais quand elle contrarie ses dsirs, quand elle, fait vanouir ses rves les plus chers, quand il ne peut l’acqurir qu’au prix de ses esprances et de ses illusions, il se prend alors de haine contre elle, comme si elle en tait cause.
Nos amis sont si vains dans leurs esprances, ils acceptent si facilement le fait accompli! Furieux contre la raction, ils la regardent comme quelque chose d’accidentel et de passager, leurs yeux, c’est un mal aisment gurissable qui n’a ni sens profond, ni racines tendues. Peu d’entre eux veulent reconnatre que la raction est puissante, parce que la Rvolution a t faible. Les dmocrates politiques se sont effrays des dmocrates socialistes, et la Rvolution s’est brise en retombant sur elle-mme.
Tout espoir d’un dveloppement calme et paisible dans sa marche progressive s’est vanoui, tous les ponts de transition se sont rompus. Ou l’Europe succombera sous les coups terribles du Socialisme, branle, arrache par lui de ses fondements, comme autrefois Rome succomba sous les efforts du christianisme, ou l’Europe, telle qu’elle est, avec sa routine au lieu d’ides, avec sa dcrpitude au lieu d’nergie, vaincra le Socialisme, et, comme une seconde Byzance, se tranera dans une longue apathie, en cdant d’autres peuples, d’autres contres le progrs, l’avenir, la vie. S’il pouvait y avoir un troisime terme, ce serait le chaos d’une lutte universelle .sans victoire d’aucun ct, la confusion d’un soulvement et d’une effervescence gnrale qui conduirait au despotisme, la terreur, l’extermination
Rien en cela d’impossible, nous sommes l’entre d’une poque de larmes et de souffrances, de hurlements et de grincements de dents,, nous avons vu des deux cts s’en dessiner le л caractre. Qu’on se rappelle seulement l’insurrection de Juin et de quelle manire elle a t comprime.’Depuis lors, les partis se sont aigris toujours davantage, on ne mnage plus rien, et le Tiers-tat, qui, pendant des sicles, a dpens tant de travail et d’efforts pour acqurir quelques droits et quelque libert est prt tout sacrifier de nouveau.
Il voit qu’il ne peut mme tenir sur le terrain lgitime d’un Polignac et d’un Guizot, et revient sciemment aux temps de la Saint-Barthlmy, de la guerre de Trente Ans et de l’Edit de Nantes, derrire lesquels on aperoit la barbarie, la ruine, de nouvelles agglomrations de peuples et les faibles commencements d’un monde venir. Le germe historique se dveloppe et crot lentement, il lui a- fallu cinq sicles de tnbres pour organiser quelque peu le monde chrtien, aprs que dj cinq sicles avaient pass sur l’agonie du monde romain.
C’est une pnible poque que la ntre! Tout, autour de nous, se dissout, tout s’agite dans le vague et l’inutilit, les plus noirs pressentiments se ralisent avec une effrayante rapidit. Six mois ne se sont pas couls depuis que j’ai crit mon troisime dialogue. Alors nous nous demandions encore s’il y avait, ou non, quelque chose faire, aujourd’hui cette question n’est dj plus de mise, car nous commenons douter mme de la vie… La France est devenue l’Autriche de l’Occident, elle s’abme dans l’opprobre et la fange. Le sabre prussien arrte les dernires palpitations du mouvement allemand, la Hongrie saigne de toutes ses veines sous les coups redoubls de la hache de son bourreau imprial, la Suisse attend une guerre gnrale, la Rome chrtienne succombe avec la grandeur et la majest de l’ancienne Rome paenne, en imprimant une fltrissure ternelle au front de ce pays, qui, nagure, tait plac si haut dans l’amour des Peuples. Un libre penseur qui refuse de se courber devant la force, n’a plus, dans toute l’Europe, d’autre refuge que le pont d’un vaisseau faisant voile pour l’Amrique.
‘Si la France succombe,— a dit un de nos amis,— il faut alors proclamer toute l’humanit en danger’. Et cela est peut-tre vrai, si, par l’humanit, nous entendons seulement l’Europe germano-romaine. Mais pourquoi faudrait-il l’entendre ainsi? Devons-nous donc, comme les Romains, nous poignarder la manire de Caton, parce que Rome succombe, et que nous ne voyons rien, ou ne voulons rien voir hors de Rome, parce que qous tenons pour barbare tout ce qui n’est pas elle? Est-ce donc que tout ce qui est plac en dehors de notre monde est de trop et ne sert absolument rien?
Le premier Romain, dont le regard observateur pera la nuit des temps, en comprenant que le monde auquel il appartenait devait succomber, se sentit l’me accable de tristesse, et, par dsespoir, ou peut-tre parce qu’il tait plus haut plac que les autres, il jeta un coup d’il au-del de l’horizon national, et son regard fatigu s’arrta sur les barbares. Il crivit son livre les Murs des Germains, et il eut raison, car l’avenir leur appartenait.
Je ne prophtise rien, mais je ne crois pas non plus que les destins de l’humanit et son avenir soient attachs, soient clous l’Europe occidentale. Si l’Europe ne parvient pas se relever par une transformation sociale, d’autres contres se transformeront, il y en a qui sont dj prtes pour#ce mouvement, d’autres qui s’y prparent. L’une est connue, je veux dire les Etats de l’Amrique du Nord, l’autre, pleine de vigueur, mais aussi pleine de sauvagerie, on la connat! peu ou mal.
L’Europe entire sur tous les tons, dans les parlements et dans les clubs, dans les rues et dans les journaux, a rpt le cri du braillard berlinois: ‘Ils viennent, les Russes! les voil! les voil!’ Et, en effet, non seulement ils viennent, mais ils sont dj venus, grce la maison de Habsbourg, peut-tre vont-ils s’avancer encore, grce la maison de Hohenzollern.
Personne, cependant, ne sait ce que c’est que ces Russes, ces barbares, ces Cosaques, ce que c’est que ce Peuplel dont l’Europe a pu apprcier la mle jeunesse dans ce combat, dont il est sorti vainqueur. Que veut ce Peuple, qu’apporte-t-il avec lui? Qui en sait quelque chose? Csar connaissait les Gaulois mieux que. l’Europe ne connat les Russes. Tant que l’Europe occidentale a eu foi en elle-mme, tant que l’avenir ne lui est apparu que comme une suite de son dveloppement, elle ne pouvait s’occuper de l’Europe orientale, aujourd’hui les choses ont bien chang.
Cette ignorance superbe ne sied plus l’Europe, ce ne serait plus aujourd’hui la conscience de la supriorit, mais la ridicule prtention d’un hidalgo castillan qui porte des bottes sans semelles et un manteau trou. Le danger de la situation ne peut se dissimuler. Reprochez aux Russes, tant qu’il vous plaira, d’tre esclaves, leur tour ils vous demandent: ‘Et vous, vous tes libres?’ Ils peuvent mme ajouter que jamais l’Europe ne sera libre que par l’affranchissement de la Russie. C’est pour cela, je crois, qu’il y aurait utilit connatre un peu ce pays.
Ce que je sais de la Russie, je suis prt le communiquer. Il y a dj longtemps que j’ai conu la pense de ce travail, et bientt, puisqu’on nous a rendu si libralement le temps de lire et d’crire, j’accomplirai mon projet. Ce travail me tient d’autant plus au cur qu’il m’offre le moyen de tmoigner la Russie et l’Europe ma reconnaissance. On ne devra chercher dans cette uvre ni une apothose, ni un analhme. Je dirai la vrit, toute la vrit, autant que je la comprends et la connais, sans rserve, sans but prconu. Il ne m’importe en rien de quelle manire on dnaturera mes paroles et comment on s’en prvaudra. J’estime trop peu les partis pour mentir en faveur de l’un ou de l’autre.
On ne manque’point’de livres sur la Russie, la’plupart cependant sont des pamphlets politiques, ils n’ont pas t crits dans l’intention de faire mieux connatre le sujet, ils ont servi l’a propagande librale, soit en Russie, soit en Europe, on voulait effrayer celle-ci et l’instruire, en lui prsentant le tableau du despotisme russe. C’est ainsi qu’ Sparte, pour inspirer l’horreur de l’ivrognerie, on montrait en spectacle des ilotes pris de vin. Contre les pamphlets et les diffamations, le gouvernement russe avait organis une littrature semi-officielle, charge de le louer et de mentir en sa faveur. D’un ct, c’est un organe de la Republiq-ue bourgeoise qui, dans son ignorance, mais avec la meilleure intention du monde et par patriotisme, reprsente les Russes comme un peuple de Calibans, croupissant dans l’ordure et l’ivrognerie, avec de petits fronts aplatis quiiie permettent pas leurs facults de se dvelopper, et n’ayant de passions que celles qu’inspirent les fureurs de l’ivresse.
D’un autre ct, un journal allemand, pay par la cour d’Autriche, publie des lettres sur la Russie, dans lesquelles on exalte toutes les infamies de la politique russe et o l’on dpeint le gouvernement russe comme le plus fort et le plus national. Ces exagrations passent en dix autres journaux et servent de base aux jugements que l’on porte ensuite sur ce pays.
A dire, vrai, le dix-huitime sicle accordait la Russie une attention plus profonde et plus srieuse que nefait le dix-neuvime, peut-tre parce qu’il redoutait moins cette puissance. Les hommes prenaient alors un intrt rel l’tude de ce nouvel Etat, se montrant tout coup l’Europe dans la personne d’un tzar charpentier et venant rclamer une part dans la science et dans la politique europenne.
Pierre Ier, dans son grossier uniforme dessous-officier, avec son nergique sauvagerie, se saisit hardiment de l’administration au dtriment d’une aristocratie nerve. Il tait si navement brutal, si plein d’avenir que les penseurs d’alors se mirent l’tudier avidement, lui et son Peuple. Ils voulaient s’expliquer comment cet Etat s’tait dvelopp sans bruit, par des voies tout autres que le reste des Etats europens, ils voulaient approfondir les lments dont se composait te puissante organisation de ce Peuple.
Des hommes, comme Mller, Schlosser, Ewers, Lvesque, consacrrent une partie de leur vie l’tude de l’histoire de la Russie, comme historiens, d’une manire tout aussi scientifique qre s’en occuprent sous le rapport physique Pallas et Gmelin. De leur ct des philosophes et des publicistes considraient avec curiosit l’histoire contemporaine de ce pays, le phnomne d’un gouvernement qui, despotique et rvolutionnaire la fois, dirigeait son Peuple et n’tait pas entran par lui.
Ils voyaient que le trne, fond par Pierre Ier, avait peu d’analogie avec les trnes fodaux et traditionnels de l’Europe, les tentatives violentes de Catherine II, pour transporter dans la lgislation russe les principes de Montesquieu et de Beccaria proscrits dans presque toute l’Europe, sa correspondance avec Voltaire, ses rapports avec Diderot confirmaient encore leurs yeux la ralit de ce phnomne.
Les deux partages de la Pologne furent la premire infamie qui souilla la Russie. L’Europe ne comprit pas toute la porte de cet vnement, car elle tait alors occupe d’autres soins. Elle assistait, le cou tendu, et respirant peine, aux grands vnements par lesquels s’annonait dj la Rvolution franaise. L’impratrice de Russie se mla au tourbillon et offrit son secours au monde chancelant. La campagne de Souvarow en Suisse et en Italie n’eut absolument aucun sens, elle ne pouvait que soulever l’opinion publique contre la Russie.
L’extravagante poque de ces guerres absurdes, que les Franais nomment encore aujourd’hui la priode de leur gloire, finit avec leur invasion en Russie, ce fut une aberration de gnie, comme la campagne d’Egypte. Il plut Bonaparte de se montrer la terre debout sur un monceau de cadavres. A la gloire des Pyramides il voulut ajouter la gloire de Moscou et du^ Kremlin. Cette fois il ne russit pas, il souleva contre lui tout un Peuple qui saisit rsolument les armes, traversa l’Europe derrire lui et prit Paris.
Le sort de cette partie du monde fut pendant quelques mois entre les mains de l’empereur Alexandre, mais il ne sut profiter ni de sa victoire, ni de sa position, il plaa la Russie sous le mme drapeau que l’Autriche, comme si entre cet empire pourri et mourant et le jeune Etat qui venait d’apparatre dans sa splendeur, il y avait rien de commun, comme si le reprsentant le plus nergique du monde slave pouvait avoir les mmes intrts que l’oppresseur le plus ardent des Slaves.
Par cette monstrueuse alliance avec la raction europenne, la Russie, peine grandie par ses victoires, fut abaisse aux yeux de tous les hommes de sens. Ils secourent tristement la tte en voyant cette contre, qui venait, pour la premire fois, de prouver sa force, offrir aussitt aprs sa main et son aide tout ce qui tait rtrograde et conservateur, et cela contrairement mme ses propres intrts.
Il ne manquait que la lutte atroce de la Pologne pour soulever dcidment toutes les nations contre la Russie. Lorsque les nobles et malheureux restes de la Rvolution polonaise, errant par toute l’Europe, y rpandirent la nouvelle des horribles cruauts des vainqueurs, il s’leva de toutes parts, dans toutes les langues europennes un clatant anathme contre la Russie. La colre des Peuples tait juste…
Rougissant de notre faiblesse et de notre impuissance, nous comprenions ce que notre gouvernement venait d’accomplir par nos mains, et nos curs saignaient de douleur, et nos yeux s’emplissaient de larmes amres.
Chaque fois que nous rencontrions un Polonais, nous n’avions pas le courage de lever sur lui nos regards. Et cependant je ne sais s’il est juste d’accuser tout un Peuple, s’il est juste de retrancher un Peuple seul de la famille des autres Peuples et de le rendre responsable de ce qu’a fait son gouvernement.
L’Autriche et la Prusse n’y ont-elles pas aid? La France, dont la fausse amiti a caus la Pologne autant de mal que la haine dclare d’autres Peuples, n’a-t-elle donc pas dans le mme temps, par tous les moyens, mendi la faveur de la cour de Ptersbourg, l’Allemagne, alors dj, n’tait-elle pas volontairement, l’gard de la Russie, dans la situation o se trouvent aujourd’hui, forcment, la Moldavie et la Valachie, n’tait-elle pas alors comme maintenant gouverne par les chargs d’affaires de la Russie et par ce proconsul du tzar qui porte le titre de roi de Prusse?
L’Angleterre seule se maintint noblement sur le pied d’une amicale indpendance, mais l’Angleterre ne fit rien non plus pour les Polonais: elle songeait peut-tre ses propres torts envers l’Irlande. Le gouvernement russe n’en mrite pas moins de haine-et de reproches, je prtends seulement faire aussi retomber cette-haine sur tous les autres gouvernements, car on ne doit pas les sparer l’un de l’autre,’ce ne sont que les variations d’un mme thme.
Les derniers vnements nous ont beaucoup appris, l’ordre, rtabli en Pologne, et la prise de Varsovie sont relgus l’ar-rire-plan, depuis que l’ordre rgne Paris et que Rome est prise, depuis qu’un prince prussien prside chaque jour de nouvelles fusillades, et que la vieille Autriche, dans le sang jusqu’aux genoux, essaie d’y rajeunir ses membres paralyss.
Le temps est pass d’attirer l’attention sur la Russie et les Cosaques. La prophtie de Napolon a perdu son sens: peut-tre est-il possible d’tre la fois rpublicain et cosaque. Mai& il y a une chose videmment impossible, c’est d’tre rpublicain et bonapartiste. Honneur aux jeunes Polonais! eux, les offenssr les dpouills, eux qui le gouvernement russe a ravi la patrie et les biens, ce sont eux qui, les premiers, tendaient la main au Peuple russe, ils ont spar la cause du Peuple de celle de son gouvernement. Si les Polonais ont pu dompter notre gard leur juste haine, les autres Peuples pourront aussi bien dompter leur panique effroi.
Mais revenons aux crits sur la Russie. Il n’a paru dans ces dernires annes que deux ouvrages importants: le voyage de Gustine (1842) et le voyage de Haxthausen (1847) {II va sans dire que nous ne parlons pas ici des articles publis et l, dans diffrents journaux, sur la Russie. A l’exception des ouvrages que nous venons d’indiquer, nous ne connaissons rien, qui offre un tout,. un ensemble. Il y a sans doute d’excellentes observations dans le Voyage zoologique de Blasius, dans les Tableaux de la littrature russe de Knig. On peut relever certains passages dans les froides compilations de Schnitzler, qui ne sont pas exemptes d’une influence officielle… Mais tout ce qui est mystres, secrets, mmoires de diplomates, etc., n’appartient en rien au domaine d’une littrature srieuse.— Le livre de Haxthausen a paru en allemand et en franais.}. L’ouvrage de Custine a t dans toutes les mains, il a eu cinq ditions, le livre de Haxthausen, au contraire, est trs peu connu, parce qu’il s’applique un objet spcial. Ces deux crits sont particulirement remarquables, non comme opposs entre eux, mais parce qu’ils reprsentent les deux cts dont se compose, en effet, la vie russe. Custine et Haxthausen diffrent dans leurs rcits, parce qu’ils parlent de choses diverses. Chacun d’eux embrasse une sphre diffrente, mais il n’y a point entre eux de contradiction. C’est comme si l’un dcrivait le climat d’Arkan-gel, l’autre celui d’Odessa: tous deux restent toujours en Russie. Custine, par sa lgret d’esprit, est tomb dans de grandes mprises, par sa prdilection pour les phrases, il s’est laiss entraner d’normes exagrations d’loge ou de blme, mais il est d’ailleurs un boa et fidle observateur. Il s’abandonne tout d’abord la premire impression et ne rectifie jamais un jugement une fois port. De l vient que son livre fourmille de contradictions, mais ces contradictions mmes, loin de cacher la vrit au lecteur attentif, la lui montrent sous plusieurs cts. Lgitimiste et jsuite, il vint en Russie avec la plus grande vnration pour les institutions monarchiques, il la quitta, en maudissant l’autocratie aussi bien que l’atmosphre empeste qui l’entoure.
Le voyage, comme on voit, profita Custine. A son arrive en Russie, il ne vaut pas mieux, lui-mme que tous les courtisans, auxquels il lance les traits de sa satire. A moins peut-tre qu’on ne lui fasse un titre d’estime de ce qu’il accepta volontairement le rle que ceux-ci remplissaient comme un devoir?
Je ne crois pas qu’aucun courtisan ait mis autant’d’affectation relever chaque parole, chaque geste de l’impratrice, a parler du cabinet et de la toilette de l’impratrice, de l’esprit et de l’amabilit de l’impratrice, aucun n’a si souvent rpt l’empereur qu’il tait plus grand que son Peuple (Custine alors ne connaissait le Peuple russe que par les cochers de fiacre de Ptersbourg), plus grand que Pierre Ier, que l’Europe ne lui rendait pas justice, qu’il tait un grand pote et que ses posies l’attendrissaient jusqu’aux larmes.
Une fois dans la sphre de la cour, Custine ne la quitte pas, il ne sort pas des antichambres et s’tonne de n’y trouver que des valets, c’est aux gens de cour qu’il s’adresse pour en tirer des informations. Ceux-ci savent qu’il est crivain, ils craignent son bavardage et le trompent. Custine est indign, il s’irrite et met le tout sur le comDte du Peuple russe, il va Moscou, il va Nijni-Novgorod, mais partout il est Ptersbourg, partout l’atmosphre de Ptersbourg l’environne et donne aux objets qui passent sous ses yeux une teinte uniforme.
Aux relais seulement, il jette de rapides coups d’il sur la vie du Peuple, il fait d’excellentes remarques, il prophtise ce Peuple un avenir colossal, il ne peut assez admirer la beaut et l’agilit du paysan, il dit qu’il se sent beaucoup plus libre Moscou, que l’air y est moins lourd et que les hommes y vivent plus contents.
Il dit, — et poursuivant sa marche sans se mettre en peine le moins du monde d’accorder ces observations avec celles qui ont prcd, sans s’tonner de rencontrer chez un seul et mme Peuple des qualits tout—fait opposes,— il ajoute: ‘La Russie aime l’esclavage jusqu’ la passion’. Et ailleurs: ‘Ce Peuple est si grandiose crue mme dans чеэ vices il est plein de force et de grce’.
Custine n’a pas seulement nglig la manire de vivre du Peuple russe (dont il se tint toujours loign), mais il ne savait rien non plus du monde littraire et savant, bien plus rapproch de lui, il connaissait le mouvement intellectuel de la Russie tout aussi peu que ses amis de cour, qui ne se doutaient pas mme, qu’il y et des livres russes et quelqu’un pour les lire, c’est seulement par hasard et l’occasion d’un duel qu’il a entendu parler de Pouchkin.
‘Pote sans initiative’, dit de lui le brave marquis, et oubliant que ce n’est pas des Franais qu’il parle,il ajoute: ‘Les Russes sont gnralement incapables de comprendre nettement quelque chese de profond et de philosophique’. Peut-on aprs cela s’tonner que Custine termine son livre prcisment, comme il l’a commenc, en disant que la cour est tout en Russie?
Franchement, il a raison, par rapport ce monde qu’il avait choisi pour centre de son action, et qu’il nomme lui-mme si excellement le monde des faades. Sans doute, c’est sa faute s’il n’a voulu rien voir derrire ces faades, et l’on aurait quelque droit de lui en faire reproche, car il rpte cent fois dans son livre que l’avenir de la Russie est grand, que plus il apprend connatre ce pays, plus il tremble* pour l’Europe, qu’il voit en lui une puissance grandissant dans sa force, qui s’avance en ennemi contre cette partie du monde qui s’affaiblit chaque jour davantage.
Nous serions donc autoriss, en raison mme de ces prsages, exiger de lui une tude un peu plus approfondie de ce Peuple, nanmoins nous devons avouer que s’il a nglig les deux tiers de la vie russe, il en a compris trs bien le dernier tiers et Га dpeint de main de matre en beaucoup d’endroits. Quoiqu’en dise l’autocratie de la cour de Ptersbourg, encore faut-il qu’elle accorde que le portrait est frappant dans ses traits principaux.
Custine sentait lui-mme qu’il n’avait tudi que la Russie gouvernementale, la Russie de Ptersbourg. Il prend comme pigraphe le passage de la Bible: ‘Tel le prince de la ville, tels sont aussi les citoyens’. Mais ces paroles ne conviennent pas la Russie dans sa priode actuelle. Le prophte pouvait le dire des Juifs de son, temps, comme] aujourd’hui chacun peut le dire de l’Angleterre. La’ Russie ne s’est pas encore forme. La priode de Ptersbourg fut une rvolution ncessaire en son temps, mais dont la ncessit est dj moindre aujourd’hui.
Rien ne saurait tre plus oppos au brillant et lger marquis de Custine, que le flegmatique agronome westphalien, baron de Haxthausen, conservateur, rudit de vieille souche et l’observateur le plus bienveillant du monde. Haxthausen vint en Russie dans un but qui n’y avait amen encore personne avant lui. Il voulait tudier fond les murs des paysans russes. Aprs s’tre occup longtemps d’conomie rurale en Allemagne, il rencontra par hasard quelques dbris des institutions de la commune rurale chez les Slaves, il s’en merveilla d’autant plus, qu’il les trouva entirement opposes toutes les autres institutions du mme genre.
Cette dcouverte le frappa tellement qu’il vint en Russie pour y examiner de prs les communes rurales. Haxthausen, instruit ds son enfance que toute puissance vient de Dieu, habitu ds ses plus jeunes ans vnrer tous les gouvernements, Haxthausen ayant conserv les ides politiques du temps de Puffendorf et de Hugo Grotius, ne pouvait se dfendre d’admirer la cour de Ptersbourg. Il se sentait cras par cette puissance qui a six cent mille soldats pour sa dfense et neuf mille verstes de terrain pour ses bannis. Etonn et ananti par la grandeur effrayante de cette’ autocratie, il quitta heureusement bientt Ptersbourg, resta quelque temps Moscou et s’clipsa pour toute une anne.
Cette anne, Hasthausen l’employa une tude approfondie de la commune rurale en Russie. Le rsultat de ses recherches ne fut pas tout fait semblable celui de Custine. Il dit, en effet, qu’en Russie, la commune rurale est tout. L, suivant l’opinion du baron, est Да clef du pass de la Russie et le germe de son avenir, la monade vivifiante de l’Etat russe. ‘Chaque commune rurale, dit-il, est, en Russie, une petite Rpublique, qui se gouverne elle-mme pour ses affaires intrieures, qui ne connat ni proprit foncire personnelle, ni proltariat, qui a lev l’tat de fait accompli depuis longtemps une partie des utopies socialistes, on se sait pas vivre autrement ici, et l’on n’y a mme jamais autrement vcu’.
Je partage entirement l’opinion de Haxthausen, mais je crois qu’en Russie la commune rurale n’est pas tout non plus. Haxthausen a vraiment saisi le principe vivifiant du Peuple russe, mais, dans sa prvention native pour tout ce qui est patriarcal et, sans aucun talent de critique, il n’a pas vu, que c’est prcisment le ct ngatif de la vie communale qui a provoqu la raction de Ptersbourg. S’il n’y avait pas eu complte absorption de la personnalit dans la commune, cette autocratie, dont parle Custine avec un si juste effroi, n’aurait pu se former.
Il me semble qu’il y a dans la vie russe quelque chose de plus lev que la commune et de plus fort que le pouvoir, ce quleque chose est difficile exprimer pardes-mots, et plus difficile encore indiquer du doigt. Je parle de cette force intime n’ayant pas entirement conscience d’elle-mme, qui tenait si merveilleusement le Peuple russe sous le joug des hordes mongoles et de la bureaucratie allemande, sous le knout oriental d’un Tartare et sous la verge occidentale d’un caporal, je parle de cette force intime, l’aide de laquelle s’est conserve la physionomie ouverte et belle et la yive intelligence du paysan russe, malgr la discipline, avilissante du servage, et qui, au commandement imprial de se civiliser, a rpondu, aprs un sicle, par la colossale apparition d’un Pouchkin, je parle de cette force, enfin, et de cette confiance en soi qui s’agite dans notre poitrine. Cette force, en dehors de tous les accidents extrieurs et malgr eux, a conserv le Peupie russe et protg cette foi inbranlable qu’il a en lui-mme: quelle fin?.. C’est ce que le temps nous apprendra.
‘Communes rurales russes et rpublique, villages slaves et institutions sociales’. Ces mots, ainsi accoupls, rsonnent sans doute d’une manire bizarre aux oreilles des lecteurs de Haxt-hausen. Beaucoup, j’en suis sr, demanderont si l’agronome westphalien tait dans son bon sens, et pourtant Haxthausen a parfaitement raison, l’organisation sociale des communes rurales en Russie est une vrit tout aussi grande que la puissante organisation slave du systme politique. Cela est trange!.. Mais n’est-il pas encore plus trange, qu’ ct des frontires europennes un Peuple ait vcu pendant mille ans, qui compte aujourd’hui cinquante millions d’mes, et qu’au milieu du dix-neuvime sicle sa manire de vivre soit pour l’Europe une. nouveaut inoue?
La commune rurale russe subsiste de temps immmorial, et les formes s’en retrouvent assez semblables chez toutes les tribus slaves. L, ou elle n’existe pas, c’est qu’elle a succomb . sous l’influence germanique. Chez les Serbes, les Bulgares et les Montngrins, elle s’est conserve plus pure encore qu’en Russie. La commune rurale reprsente pour ainsi dire l’unit sociale, une personne morale, l’Etat n’a jamais d aller au-del, elle est le propritaire, la personne imposer, elle est responsable pour tous et chacun, et par suite autonome en tout ce qui concerne ses affaires intrieures.
Son principe conomique est l’antithse parfaite de la clbre proposition de Malthus: elle laisse chacun sans exception prendre place sa table. La terre appartient la commune et non ses membres en particulier, ceux-ci appartient le droit inviolable d’avoir autant de terre que chaque autre membre en possde au dedans de la mme commune, cette terre lui est donne, comme possession sa vie durant, il ne peut et n’a pas besoin non plus de la lguer par hritage. Son fils, aussitt qu’il a atteint l’ge d’homme, a le droit, mme du vivant de son pre, de rclamer de la commune une portion de terre. Si le pre a beaucoup d’enfants, tant mieux, car ils reoivent de la commune une portion de terre d’autant plus grande, la mort de chacun des membres de la famille, la terre revient la commune.
Il arrive frquemment, que des vieillards trs gs rendent leur terre et acquirent par l le droit de ne point payer d’impts. Un paysan, qui quitte pour quelque temps sa commune, ne perd pas pour cela ses droits sur la terre, ce n’est que par l’exil qu’on peut la lui retirer, et la commune ne peut prendre part une dcision de cette sorte que par un vote unanime, elle n’a cependant recours ce moyen que dans les cas extrmes. Enfin, un paysan perd aussi ce droit dans le cas o, sur sa demande, il est affranchi de l’union communale. Il est alors autoris seulement prendre avec lui son bien mobilier, rarement lui permet-on de disposer de sa maison ou de la transporter. De cette sorte, le proltariat rural est chose impossible.
Chacun de ceux qui possdent une terre, dans la commune, c’est—dire chaque individu majeur et impos, a voix dans les intrts de la commune. Le prsident et ses adjoints sont choisis dans une assemble gnrale. On procde de mme pour dcider les procs entre les diffrentes communes, pour partager la terre et rpartir les impts. (Car c’est essentiellement la terre qui paie et non la personne. Le gouvernement compte seulement les ttes, la commune complte le dficit de ses impts par ttes au moyen d’une rpartition particulire, et prend pour unit le travailleur actif, c’est—dire le travailleur qui a une terre son usage.)
Le prsident a une grande autorit sur chaque membre, mais non sur la commune, pour peu que celle-ci soit unie, elle peut trs bien contrebalancer le. pouvoir du prsident, l’obliger mme renoncer sa place, s’il ne veut pas se plier leurs vux. Le cercle de son activit est d’ailleurs entirement administratif, toutes les questions qui vont au-del d’une simple police, sont rsolues, ou d’aprs les coutumes en vigueur, ou par le conseil des Anciens, ou enfin par l’Assemble gnrale. Haxthausen a commis ici une grande erreur en disant que le prsident administre despotiquement la commune. Il ne peut agir despotiquement que si toute la commune est pour lui.
Cette erreur a conduit Haxthausen voir dans le prsident de la commune l’image de l’autorit impriale. L’autorit impriale, rsultat de la centralisation moscovite et de la rforme de Ptersbourg, n’a pas de contre-poids, tandis que l’autorit du prsident, comme avant la priode moscovite, dpend de la commune.
Que l’on considre maintenant que chaque Russe qui n’est point citadin ou noble, doit appartenir une commune, et que le nombre des habitants des villes, par rapport la population des campagnes, est extrmement restreint. Le plus grand nombre des travailleurs des villes appartient aux communes rurales pauvres, surtout celles qui ont peu de terre, mais, comme il a t dit, ils ne perdent pas leurs droits dans la commune, ainsi les fabricants doivent ncessairement payer aux travailleurs un peu plus que ne leur rapporterait le travail des champs.
Souvent ces travailleurs se rendent dans les villes pour l’hiver seulement, d’autres y restent pendant des annes, ces derniers forment entre eux de grandes associations de travailleurs, c’est une sorte de commune russe mobilise. Ils vont de ville en ville (tous les mtiers sont libres en Russie), et leur nombre s’lve souvent jusqu’ plusieurs centaines, quelquefois mme jusqu’ mille, il en est ainsi, par exemple, des charpentiers et des maons Ptersbourg et Moscou et des voituriers sur les grandes routes. Le produit de leur travail est administr par des directeurs choisis et partag d’aprs l’avis de tous.
Ajoutez que le tiers des paysans appartient la noblesse. Les droits du seigneur sont un honteux flau qui pse sur une partie du Peuple russe, d’autant plus honteux, qu’ils ne sont en rien autoriss par la loi, et qu’ils rsultent uniquement d’un accord immoral avec un gouvernement qui, non seulement tolre les abus, mais qui les protge par la puissance de ses baonnettes. Nanmoins, cette situation, malgr l’insolent arbitraire des propritaires nobles, n’exerce pas une grande influence sur la commune.
Le seigneur peut rduire ses paysans au minimum de la terre, il peut choisir pour lui le meilleur sol,, il peut agrandir ses bien-fonds, et, par l, le travail du paysan, il peut augmenter les impts, mais il ne peut pas refuser au paysan une portion de terre suffisante, et la terre, une fois appartenant la commune, demeure compltement sous son administration, la mme en principe, que celle qui rgit les terres libres, le seigneur ne se mle jamais dans ses affaires, on a vu des seigneurs qui voulaient introduire le systme europen du partage parcellaire des terres et la proprit prive.
Ces tentatives provenaient pour la plupart de la noblesse des provinces de la Baltique, mais elles chourent toutes et finirent gnralement par le massacre des seigneurs ou par l’incendie de leurs chteaux, car tel est le moyen national, auquel le paysan russe a recours pour faire connatre qu’il proteste {Par les documents que publie le ministre de l’Intrieur, on voit que gnralement chaque anne, dj avant la dernire rvolution de 1848, 60 70 seigneurs fonciers taient massacrs par leurs paysans. N’est-ce pas l une protestation permanente contre l’autorit illgale de ces mmes seigneurs?}. Les colons trangers ont au contraire souvent accept les institutions communales de la Russie. Il est impossible de briser en Russie la commune rurale, moins que le gouvernement ne se dcide dporter ou supplicier quelques millions d’hommes.
L’effroyable histoire de l’introduction des colonies militai res a montr ce que c’est que le paysan russe quand on l’attaque dans sa dernire forteresse. Le libral Alexandre emporta les villages d’assaut, l’exaspration des paysans grandit jusqu’ la fureur la plus tragique: ils gorgrent leurs enfants pour les soustraire aux institutions absurdes qui leur taient imposes par la baonnette et la mitraille. Le gouvernement, furieux de cette rsistance, poursuivit ces hommes hroques, il les fit battre de verges jusqu’ la mort, et, malgr toutes ces cruauts et ces horreurs, il ne put rien obtenir. La sanglante insurrection de la Staraa-Roussa, en 1831, a montr combien peu ce malheureux Peuple se laisse dompter. Aprs que le gouvernement eut comprim la rvolte, il lui fallut encore cder la ncessit, et se contenter du mot, ne pouvant obtenir la chose.
Voil prcisment pourquoi la Rvolution opre par Pierre Ier fut si passivement accueillie par les paysans et rencontra si peu de rsistance, c’est qu’elle passait au-dessus de leur tte. Le gouvernement ne commence prendre des mesures gnrales, .l’gard des paysans, que depuis qu’en 1838 il a cr le ministre du domaine de l’Etat. Ce n’est point une mauvaise ide, de secouer un peu la commune, car la vie de village, comme tout communisme, absorbait compltement la personnalit.
L’individu, habitu se reposer de tout sur la commune, est perdu ds qu’il en est spar, il devient faible, il ne trouve en lui ni force, ni ressort, au moindre pril il court bien vite se rfugier sous la protection de cette mre, qui tient ainsi ses enfants dans un tat constant de minorit et exige d’eux une obissance passive. Il y a trop peu de mouvement dans la commune, elle ne reoit aucune impulsion du dehors qui excite en elle le progrs, point de concurrence, point de lutte intrieure, qui produise la varit et le mouvement, en donnant l’homme sa part de terrain, elle le dispense de tout souci
L’organisation communale endormait le Peuple russe, et ce sommeil devenait chaque jour plus profond, jusqu’ ce qu’enfin Pierre Ier veilla brutalement une partie de la nation. Il provoqua artificiellement une sorte de lutte et d’antagonisme, et ce fut l prcisment l’uvre, providentielle de la priode de Ptersbourg.
Avec le temps, cet antagonisme est devenu naturel. C’est un bonheur que’nous ayons si peu dormi, peine veills, nous nous trouvons en face de l’Europe, et tout’d’abord notre manire de vivre naturelle, demi-sauvage, rpond mieux l’idal rv par l’Europe, que la manire de vivre du monde civilis germano-romain, ce qui n’est encore pour l’Occident qu’une esprance, vers laquelle tendent ses efforts, est le fait mme par o nous dbutons, nous, qui sommes opprims par l’absolutisme imprial, nous allons la rencontre du Socialisme comme les anciens Germains, les adorateurs^de Thor et d’Odin, marchaient au-devant du christianisme.
On dit que tous les Peuples sauvages ont ainsi commenc par une commune analogue, qu’elle exisfa chez les Germains dans son complet dveloppement, mais que partout elle a d disparatre avec les commencements de la civilisation. On en conclut que le mme sort attend la commune russe, mais je ne vois pas que la Russie doive ncessairement subir toutes les phases du dveloppement europen, je ne vois pas davantage pourquoi la civilisation de l’avenir serait invariablement soumise aux mmes conditions d’existence que la civilisation du pass.
La commune germaine est tombe en prsence de deux ides sociales compltement opposes la vie communale: la fodalit et le droit romain. Nous, par bonheur, nous nous prsentons, avec notre commune, une poque o la civilisation anticommunale aboutit l’impossibilit absolue de se dgager, par ses principes, de la contradiction entre le droit individuel et le droit social. Pourquoi la Russie perdrait-elle maintenant sa commune rurale, puisqu’elle a pu la conserver pendant toute la priode de son dveloppement politique, puisqu’elle l’a conserve intacte sous le joug pesant du tzarisme moscovite, aussi bien que sous l’autocratie l’europenne des empereurs?
Il lui est bien plus facile de se dtacher d’une administration cre par la force, et sans racines aucunes dans le Peuple, que de renoncer la commune, mais, dit-on, par ce partage continu du sol, la vie communale trouvera sa limite naturelle dans l’accroissement de la population. Quelque grave en apparence que soit cette objection, il suffit, pour l’carter, de rpondre que la’Rus-sie possde encore des terres pour tout un sicle et que, dans cent ans, la brlante question de possession et de proprit sera rsolue d’une faon ou de l’autre. Il y a plus dire. L’affranchissement des biens nobles, la possibilit de passer d’une province plus peuple dans une autre mal peuple, offrent aussi de grandes ressources.
Beaucoup, et parmi eux Haxthausen, disent que, par suite de cette instabilitdans la possession, la culture du sol ne prend aucun accroissement, le possesseur temporaire du sol, ne considrant jamais que le profit qu’il en tire sans y chercher son intrt, sans y placer son capital,— cela peut bien tre, mais les amateurs agronomes oublient que l’amlioration de l’agriculture, dans le systme occidental de la possession, laisse la plus grande partie de4 la population sans un morceau de pain, et je ne crois pas que la| fortune croissante de quelques fermiers et le progrs de l’agriculture, comme art, puissent tre considrs, par l’agriculture elle-mme, comme un juste ddommagement de l’horrible situation du proltariat affam.
L’esprit de la constitution communale a pntr de bonne heure toutes les sphres de la vie populaire en Russie. Chaque ville, sa manire, reprsentait une commune, elle avait ses assembles gnrales, et, sur les questions qui se* prsentaient, elle se prononait l’unanimit, la minorit, ou donnait son assentiment la majorit, ou la combattait sans se soumettre, trs souvent elle abandonnait la ville et il y a mme des exemples qu’elle fut frquemment annihile.
Dans cette minorit inflexible, on peut reconnatre le fier veto des magnats polonais. L’autorit princire, en prsence [des tribunaux composs de jurs qui dcidaient verbalement par une sentence arbitrale, en face du droit de libres assembles dans les villes, et, d’ailleurs, sans arme permanente, ne pouvait grandir dans sa force, on le comprendra surtout si l’on ne perd pas de vue combien les besoins de la vie sont borns chez un Peuple livr aux travaux de l’agriculture. La centralisation moscovite mit un terme cet tat de choses, Moscou fut pour la Russie un premier Ptersbourg. Les grands-ducs de Moscou, dposant ce titre pour prendre celui de tzar de toutes les Russies, tendirent une toute autre puissance que celle dont avaient joui leurs prdcesseurs.
L’exemple les entrane: ils taient tmoins de la puissance des empereurs grecs de Byzance, et de celle des kans mogols de la horde principale de Tamerlan, connue sous le nom e’JIorde d’Or. Et, de fait, l’autorit des tzars a revtu, dans son dveloppement, le double caractre de ces deux puissances. A chaque pas que firent les tzars moscovites dans la voie du despotisme, l’autorit du Peuple alla s’affaiblissant. La vie s’est resserre, s’est appauvrie progressivement dans chacune de ses parties, seule la commune rurale s’est maintenue constamment dans sa modeste sphre.
La fatalit de l’poque qui suivit le rgne de Pierre ne se fit sentir que lorsque les tzars moscovites eurent ralis leur centralisation, car celle-ci n’tait importante que parce qu’elle se composait de diverses parties d’un fdralisme princier, d’une race unie par les liens du sang, un puissant ensemble, mais elle ne pouvait aller plus loin, car, au fond, elle ne savait pas prcisment pourquoi et dans quel but elle runissait ces parties parses. C’est en quoi se rvla tout ce qu’A y avait de misrable dans l’ide intime de la priode moscovite: elle ne savait pas elle-mme, o la conduirait la centralisation politique.
Tant qu’elle eut l’extrieur un mobile d’action, comme la lutte avec les Tartares, les Lithuaniens et les Polonais, les forces qu’elle avait en elle trouvrent s’occuper et se rpandre, mais lorsque le Peuple, aprs l’interrgne de 1612, dans lequel il fit preuve d’une merveilleuse nergie, retomba dans son repos, le gouvernement s’ossifia alors dans l’apathie d’un formalisme oriental.
L’Etat, encore plein de jeunesse et de vigueur, se couvrit, comme une eau dormante, d’une cume verdtre, le temps des premiers Romanoff fut une vieillesse anticipe et si lourdement assoupie, que le Peuple ne put alors se dlasser des secousses prcdentes. Dans la Russie des tzars, comme dans la commune rurale, manquait compltement tout ferment, tout levain, il n’y avait ni minorit remuante, ni principe de mouvement. Ce ferment, ce levain, cette individualit rebelle parut, et ce fut sur le trne.
Pierre Ier a fait infiniment de bien et de mal la Russie, mais le fait, qui lui mrite surtout la reconnaissance des Russes, c’est l’impulsion qu’il a donne tout le pays, c’est le mouvement qu’il a imprim la nation, et qui, depuis lors, ne s’est pas ralenti. Pierre Ier a compris la force secrte de son Peuple, ainsi que l’obstacle qui nuisait au dveloppement de cette force, avec l’nergie^ d’un rvolutionnaire et l’opinitret d’un autocrate, il rsolut de briser compltement avec le pass: murs, usages, lgislation, en un mot—avec tout l’ancien organisme politique.
Il est fcheux que Piermler n’ait eu devant les yeux d’autre idal que le rgime europen. Il ne vit pas que ce qu’il admirait dans la civilisation de l’Europe, n’tait en aucune faon attach aux formes politiques alors subsistantes, mais se soutenait bien plutt en dpit de ces formes, il ne vit pas que ces formes elles-mmes ne reprsentaient rien autre chose que le rsultat de deux mondes dj passs, et qu’elles taient marques du sceau de la mort, comme le byzantisme moscovite.
Les formes politiques du dix-septime sicle taient le dernier mot de la centralisation monarchique, le dernier rsultat de la paix de Westphalie. C’tait le temps de la diplomatie, de la chancellerie et du rgime de caserne, le commencement de ce froid despotisme, dont les allures gostes ne purent tre anoblies, mme par le gnie de Frdric II, le prototype de tous les caporaux petits et grands.
Ces formes politiques n’attendaient elles-mmes, pour disparatre, que leur Pierre Ier: la Rvolution franaise. Afranchi des traditions, vainqueur de la dernire, Pierre Ier jouissait de la plus grande libert. Mais son me manquait de gnie et de puissance cratrice: il tait subjugu par l’Occident et il en devint le copiste. Hassant tout ce qui tait de l’ancienne Russie, bon et mauvais, il imita tout ce qui tait europen, mauvais et bon. La moiti des formes-trangres qu’il transplanta en Russie, tait compltement antipathique l’esprit du Peuple russe.
Sa tche n’en devint que plus difficile, et cela sans aucun profit. Il aimait par instinct prophtique la Russie de l’avenir, il caressait l’ide d’une puissante monarchie russe, mais il ne faisait aucun compte du Peuple. Indign de la stagnation et de l’apathie gnrales, il voulut renouveler le sang aux veines de la Russie, et, pour oprer cette transfusion, il prit un sang, dj vieux et corrompu. Et puis, avec tout le temprament d’un rvolutionnaire, Pierre Ier fut toujours nanmoins un monarque. Il aimait passionnment la Hollande et reconstruisait sa chre Amsterdam sur les bords de la Neva, mais il empruntait fort peu de choses aux libres institutions des Pays-Bas. Non seulement il ne restreignit pas la puissance des tzars, mais il l’agrandit encore en lui livrant tous les moyens de l’absolutisme europen et en renversant toutes les barrires qu’avaient leves jusqu’alors les murs et les coutumes.
En mme temps qu’il se rangeait sous les bannires de la civilisation, Pierre Ier empruntait nanmoins un pass, qu’il rpudiait, le knout et la Sibrie, pour rprimer toute opposition, toute parole courageuse, tout acte de libert.
Reprsentez-vous maintenant l’unioji du tzarisme moscovite avec le rgime des chancelleries allemandes, avec la procdure inquisitoriale emprunte au code militaire prussien, et vous comprendrez comment l’autorit impriale en Russie a laiss loin derrire elle le despotisme de Rome et de Byzance.
L’agreste Russie se pliant tout en apparence, n’a rellement rien accept de cette rforme. Pierre Ier sentait cette rsistance passive, il n’aimait pas le paysan russe et n’entendait rien non plus sa manire de vivre. Il a fortifi, avec une lgret coupable, les droits de la noblesse et resserr encore la chane du servage, il a tent le premier d’organiser ces absurdes institutions, or, les organiser, c’tait en mme temps les reconnatre et leur donner une base lgale. Ds lors, le paysan russe se renferma plus troitement que jamais au sein de sa commune, et ne s’en carta qu’en jetant autour de lui des regards dfiants et en faisant force signes de croix. Il cessa de comprendre le gouvernement, il vit dans l’officier de police et le juge un ennemi, il vit dans le seigneur terrien une puissance brutale contre laquelle il ne pouvait rien faire.
Il commena ds lors ne voir dans tout condamn qu’un malheureux: seul mot qui dsigne tout condamn dans ce pays, o il semble ne plus y avoir que des victimes et des bourreaux, mentir sous le serment et nier tout, quand il tait interrog par un homme qui se prsentait en uniforme et qui lui semblait le reprsentant du gouvernement allemand. Cent cinquante ans, loin de les rconcilier avec le nouvel ordre des choses, l’en ont encore loign davantage. Que nous autres, nous ayons t levs dans la rforme de Pierre, que nous ayons suc le lait de la civilisation europenne, que la vieillesse de l’Europe nous ait t inocule, de telle sorte que ses destins soient devenus les ntres, la bonne heure! mais il en est tout autrement du paysan russe.
Il a beaucoup support, beaucoup souffert, il souffre beaucoup cette heure, mais il est rest lui-mme. Quoique isol dans sa petite commune, sans liaison avec les siens, tous disperss sur cette immense tendue du pays, il a trouv dans une rsistance passive, et dans la force de son caractre, les moyens de se conserver, il a courb profondment la tte, et le malheur a pass souvent sans le toucher, au-dessus de lui, voil pourquoi, malgr sa position, le paysan russe possde tant de force, tant d’agilit, tant d’intelligence et de beaut, qu’ cet gard il a excit l’tonnement de Custine et d’Haxthausen.
Tous les voyageurs rendent justice aux paysans russes, mais ils font grand bruit de leur impudente friponnerie, de leur fanatisme religieux, -de leur idoltrie, pour le trne imprial.
Je crois, qu’on peut trouver quelque chose de ces dfauts dans le Peuple russe, et je me fonde en particulier sur ce que ces dfauts sont communs toutes les nations europennes. Ils tiennent troitement notre civilisation, l’ignorance des masses et leur pauvret. Les Etats europens ressemblent au marbre poli, ils ne brillent qu’ la surface, mais, au fond et dans leur ensemble, ils sont grossiers.
Je comprends qu’on puisse accuser la civilisation, les formes sociales actuelles, tous les Peuples ensemble, mais je trouve qu’il y a inhumanit sans profit s’attaquer un Peuple en particulier, et condamner en lui les vices de tous les autres, c’est d’ailleurs une troitesse d’esprit, qui n’est permise qu’aux Juifs, de tenir sa nation pour un Peuple choisi. A cet gard les derniers vnements politiques ont d tre pour nous une grande leon, presque tous les crivains n’ont-ils pas, nagure, accus de ces mmes dfauts, les Romains et les Viennois, en y ajoutant mme le reproche de lchet?
La rvolution d’octobre et le triumvirat romain ont rhabilit la rputation de ces villes. Mais ce n’est pas tout. Il est trs vrai que le paysan russe, toutes les fois qu’il le peut, trompe le gentilhomme et l’officier public, qui ne s’abstiennent de le tromper leur tour que parce qu’ils trouvent beaucoup plus simple de le dpouiller. Tromper ses ennemis, en pareil cas, c’est faire preuve d’intelligence. Au contraire, les ‘paysans russes, dans leurs rapports entre eux, se montrent pleins d’honneur et de loyaut. La preuve, c’est que jamais ils ne dressent entre eux de contrat par crit. La terre est partage dans les communes, et l’argent dans les associations de travailleurs. A peine, dans l’espace de dix annes et plus, se produit-il cet gard, deux ou trois procs.
Le Peuple russe est religieux parce qu’un Peuple, dans les circonstances politiques actuelles, ne peut pas tre sans religion. Une conscience claire est une consquence du progrs, la vrit et la pense, jusqu’ prsent, n’existent que pour le petit nombre. Au Peuple, la religion tient lieu de tout, elle rpond toutes ses questions d’esthtique et de philosophie qui se rencontrent tous les degrs dans l’me humaine. La posie fantastique de la religion sert de dlassement aux travaux prosaques de l’agriculture et de la coupe des foins. Le paysan russe est suuersti-tieux, mais indiffrent l’gard de la religion, qui, d’ailleurs, est pour lui lettre close. Il observe exactement toutes les pratiques extrieures du culte, pour en avoir le cur net, il va le dimanche la messe, pour ne plus penser de six jours l’glise. Les prtres, il les mprise comme des paresseux, comme des gens avides qui vivent ses dpens. Dans toutes les obscnits populaires, dans toutes les chansons des rues, le hros, objet de ridicule et de mpris, est toujours le pope et le diacre ou leurs femmes
Quantit de proverbes tmoignent de l’indiffrence des Rus ses en matire de religion: ‘Tant que le tonnerre ne gronde pas et que l’clair ne frappe pas, le paysan ne se signe pas’. ‘Fie-toi en Dieu, mais encore plus en toi’. Custine raconte que le postillon’ qui dfendait, en plaisantant, son penchant de petits larcins, disait: ‘C’est une chose inne dans l’homme, et si le Christ n’a pas vol, c’est qu’il en tait empch par les blessures de ses mains’. Tout cela montre que l’on ne rencontre chez ce Peuple ni le fanatisme farouche que nous trouvons en Belgique et Lucerne, ni cette foi austre, froide et sans esprance, que l’on remarque Genve et en Angleterre, comme en gnral chez les Peuples qui ont t longtemps sous l’influence des jsuites’ et des calvinistes.
Dans le sens propre du mot, les schismatiques seuls sont religieux. La raison n’en est pas seulement dans le caractre national, mais dans la religion elle-mme. L’Eglise grecque n’a jamais t extraordinairement propagandiste et expansive, plus fidle que le catholicisme la doctrine vanglique, sa vie, par cela mme, s’est rpandue moins au dehors, mrie sur le sol putrfi de Byzance, elle s’est concentre dans l’intrieur des cellules monastiques, elle s’est occupe, surtout, de controverse thologique et de questions de thorie, subjugue par le pouvoir temporel, elle s’est loigne, en Russie, plus encore que dans l’empire byzantin, des intrts de la politique. A partir du dixime sicle jusqu’ Pierre Ier on ne connat qu’un seul prdicateur populaire, et, celui-l, le patriarche lui imposa silence.
Je regarde comme un grand bonheur pour le Peuple russe, Peuple aisment impressionnable et doux de caractre, qu’il n’ait pas t corrompu par le catholicisme. Il a ainsi chapp en mme temps un autre flau. Le catholicisme, comme certaines affections malignes, ne peut se traiter que par des poisons, il trane fatalement aprs lui le protestantisme qui n’affranchit d’un ct.les esprits que pour les mieux enchaner de l’autre. Enfin la Russie, n’appartenant pas la grande unit de l’Eglise d’Occident, n’a pas besoin non plus de se mler l’histoire de l’Europe.
Je n’ai pas trouv davantage dans le Peuple russe qu’il ft bien affectionn au trne et prt se dvouer pour lui. Il est vrai que le paysan russe voit dans l’empereur un protecteur contre ses ennemis immdiats, qu’il le considre comme la plus haute expression de la justice, et qu’il croit son droit divin, comme y croient plus ou- moins tous les Peuples monarchiques de l’Europe. Mais cette vnration ne se manifeste par aucun acte, et son attachement l’empereur n’en ferait ni un venden, ni un carliste espagnol, cette vnration ne va pas jusqu’ ce touchant amour qui nagure encore ne permettait pas certain Peuple de parler de princes sans verser des larmes.
Il faut aussi avouer que le Peuple russe s’est refroidi dans son amour pour le trne, depuis que, grce la bureaucratie europenne, il s’est dtourn du gouvernement. Un mouvement dynastique, comme celui qui clata, par exemple, en faveur du faux Dmtrius, est aujourd’hui tout fait impossible. Depuis Pierre Ier, le Peuple n’a pris aucune part toutes les rvolutions de Ptersbourg. Quelques prtendants, une poigne d’intrigants et de gardes prtoriennes ont, de 1725 1762, fait passer de main en main le trne imprial. Le Peuple s’est tu impassible et sans s’inquiter que la princesse de Brunswick ou de Courlande, le duc de Holstein ou sa femme, de la famille d’Anhalt-Zerbst, fussent reconnus par la camarilla comme empereurs et Romanoff: ils lui taient tous inconnus, et de plus ils taient Allemands.
L’insurrection de Pougatcheff eut un tqjit autre sens: ce fut la dernire tentative, l’effort suprme du Cosaque et du serf pour s’affranchir du cruel joug qui s’appesantissait visiblement sur eux chaque jour davantage. Le nom de Pierre III ne fut rien qu’un prtexte, ce nom seul n’et pas eu la vertu de soulever quelques provinces. Pour la dernire fois, en 1812, un intrt politique anima le Peuple russe. Ce Peuple est persuad qu’il est impossible de le vaincre chez lui, cette pense est au fond de la conscience de tout paysan russe, c’est l sa religion politique. Lorsqu’il vit l’tranger apparatre en ennemi sur son territoire, il laissa reposer sa charrue et saisit le fusil. En mourant sur le champ de bataille ‘pour le blanc tzar et la sainte mre de Dieu’, comme il disait, il mourait en ralit pour l’inviolabilit du sol russe.
La classe avec laquelle le Peuple russe se trouve en rapport immdiat, est la noblesse provinciale et le corps des employs, qui forment le dernier degr de la Russie civilise. Les employs, profondment corrompus par l’interdiction de toute publicit, reprsentent la classe la plus servile en Russie, son^sort est’compl-tement la merci du gouvernement. La noblesse provinciale, de son ct, non moins corrompue par son droit d’exploitation sur les paysans, est cependant plus indpendante, et, par suite, un peu moins machine que le corps des employs. Il y a encore un peu de vie dans les assembles provinciales, la noblesse fait ordinairement opposition aux gouverneurs et leurs officiers, les moyens ne lui manquent pas pour cela.
Catherine II continua le systme de Pierre Ier, elle accrut et fortifia encore les droits de la noblesse, en mme temps elle prcipita des millions de paysans dans le servage, et paya avec des communes de paysans ses nuits de Cloptre. La noblesse de chaque province a le droit de tenir ses assembles particulires, d’lire ses marchaux et, ce qui est encore plus important, les juges dans les deux premires instances, les prsidents de ces tribunaux et tous les officiers d’administration et de police des districts.
Il est vrai que les autres classes du Peuple ont part ces droits, mais la majorit reste la noblesse, l’exception des autorits municipales et des bourguemestres qui sont lus par les marchands et les bourgeois de la ville. Le gouvernement envoie dans chaque province un gouverneur, un conseil d’administration et de finances, dans chaque ville un officier de police, et pour chaque tribunal un procureur. La noblesse a le droit de contrler le gouverneur dans toutes les affaires d’argent, tout gentilhomme peut, dans sa province et sans aucune restriction, tre lu juge, prsident et marchal. C’est cela que se rduisent toutes les institutions libres.
Si nous passons de la constitution provinciale la constitution de l’Etat, chaque pas, mesure que nous remonterons l’chelle hirarchique, s’effaceront davantage les droits de l’homme et la part des gouverns au gouvernement. La centralisation de Ptersbourg, comme la cime neigeuse d’une montagne, crase tout de son poids glacial et uniforme, plus on s’en approche, moins on dcouvre de traces de vie et d’indpendance. Le snat, le conseil d’Etat, les ministres, ne sont rien que des instruments passifs, les plus hauts dignitaires ne sont rien que des scribes, des sbires, en un mot, des bras tlgraphiques, au moyen desquels le Palais d’hiver de Ptersbourg annonce au pays sa volont.
La noblesse russe, dans la forme qu’elle conserve depuis Pierre Ier, reprsente plutt une prime pour des services rendus, qu’une caste existant par elle-mme, on perd mme la noblesse, d’aprs la loi, quand, dans une famille, deux gnrations successives ne sont pas entres au service de l’Etat. Les chemins qui conduisent la noblesse sont ouverts de tous cts. Il y a cinq ans qu’on a lev, cet gard, quelques difficults, mais elles appartiennent au nombre de ces mesures qui disparaissent sans consquence le jour qui suit l’investiture impriale.
Pierre Ier, avec toute sa puissance, n’aurait pu rien excuter s’il n’avait pas rencontr dj une foule de mcontents. Ces mcontents lui vinrent en aide, c’est d’eux et de tout ce qui servait le nouveau gouvernement, que s’est forme la Russie europenne. Pierre Ier anoblit cette partie de la nation pour l’opposer la Russie agreste. Mais outre que cette classe n’a produit aucune aristocratie ayant force et vigueur, elle a encore absorb en elle l’aristocratie, autrefois puissante, de l’ancienne noblesse, des boyards et des princes {Le droit d’anesse est compltement inconnu en Russie.}. La nouvelle noblesse, se recrutant sans cesse dans toutes les classes, n’acquit un caractre aristocratique qu’ l’gard du paysan, aussi longtemps qu’il restait paysan, c’est—dire l’gard de cette portion du Peuple qui se trouvait aussi place par le gouvernement en dehors de la loi.
Probablement, dans les premiers temps qui suivirent la rforme, tous ces lourds et grossiers boyards, avec leur perruque poudre et leurs bas de soie, ressemblaient fort ces lgants d’Otati qui se pavannent en uniforme rouge anglais avec des paulettes, sans culottes ni chemises. Mais grce notre talent d’imitation, la haute noblesse s’est bientt appropri les manires et la langue des courtisans de Versailles. En adoptant la dlicatesse des formes et des murs de l’aristocratie europenne, elle ne perdit pas tout fait les siennes propres, et, par suite, sa manire de vivre, au temps de Catherine II, offrait un mlange original de sauvage indiscipline et d’ducation de cour, de morgue aristocratique et de soumission semi-orientale. Ces murs taient cependant plutt originales et anguleuses que caricature, elles n’avaient rien de ce ton banal et sans got qui a toujours distingu l’aristocratie allemande.
Entre la haute noblesse qui habite presque exclusivement Ptersbourg, et le proltariat noble des employs et des gentilshommes sans proprit, se trouve l’paisse couche de la moyenne noblesse, dont le centre moral est Moscou. Abstraction faite de la corruption gnrale de cette classe, il faut avouer que c’est en elle que rsident le germe et le centre intellectuel de la prochaine Rvolution. La position de la minorit instruite de cet ordre (cette minorit est assez considrable) est fort tragique, elle est spare du Peuple parce que, depuis quelques gnrations, ses pres se sont attachs a gouvernement civilisateur, et spare du gouvernement parce qu’elle s’est civilise. Le Peuple voit en eux des Allemands, le gouvernement des Franais.
Dans cet ordre si absurdement plac entre la civilisation et le droit de planteur, entre le joug d’un pouvoir illimit et les droits seigneuriaux qu’il possde sur les paysans, dans cet ordre, o l’on rencontre la plus haute culture scientifique de l’Europe, sans la libert de la parole, sans autre affaire que le service de l’Etat, s’agitent une masse de passions et de forces qui, pr-cisment’par dfaut d’issue, fermentent, grandissent et souvent se font jour en produisant quelque individualit clatante, pleine d’excentricit.
C’est de cet ordre qu’est provenu tout le mouvement ilittraire, c’est de lui qu’est soTti Pouchkin, ce Reprsentant le plus complet de l’ampleur et de la richesse de la nature russe, c’est en lui qu’on a vu natre et grandir, le 26 dcembre 1825y cdtt indulgentia plenaria de toute la caste, son arrt, de compt pour tout un sicle.
Dix ans de travaux forcs, vingt-cinq ans d’exil, n’ont pu rompre et courber ces hommes hroques, qui, avec une poigne de soldats, descendirent sur la place d’Isaac pour y jeter le gant l’imprialisme, et faire entendre publiquement: des paroles qui, jusqu’ cette heure, et encore aujourd’hui, se transmettent d’me en me, au sein de la nouvelle gnration.
L’insurrection de 1825 clt la premire poque de la priode de Ptersbourg. La question tait rsolue. La classe in-‘ truite, cette classe du Peuple, qui reste consquente l’impulsion donne par Pierre Ier, prouva alors, par sa haine active, contre le despotisme, qu’elle avait rattrap ses frres d’Occident. Ils se sont trouvs en complte communaut de sentiments et d’opinions avec Rigo, Gonfaloniri et les Carbonari. L’effroi du gouvernement fut d’autant plus grand, qu’il trouva, d’un ct, tous les lments de la noblesse et de la hirarchie militaire impliqus dans l’insurrection, et que, de l’autre, il se souvint qu’aucun lien rel ne l’attachait l’ancien Peuple, rest russe.
Le 26 dcembre a rvl tout ce qu’il y avait d’artificiel, de fragile et de passager dans l’imprialisme de Ptersbourg. Le succs de la Rvolution a tenu un cheveu… Qu’en seraitil advenu? Il est difficile de le dire: mais quel qu’et t le rsultat, on peut hardiment affirmer, que le Peuple et la noblesse auraient tranquillement accept le fait accofnpli.
C’est l prcisment ce que le gouvernement comprit avec terreur. Dans sa dfiance de la noblesse, il voulait se rendre national, et ne russit qu’ se faire l’ennemi’ de toute civilisation. La veine nationale lui manquait compltement. Le gouvernement se montra, tout d’abord,, sombre et dfiant, tout ta corps de police secrte organis neuf, environna l troue. Le gouvernement renia alors les principes de Pierre Ier, dvelopps pendant cent ans. Ge fut une succession de coups, ports toute libert, toute activit intellectuelle, la terreur se dploya chaque jour davantage. On n’osait faire rien imprimer, on n’osait crire une lettre, on allait jusqu’ craindre d’ouvrir la bouche, non seulement en public, mais mme dans sa chambre: tout tait muet.
Les gens instruits sentirent alors, de. leur ct, que le sol au-dessous d’eux n’tait pas celui de la patrie, ils comprirent toute leur faiblesse, et le dsespoir les saisit. Cachant au fond de leur me leurs larmes et leurs douleurs, ils se dispersrent dans leurs campagnes et sur toutes les grandes routes ‘de l’Europe. Ptersbourg, l’exemple du gouvernement, prit un tout autre caractre, ce fut une ville en tat de sige perptuel. La socit rebroussa chemin grands pas.’Les sentiments aristocratiques de la dignit humaine qui, sous Alexandre, avaient gagn beaucoup de terrain, furent refouls jusqu’ rendre possible une loi pour les passeports l’tranger, jusqu’ rendre possible ces murs que vous dpeint Custine.
Mais le travail intrieur se continua, d’autant plus nergique dans ses profondeurs qu’il ne trouvait aucune occasion de se rvler par des faits la surface. De temps en temps retentissaient des voix qui faisaient tressaillir toutes les fibres du cur humain: c’tait un cri de douleur, un gmissement d’indignation, un chant de dsespoir, et, ce cri, ce gmissement, ce chant, se mlait la triste nouvelle du sort encouru par quel-qu’audacieux, forc de chercher l’exil dans les contres du Caucase ou de la Sibrie. C’est ainsi que, dix ans aprs le 26 dcembre, un penseur a jet dans le monde quelques feuilles qui, partout o se trouvent, en Russie, des lecteurs, produisirent une secousse lectrique.
Cet crit tait un reproche calme et sans amertume, il ressemblait un examen sans passion de la situation des Russes, mais c’tait le coup d’il irrit d’un homme profondment offens dans les plus nobles parties de son tre. Svre et froid, il demande compte la Russie de toutes les souffrances qu’elle prpare l’homme pensant, et, aprs les avoir analyses toutes, il se dtourne avec horreur, il maudit la Russie dans son pass, il ddaigne son prsent, et ne prophtise que malheur son avenir. On n’entendait pas de ces voix-l pendant la brillante poque du libralisme un peu exotique d’Alexandre,— elles n’clatrent mme pas dans les posies de Pouchkin, pour les arracher d’une poitrine humaine, il a fallu le poids intolrable d’une terreur de dix ans: il nous a fallu voir la ruine de tous nos amis, la gloire du sige de Varsovie et la pacification de la Pologne.
Tschaadaeff avait tort en beaucoup de points, mais sa plainte tait lgitime et sa voix avait fait entendre une terrible vrit. C’est l ce qui explique son immense retentissement. A Cette poque, tout ce qui est de quelque importance en littrature prend un nouveau caractre. C’en est fait de l’imitation des Franais et des Allemands, la pense se concentre et s’envenime, un dsespoir plus amer et une plus amre ironie de son propre destin clate partout, aussi bien dans les vers de Lermontoff que dans le rire moqueur de Gogol, rire, sous lequel, suivant l’expression de l’auteur, se cachent les larmes.
Si les lments de la vie nouvelle et du mouvement-restrent alors isols, s’ils n’arrivrent pas cette unit qui rgnait avant le 26 dcembre, c’est, avant tout, que les questions les plus importantes devinrent beaucoup plus complexes et plus profondes. Tous les hommes srieux comprirent qu’il ne suffisait plus de se traner la remorque de l’Europe, qu’il existe en Russie quelque chose qui lui est propre et particulier, et qu’il faut ncessairement tudier et comprendre dans le pass et dans le prsent.
Les uns, dans ce qui est propre la Russie, ne virent rien d’hostile ni d’antipathique aux institutions de l’Europe, loin de l, ils prvoyaient le temps, o la Russie, au-del de la priode de Ptersbourg, et l’Europe, au-del du constitutionnalisme, viendraient se rencontrer. Les autres, au contraire, rejetant sur le caractre antinational du gouvernement tout le poids de la situation prsente, confondirent dans une mme haine tout ce qui tient l’Occident.
Ptersbourg enseigna ces hommes mpriser toute civilisation, tout progrs, ils voulaient retourner aux formes troites des temps qui avaient prcd Pierre Ier, et dans lesquels la vie russe se trouverait de nouveau peu prs trangle. Heureusement, le chemin, pour revenir la vieille Russie, s’est depuis longtemps couvert d’une paisse fort, et ni les slavo-philes ni le gouvernement ne russiront la raser.
La lutte de ces partis, a, depuis dix ans, donn la littrature une nouvelle’vie, les journaux ont vu s’accrotre considrablement le nombre de leurs souscripteurs, et, aux cours d’histoire, les bancs de l’universit de Moscou rompaient sous la, foule ds auditeurs. N’oubliez pas que, dans l’excessive pauvret d’organes de l’opinion publique, les questions de littrature et de science se sont transformes en une arne pour les partis politiques. Tel tait l’tat de choses lorsque la Rvolution de Fvrier clata.
Le gouvernement, d’abord tourdi, ne fit rien, mais lorsqu’il vit l’allure humble et soumise de la modeste Rpublique, il reprit bientt ses sens. Le gouvernement russe dclara hautement qu’il se considrait comme le champion du principe monarchique et, prsageant la solidarit de la civilisation avec la Rvolution ( l’exemple de l’Assemble Nationale franaise) il ne cacha pas -qu’il tait prt tout sacrifier pour la cause de l’ordre. Le gouvernement, russe, avec plus d’nergie que cette Assemble, marcha, dans sa cynique hardiesse, l’anantissement de la civilisation et du progrs.
Qu’en adviendra-t-il?.. En Russie, peut-tre, la ruine de tout lment civilisateur. Epouvantable rsultat! Mais la Russie n’en sera pas abme pour cela. Il est mme fort possible que ce rsultat devienne, pour le Peuple, le signal du rveil, et que s’ouvre alors une nouvelle re pour la justice et les droits du Peuple.
Le gouvernement, en attendant, semble avoir oubli, qu’il est n Ptersbourg, qu’il est le gouvernement de la Russie civilise, qu’il est li, lui aussi, par les gages qu’il a donns la civilisation europenne, et qu’en dpit de ses airs actuels d’orthodoxie et de nationalit, le paysan russe le regarde toujours comme allemand.
Le sort du trne de Ptersbourg — admirez la sublime ironie! — est li la civilisation, en l’anantissant il se prcipite dans un abme effroyable, et s’il la laisse grandir, il tombe dans un autre abme.— Il est possible, d’ailleurs, que la Russie, par suite d’une oppression intolrable, se dcompose en un grand nombre de parties, peut-tre aussi se prcipitera-t-elle tout simplement en avant, et, dans son impatience, secouera-t-elle, de dessus son dos vigoureux, les cavaliers maladroits. Tout cela est encore dans l’avenir, et je ne suis pas matre dans l’art de la divination.
Aprs tout ce que j’ai dit, voil la question que l’on s’adresse involontairement. Quelle ide, quelle pense apporte donc ce Peuple dans l’histoire? Jusqu’ prsent, nous voyons seulement qu’il se prsente lui-mme, et c’est l, d’ordinaire, la condition de tout ce qui n’a pas encore mri. Quelle ide apporte un enfant dans la famille? Rien autre chose que la facult, la disposition, la possibilit d’un dveloppement. -Quant savoir si cette possibilit existe, si les mucles de l’enfant sont vigoureux, si ses facults y rpondent, ce sont l des questions abandonnes notre examen.l Et voil prcisment pourquoi j’insiste aujourd’hui plus que jamais sur la ncessit d’tudier la Russie.
En face de l’Europe, dont les forces se sont puises travers les luttes d’une longue vie, se pose un Peuple, dont l’existence commence peine, et qui, sous la dure corce extrieure du tzarisme et de l’imprialisme, a grandi et s’est dvelopp, comme les cristaux croissent sous une gode, l’ecorce du tzarisme moscovite est tombe, aussitt qu’elle est devenue inutile, l’corce de l’imprialisme adhre encore moins fortement l’arbre.
Il est vrai que, jusqu’ prsent, le Peuple russe ne [s’est en rien occup de la question de gouvernement, sa foi a t celle d’un enfant, sa soumission toute passive. Il ne s’est rserv qu’un seul fort, rest debout travers tous les ges: c’est sa commune rurale, et par l il est plus prs d’une Rvolution sociale que d’une Rvolution politique. La Russie nat la vie comme Peuple, le dernier de tous, encore plein de jeunesse et d’activit une poque, o les autres Peuples veulent du repos, il apparat dans l’orgueil de sa force uae poque, o les autres Peuples se sentent fatigus et sur leur dclin. Son pass a t pauvre, son prsent est monstrueux, il est vrai que cela ne constitue encor aucuns droits.
Grand nombre de Peuples ont disparu de la scne de l’histoire, sans avoir vcu dans toute la plnitude de la vie, mais ils n’avaient pas, comme la Russie, des prtentions aussi colossales sur l’avenir. Vous le savez: dans l’histoire on ne peut pas dire tarde venientibus ossa, au contraire, les meilleurs fruits leur sont rservs, s’ils sont capables de s’en nourrir. Et c’est ici la grande question.
La force du Peuple russe est avoue de toute l’Europe par la crainte mme qu’il lui inspire, il a montr ce dont il est capable dans la priode de Ptersbourg, il a beaucoup fait, et cela, malgr les chanes dont ses mains taient charges: chose trange et vraie cependant, comme il est vrai que d’autres peuples, pauvrement dous, ont consum des sicles entiers sans rien faire, quoique jouissant d’une pleine libert. La justice n’appartient pas aux qualits eminentes de l’histoire, la justice est trop sage et trop prosaque, tandis que la vie, dans son dveloppement, est au contraire capricieuse et potique. Au point de vue de l’histoire, la justice donne qui n’a pas mrit, le mrite trouve d’ailleurs sa rcompense dans le service mme qu’il a rendu…..
Voil, mon cher ami, tout ce que je-voulais vous dire pour cette fois. Je pourrais fort bien terminer ici, mais il me vient cette heure une pense bizarre: c’est qu’il se rencontrera quantit de bonnes gens, d’oreille un peu dure, qui verront dans ma lettre un patriotisme exclusif, une prfrence pour la Russie, et qui s’crieront l-dessus qu’ils avaient conu de ce pays une tout autre ide.
Oui, j’aime la Russie.
En gnral, je regarde comme impossible ou comme inutile d’crire sur un sujet, pour lequel on ne ressent ni amour ni haine. Mais mon amour n’est point le sentiment bestial de l’habitude, ce n’est point cet instinct naturel dont on a fait la vertu du patriotisme, j’aime la Russie parce que je la connais, avec conscience, avec raison. Il y a aussi beaucoup de choses en Russie que je hais sans mesure et avec toute la puissance d’une premire haine. Je ne dissimule ni l’un, ni l’autre.
En Europe on ne connat point du tout la Russie, en Russie on connat trs mal l’Europe. Il fut un temps o, en prsence des Monts-Ourals, je me faisais de l’Europe une ide fantastique, je croyais l’Europe et surtout la France. Je profitai du premier moment de libert pour venir Paris.
C’tait encore avant la Rvolution de Fvrier. Je considrai les choses d’un peu plus prs et je rougis de ma prvention. Maintenant je suis furieux de l’injustice de ces publicistes au cur troit qui ne reconnaissent le tzarisme que sous le 59e degr de latitude borale. Pourquoi ces deux mesures? Injuriez tant qu’il vous plaira, et accablez de reproches l’absolutisme de Ptersbourg et la persvrance de notre rsignation, mais injuriez partout et reconnaissez le despotisme sous quelque forme qu’il se prsente, s’appelt-il prsident d’une Rpublique, gouvernement provisoire ou Assemble nationale.
C’est une honte, en l’an 1849, aprs avoir perdu tout ce qu’on avait espr, tout ce qu’on avait acquis, ct des cadavres de ceux qui sont tombs et que l’on a fusills, a ct de ceux que l’on a enchans et dports, l’aspect de ces malheureux, chasss de contre en contre, qui on donne l’hospitalit comme aux Juifs dans le moyen-ge, qui l’on jette, comme aux chiens, un morceau de pain pour les obliger ensuite poursuivre leur chemin: en l’an 1849, dis-je, c’est une honte de s’arrter au point de vue troit du constitutionnalisme libral, de cet amour platonique et strile pour la politique.
L’illusion d’optique, au moyen de laquelle on donnait l’esclavage l’aspect de la libert, s’est vanouie, les masques sont tombs, nous savons maintenant, au juste, ce que vaut la libert rpublicaine de la France et la libert constitutionnelle de l’Allemagne, nous voyons maintenant (ou, si nous ne le voyons pas, c’est notre faute), que tous les gouvernements subsistants, depuis le plus modeste canton en Suisse jusqu’ l’autocrate de toutes les Russies, ne sont que ds variations d’un seul et mme thme.
‘Il faut sacrifier la libert l’ordre, l’individu la socit, donc, plus le gouvernement est fort, mieux cela vaut’.
Encore une fois: s’il est horrible de’ vivre en Russie, il est tout aussi horrible de vivre en Europe. Pourquoi donc ai-je quitt la Russie? Pour rpondre cette question, je vous traduirai quelques paroles de ma lettre d’adieux mes amis: ‘Ne vous y trompez pas! Je n’ai trouv ici ni joie, ni distraction, ni repos, ni scurit personnelle, je ne puis mme imaginer que personne aujourd’hui puisse trouver en Europe ni repos, ni joie. La tristesse respire dans chaque mot de mes lettres. La vie ici est trs pnible.
‘Je ne crois ici rien qu’au mouvement, je ne plains rien ici que les victimes, je n’aime rien ici que ce que l’on perscute, et je n’estime rien que ce que l’on supplicie, et cependant je reste. Je reste pour souffrir doublement de notre douleur et de celle que je trouve ici, peut-tre pour tre abm dans la dissolution gnrale. Je reste, parce que la lutte ici est ouverte, parce qu’ici elle a une voix.
Malheur celui qui est ici vaincu! Mais il ne succombe pas sans avoir fait entendre sa voix, sans avoir prouv sa force dans le combat, et c’est cause de cette voix, cause de cette lutte ouverte, cause de cette publicit que je reste ici’.
Voil ce que j’crivais le 1er mars 1849. Les choses, depuis lors, ont bien chang. Le privilge de se faire entendre et de combattre publiquement s’amoindrit chaque jour davantage, l’Europe, chaque jour davantage, devient semblable Pters-bourg, il y a mme des contres qui ressemblent plus Pters-bourg que la Russie mme. Les Hongrois le savent, eux qui se sont rfugis, dans le dlire de leur dsespoir, sous la protection des drapeaux russes…
Et si l’on en vient ici nous mettre aussi un billon sur la bouche, et que l’oppression ne nous permette pas mme de maudire haute voix nos oppresseurs, je m’en irai alors en Amrique. Homme, je sacrifierai tout la dignit de l’homme et la libert de la parole.
Probablement vous viendrez m’y rejoindre?..
Londres, le 25 aot 1849.
Перевод
РОССИЯ
Г. Г-гу
Дорогой друг. Вам хотелось ознакомиться с моими русскими размышлениями об истории современных событий: вот они. Охотно посылаю их вам. Ничего нового вы в них не найдете. Это все те же предметы, о которых мы с вами так часто и с такой грустью беседовали, что трудно было бы к ним что-либо прибавить. Тело ваше, правда, еще привязано к этому косному и дряхлому миру, в котором вы живете, но душа ваша уже покинула его, чтоб осмотреться и сосредоточиться. Вы достигли, таким образом, той же точки, что и я, удалившийся от мира несовершенного, еще погруженного в детский сон и себя не осознавшего.
Вам было тесно среди почернелых стен, потрескавшихся от времени и грозящих повсюду обвалом, я, со своей стороны, задыхался в жаркой и сырой атмосфере среди известковых испарений неоконченного здания: ни в больнице, ни в детском приюте жить невозможно. Выйдя с двух противоположных концов, мы встретились в одной и той же точке. Чужие в своем отечестве, мы нашли общую почву на чужой земле. Моя задача, надобно сознаться, была менее тягостна, чем ваша. Мне, сыну другого мира, легко было избавиться от прошлого, о котором я знал лишь понаслышке и которого не познал личным опытом.
Положение русских в этом отношении весьма замечательно. В нравственном смысле мы более свободны, чем европейцы, и это не только потому, что мы избавлены от великих испытаний, через которые проходит развитие Запада, но и потому, что у нас нет прошлого, которое бы нас себе подчиняло. История наша бедна, и первым условием нашей новой жизни было полное ее отрицание. От прошлого у нас сохранились лишь народный быт, народный характер, кристаллизация государства,— все же прочее является элементом будущего. Изречение Гёте об Америке очень хорошо приложимо к России:
‘В твоем существовании, полном соков и жизни, ты не смущаешься ни бесполезными воспоминаниями, ни напрасными спорами’*.
Я явился в Европу как чужестранец, вы же сами сделали себя чужестранцем. Только один раз, и на несколько мгновений, мы почувствовали себя дома: то было весной 1848 года. Но как дорого заплатили мы за этот сон, когда, пробудившись, увидели себя на краю бездны, на склоне которой находится старая Европа, ныне бессильная, бездеятельная и вконец разбитая параличом. Мы с ужасом видим, как Россия готовится подтолкнуть еще ближе к гибели истощенные государства Запада, подобные слепому нищему, которого ведет к пропасти злой умысел ребенка.
Мы не стремились создавать себе иллюзии. С печалью в душе, готовые, впрочем, ко всему, мы до конца изучили это ужасающее положение. Несколько беглых наблюдений, из этого ряда занимавших нас в последнее время мыслей примешивалось к нашим беседам и придавало им некоторое очарование в ваших глазах, этого очарования в них не найдут другие, в особенности те, кто оказался вместе с нами на краю той же бездны. Человек вообще не любит истины, когда ж она противоречит его желаниям, когда она рассеивает самые дорогие его мечты, когда достигнуть ее он может лишь ценой своих надежд и иллюзий, он проникается тогда ненавистью к ней, словно она — всему причиной.
Наши друзья так неосновательны в своих надеждах, они так легко принимают совершившееся! Охваченные яростью против реакции, они смотрят на нее как на нечто случайное и преходящее, по их мнению, это легко излечимая болезнь, не имеющая ни глубокого смысла, ни разросшихся корней. Немногие из них согласны признать, что реакция сильна потому, что революция оказалась слабой. Политические демократы испугались демократов социалистических, и революция, предоставленная самой себе, потерпела крушение.
Всякая надежда на спокойное и мирное развитие в его поступательном движении исчезла, все мосты для перехода разрушились. Либо Европа падет под страшными ударами социализма, расшатанная, сорванная им со своих оснований, как некогда Рим пал под напором христианства, либо Европа, такая, как она есть, со своей рутиной вместо идей, со своей дряхлостью вместо энергии, победит социализм и, подобно второй Византии, погрузится в продолжительную апатию, уступив другим народам, другим странам прогресс, будущее, жизнь. Третий исход, если б он только оказался возможен, — это хаос всемирной борьбы без победы с чьей-либо стороны, смута восстания и всеобщего брожения, которая привела бы к деспотизму, к террору, к истреблению.
В этом нет ничего невозможного, мы на пороге эпохи слез и страданий, воя и скрежета зубовного, мы видели, как обрисовался ее характер с той и другой стороны. Стоит только вспомнить Июньское восстание и какими средствами оно было подавлено. С тех пор партии еще более ожесточились, теперь уже не щадят ничего, и третье сословие, которое, в течение целых столетий, затрачивало столько труда и усилий, чтобы добиться некоторых прав и некоторой свободы, готово всем пожертвовать снова.
Оно видит, что не может удержаться даже на законной почве какого-нибудь Полиньяка или Гизо, и сознательно возвращается ко временам Варфоломеевской ночи, Тридцатилетней войны и Нантского эдикта, за которыми виднеются варварство, разорение, новые скопления народов и слабые зачатки грядущего мира. Исторический зародыш развивается и растет медленно, ему потребовалось пять столетий мрака, чтобы хоть сколько-нибудь устроить христианский мир после того, как целых пять столетий было занято агонией мира римского.
Как тяжела наша эпоха! Все вокруг нас разлагается, все колеблется в неопределенности и бесплодности, самые мрачные предчувствия осуществляются с ужасающей быстротой. Не прошло и полугода с тех пор, как я написал свой третий диалог*. Тогда мы еще спрашивали себя, есть ли для нас какое-нибудь дело или нет, теперь этот вопрос уже не ставится, ибо мы начинаем сомневаться даже в самой жизни… Франция сделалась Австрией Запада, она погрязает в позоре и низости*. Прусская сабля приостанавливает последние трепетания германского движения*, Венгрия истекает кровью под усиленными ударами топора своего императорского палача*, Швейцария ожидает всеобщей войны, христианский Рим гибнет с величием и достоинством древнего языческого Рима, оставляя вечное клеймо на челе этой страны, которую, недавно еще, так горячо любили народы. Свободомыслящий человек, отказывающийся склониться перед силой, не находит более во всей Европе другого убежища, кроме палубы корабля, отплывающего в Америку.
‘Если Франция падет, — сказал один из наших друзей, — то надобно будет объявить все человечество в опасности’. И это, быть может, верно, если под человечеством мы разумеем только германо-романскую Европу. Но почему же следует понимать именно так? Уж не заколоться ли нам, подобно римлянам, кинжалом, подражая Катону, из-за того, что Рим гибнет, а мы ничего не видим или не хотим видеть вне Рима, из-за того, что мы считаем варварским все, не являющееся Римом? Разве все, что находится вне нашего мира, излишне и совершенно ни к чему не пригодно?
Первый римлянин*, чей наблюдательный взор проник тьму времен, поняв, что мир, к которому он принадлежит, должен погибнуть, — почувствовал, что душа его подавлена печалью, и с отчаянья или, быть может, потому, что он стоял выше других, бросил взгляд за пределы национального горизонта, и усталый взор его остановился на варварах. Он написал свою книгу ‘О нравах германцев’, и он был прав, ибо будущее принадлежало им.
Я ничего не пророчу, но я и не думаю также, что судьбы человечества и его будущее привязаны, пригвождены к Западной Европе. Если Европе не удастся подняться путем общественного преобразования, то преобразуются иные страны, есть среди них и такие, которые уже готовы к этому движению, другие к нему готовятся. Одна из них известна, я говорю о Северо-Американских Штатах. Другую же, полную сил, но вместе а дикости, — знают мало или плохо.
Вся Европа на все лады, в парламентах и в клубах, на улицах и в газетах, повторяла вопль берлинского крикуна: ‘Они идут, русские! вот они! вот они!’* И, в самом деле, они не только идут, но уже пришли, благодаря Габсбургскому дому, быть может, они скоро продвинутся еще далее, благодаря дому Гогенцоллернов*.
Никто однако не знает, что же собой представляют эти русские, эти варвары, эти казаки, что собой представляет этот народ, мужественную юность которого Европа имела возможность оценить в бою, из коего он вышел победителем*. Чего хочет этот народ, что несет он с собой? Кто хоть что-либо знает о нем? Цезарь знал галлов лучше, чем Европа знает русских. Пока Западная Европа имела веру в себя, пока будущее представлялось ей лишь продолжением ее развития, она не могла заниматься Восточной Европой, теперь же положение вещей сильно изменилось.
Это высокомерное невежество Европе более не к лицу, оно теперь являлось бы не сознанием превосходства, а смешной претензией какого-нибудь кастильского гидальго в сапогах без подметок и дырявом плаще. Опасность нынешнего положения не может быть скрыта. Упрекайте русских сколько вам вздумается за то, что они рабы, — в свою очередь они вас спрашивают: ‘А вы, разве вы свободны?’ Они могут даже прибавить, что без раскрепощения России Европе никогда не суждено быть свободной. Вот почему, я думаю, небесполезно было бы немножко ознакомиться с этой страной.
Я готов вам сообщить то, что мне известно о России. Уже давно задумал я этот труд, и, поскольку нам так щедро предоставили время для чтения и письма, я вскоре исполню свое намерение*. Эта работа мне тем более по сердцу, что она дает мне возможность засвидетельствовать России и Европе свою благодарность. В труде этом не должно будет искать ни апофеоза, ни анафемы. Я выскажу правду, всю правду, насколько я ее понимаю и знаю, без умолчаний, без предвзятой цели. Мне дела нет до того, каким образом исказят мои слова и какое из них сделают применение. Я питаю слишком мало уважения к партиям, чтобы лгать в пользу той или другой.
В книгах о России недостатка нет, большую часть из них однако составляют политические памфлеты, они писались не с намерением лучше ознакомить с предметом, они служили лишь делу либеральной пропаганды то в России, то в Европе. Картиной русского деспотизма старались напугать и просветить последнюю. Именно так, чтобы внушить отвращение к пьянству, выводили в Спарте напоказ подвыпивших илотов.
Этим памфлетам и разоблачениям русское правительство противопоставило полуофициальную литературу, которой поручено было восхвалять его и лгать в его пользу. С одной стороны, это некий орган буржуазной республики, он невежественно, но с наилучшими в мире намерениями и из патриотизма представляет русских как народ Калибанов, коснеющих в грязи и пьянстве, с узкими сплющенными лбами, препятствующими развитию их умственных способностей, и не имеющих других страстей, кроме тех, которые вызываются пьяным буйством*.
С другой стороны, одна немецкая газета, оплачиваемая австрийским двором*, печатает письма о России, в которых превозносятся все мерзости русской политики и где русское правительство изображается как правительство в высшей степени могущественное и народное. Эти преувеличения переходят в десяток других газет и служат основой для суждений, выносимых впоследствии об этой стране.
По правде говоря, восемнадцатый век уделял России более глубокое и более серьезное внимание, чем девятнадцатый,— быть может, потому, что он менее опасался этой державы. Тогда люди проявляли подлинный интерес к изучению нового государства, явившегося внезапно перед Европой в лице царя-плотника и потребовавшего своей доли в науке и европейской политике.
Петр I, в своем грубом унтер-офицерском мундире, со всей энергией своего дикого нрава, смело взялся за управление в ущерб расслабленной аристократии. Он был так наивно груб, так полон будущего, что мыслители того времени принялись жадно изучать его самого и его народ. Они хотели понять, каким образом это государство развилось незаметно, совсем иными путями, чем остальные европейские, государства, они хотели углубиться в начала, из которых сложилась могучая организация этого народа.
Такие люди, как Мюллер, Шлоссер, Эверс, Левек, посвятили часть своей жизни изучению истории России в качестве историков с применением тех же научных приемов, какие в области физической применяли к ней Паллас и Гмелин. Философы и публицисты, со своей стороны, с любопытством вглядывались в современную историю этой страны, в редкий пример правительства, которое, будучи деспотическим и революционным одновременно, управляло своим народом, а не тащилось за ним.
Они видели, что престол, утвержденный Петром I, имел мало сходства с феодальными и традиционными престолами Европы, упорные попытки Екатерины II перенести в русское законодательство принципы Монтескье и Беккариа, изгнанные почти повсюду в Европе, ее переписка с Вольтером, ее связи с Дидро еще более подкрепляли в их глазах реальность этого редкого явления.
Оба раздела Польши явились первым бесчестием, запятнавшим Россию. Европа не поняла всего значения этого события, ибо она была тогда погружена в другие заботы. Она присутствовала, вытянувшею и едва дыша, при великих событиях, которыми уже давала о себе знать Французская революция. Российская императрица бросилась в этот водоворот и предложила свою помощь зашатавшемуся миру. Поход Суворова в Швейцарию и Италию был совершенно лишен смысла и лишь восстановил общественное мнение против России.
Сумасбродная эпоха нелепых войн, которую французы еще до сих пор называют периодом своей славы, завершилась их нашествием на Россию, то было заблуждением гения, так же как и египетский поход. Бонапарту вздумалось показать себя миру стоящим на груде трупов. Славу пирамид он захотел приумножить славой Москвы и Кремля. На этот раз его постигла неудача, он поднял против себя весь народ, который решительно схватился за оружие, прошел по его пятам через всю Европу и взял Париж.
Судьба этой части мира несколько месяцев находилась в руках императора Александра, но он не сумел воспользоваться ни своей победой, ни своим положением*, он поставил Россию под одно знамя с Австрией, как будто между этой прогнившей и умирающей империей и юным государством, только что появившимся во всем своем великолепии, было что-нибудь общее, как будто самый деятельный представитель славянского мира мог иметь те же интересы, что и самый яростный притеснитель славян.
Этим чудовищным союзом с европейской реакцией Россия, незадолго до того возвеличенная своими победами, унизилась в глазах всех мыслящих людей. Они печально покачали головой, увидев, как страна эта, впервые проявившая свою силу, предлагает сразу же руку и помощь всему ретроградному и консервативному, и притом вопреки своим собственным интересам.
Не хватало лишь яростной борьбы Польши, чтобы решительно поднять все народы против России. Когда благородные и несчастные обломки польской революции*, скитаясь по всей Европе, распространили там весть об ужасных жестокостях победителей, со всех сторон, на всех европейских языках раздалось громовое проклятие России. Гнев народов был справедлив…
Краснея за нашу слабость и немощь, мы понимали, что наше правительство только что совершило нашими руками, и сердца наши истекали кровью от страданий, и глаза наливались горькими слезами.
Всякий раз, встречая поляка, мы не имели мужества поднять на него глаза. И все же я не знаю, справедливо ли обвинять целый народ, справедливо ли вычеркивать один народ из семьи остальных народов и считать его ответственным за то, что совершило его правительство.
Разве Австрия и Пруссия не оказали тут помощи? Разве Франция, вероломная дружба которой причинила Польше столько же зла, сколько открытая ненависть других народов, разве она в то же время всеми средствами не вымаливала благосклонности петербургского двора, разве Германия не заняла уже тогда добровольно по отношению к России того положения, в котором теперь вынужденно находятся Молдавия и Валахия, не управлялась ли она тогда, как и теперь, русскими поверенными в делах и тем царским проконсулом, который носит титул короля Пруссии?
Одна лишь Англия благородно держится в духе дружественной независимости, но Англия также ничего не сделала для поляков, быть может, она думала о собственной вине по отношению к Ирландии? Русское правительство не заслуживает вследствие этого меньшей ненависти и упреков, я хотел бы только обрушить ненависть эту и на все другие правительства, ибо их не следует отделять одно от другого, это только вариации одной и той же темы.
Последние события научили нас многому, порядок, восстановленный в Польше*, и взятие Варшавы отодвинуты на задний план с тех пор как порядок царит в Париже* и взят Рим, с тех пор, как прусский принц ежедневно руководит новыми расстрелами* и старая Австрия, стоя в крови по колена, пытается омолодить ею свои парализованные члены*.
Прошло уже то время, когда надобно было привлекать внимание к России и казакам. Пророчество Наполеона потеряло свой смысл: быть может, возможно являться одновременно и республиканцем и казаком. Однако есть вещь явно невозможная — это быть республиканцем и бонапартистом. Слава молодым полякам! Они, оскорбленные, ограбленные, они, лишенные русским правительством отечества и имущества, — они первые протянули руку русскому народу, они отделили дело народа от дела его правительства. Если поляки сумели обуздать свою справедливую ненависть к нам, то другие народы также сумеют обуздать свой панический страх.
Вернемся однако к сочинениям о России. За последние годы появились только две значительные работы: путешествие Кюстина (1842) и путешествие Гакстгаузена (1847) {Разумеется, мы не касаемся здесь статей о России, опубликованных то здесь, то там в разных газетах. За исключением указанных нами выше работ, мы не знаем ничего представляющего нечто целое, единое. Встречаются, конечно, великолепные наблюдения в ‘Зоологическом путешествии’ Блазиуса, в ‘Картинах русской литературы’ Кёнига. Можно отметить некоторые места в холодных компиляциях Шницлера, не свободных от официального влияния…* Но всякие тайны, секреты, мемуары дипломатов и пр. отнюдь не принадлежат к области серьезной литературы.— Книга Гакстгаузена появилась на немецком и французском языках.}.Сочинение Кюстина перебывало во всех руках, оно выдержало пять изданий, книга Гакстгаузена, напротив, очень мало известна, потому что посвящена специальному предмету. Оба эти произведения особенно замечательны не своей противоположностью, но тем, что они изображают две стороны, из которых действительно слагается русская жизнь. Кюстин и Гакстгаузен отличаются друг от друга в своих сочинениях, потому что говорят о разных вещах. Каждый из них охватывает особую сферу, но противоречия между ними нет. Это все равно, как если б один описывал климат Архангельска, а другой — Одессы: оба они остаются в пределах России.
Кюстин, по легкомыслию, впал в большие ошибки, из страсти к фразе он допустил огромные преувеличения — как в хвале, так и в осуждении, но все же он хороший и добросовестный наблюдатель. Он с самого же начала отдается первому впечатлению и никогда не исправляет раз вынесенного суждения. Вот почему его книга кишит противоречиями, но сами эти противоречия, нисколько не скрывая правды от внимательного читателя, показывают ему ее с разных сторон. Легитимист и иезуит, он приехал в Россию, преисполненный глубокого уважения к монархическим установлениям, покинул же он ее, проклиная самодержавие, так же как и зараженную атмосферу, которой оно окружено.
Путешествие это, как мы видим, оказалось полезным для Кюстина.
По приезде в Россию он сам стоит не больше тех придворных, в которых мечет стрелы своей сатиры, — если только не вменить ему в заслугу то, что он добровольно взял на себя роль, которую те выполняли по обязанности.
Не думаю, чтобы какой бы то ни было придворный с такой аффектацией подчеркивал каждое слово, каждый жест императрицы, говорил бы о кабинете и туалете императрицы, об остроумии и любезности императрицы, никто не повторял так часто императору, что он более велик, чем его народ (Кюстин знал тогда русский народ только по петербургским извозчикам), более велик, чем Петр I, что Европа не отдает ему должного, что он — великий поэт и что его поэтические творения трогают до слез.
Оказавшись в придворном кругу, Кюстин уже его не покидает, он не выходит из передних и удивляется, что видит там только лакеев, за сведениями он обращается к придворным. Они же знают, что он писатель, боятся его болтовни и обманывают его. Кюстин возмущен, он сердится и относит все на счет русского народа. Он едет в Москву, он едет в Нижний-Новгород, но всюду он в Петербурге, всюду петербургская атмосфера окружает его и придает всему виденному им однообразную окраску.
Только на почтовых станциях он бросает беглые взгляды на жизнь народа, он делает великолепные замечания, он предсказывает этому народу великое будущее, он не может налюбоваться красотой и проворством крестьян, он говорит, что чувствует себя гораздо свободнее в Москве, что воздух там не так давит и что люди там более довольны.
Он говорит это — и продолжает свой путь, нисколько не затрудняя себя приведением в согласие этих своих замечаний с прежними, нисколько не удивляясь тому, что находит у одного итого же народа качества совершенно противоположные,— он добавляет: ‘Россия страстно любит рабство’. А в другом месте: ‘Этот народ так величав, что даже в своих пороках он полон силы и грации’.
Кюстин не только пренебрег образом жизни русского народа (от которого всегда держался в отдалении), но он также не узнал ничего о мире литературном и научном, ему гораздо более близком, умственное движение России было ему известно столь же мало, как его придворным друзьям, не подозревавшим даже, что существуют русские книги и люди, которые их читают, и только случайно, в связи с дуэлью, услышал он разговоры о Пушкине.
‘Поэт без инициативы’,— отзывается о нем почтенный маркиз и, забывая, что говорит не о французах, добавляет: ‘Русские вообще не способны ясно понимать что-либо глубокое и философское’. Можно ли после этого удивляться тому, что Кюстин кончает свою книгу точно так же, как начал ее,— утверждением, что двор — это всё в России?
Откровенно говоря, он прав по отношению к тому миру, который избрал центром своей деятельности и который он сам так превосходно называет миром фасадов. Спору нет, его вина, что он не захотел ничего увидеть позади этих фасадов, и его можно было бы с некоторым правом упрекнуть за это, ибо он сто раз повторяет в своей книге, что у России великое будущее, что чем более он эту страну узнаёт, тем сильнее трепещет за Европу, что видит в ней все усиливающуюся мощь, враждебно надвигающуюся на ту часть света, которая с каждым днем все более слабеет.
Мы были бы, конечно, вправе, — вследствие именно этих предсказаний, — потребовать от него несколько более углубленного изучения этого народа, однако следует сознаться, что если он пренебрег двумя третями русской жизни, то отлично понял ее последнюю треть и мастерски зарисовал ее во многих местах. Что бы ни говорило об этом самовластие петербургского двора, оно должно признать, что портрет поразительно похож в своих главных чертах.
Кюстин чувствовал сам, что он изучил только правительственную Россию, Россию петербургскую. Эпиграфом он берет следующее место из библии: ‘Якоже владыка града, тако и вси живущие в нем’. Но эти слова не подходят к России настоящего периода. Пророк мог говорить это о евреях своего времени, как в наши дни каждый может сказать это об Англии. Россия еще не сформировалась. Петербургский период был необходимой для своего времени революцией, однако необходимость ее для нашего времени значительно уменьшилась.
Ничто не может быть противоположней блестящему и легкомысленному маркизу Кюстину, чем флегматичный вестфальский агроном, барон Гакстгаузен, консерватор, эрудит старого закала и благосклоннейший в мире наблюдатель. Гакстгаузен явился в Россию с целью, которая до него никого еще туда не привлекала. Он хотел основательно изучить нравы русских крестьян. После продолжительного изучения сельского хозяйства в Германии он случайно наткнулся на отдельные обломки сельских общинных учреждений у славян, это его тем более изумило, что он нашел их совершенно противоположными всем другим учреждениям подобного рода.
Открытие это настолько поразило его, что он приехал в Россию изучать сельские общины на месте. Наученный с детства, что всякая власть — от бога, привыкший с самых юных лет почитать все правительства, Гакстгаузен, сохранивший политические воззрения времен Пуффендорфа и Гуго Гроция, не мог не восхищаться петербургским двором. Он чувствовал себя подавленным этой державой, имеющей для своей защиты шестьсот тысяч солдат и протяженность в девять тысяч верст для своих ссыльных. Пораженный и уничтоженный ужасающими размерами этого самодержавного государства, он, к счастью, вскоре покинул Петербург, пожил некоторое время в Москве и исчез на целый год.
Год этот Гакстгаузен употребил на глубокое изучение сельской общины в России. Результат его изысканий не совсем походил на результат, полученный Кюстином. В самом деле, по его словам, сельская община составляет в России всё. В ней, по мнению барона, ключ к прошлому Россини зародыш ее будущего, животворящая монада русского государства. ‘Каждая сельская община,—говорит он, — представляет собой в России маленькую республику, которая самостоятельно управляет своими внутренними делами, не знает ни личной земельной собственности, ни пролетариата и уже давно довела до степени совершившегося факта часть социалистических утопий, иначе жить здесь не умеют, иначе никогда даже здесь и не жили’.
Я полностью разделяю мнение Гакстгаузена, но думаю, что сельская община—еще не всё в России. Гакстгаузен действительно уловил животворящий принцип русского народа, но по своей врожденной склонности ко всему патриархальному и вследствие полного отсутствия критического дара он не заметил, что именно отрицательная сторона общинной жизни и вызвала петербургскую реакцию. Если бы в общине не было полного поглощения личности, то самодержавие, о котором с таким справедливым ужасом говорит Кюстин, не могло б образоваться.
Мне кажется, что в русской жизни есть нечто более высокое, чем община, и более сильное, чем власть, это ‘нечто’ трудно выразить словами, и еще труднее указать на него пальцем. Я говорю о той внутренней, не вполне сознающей себя силе, которая так чудодейственно поддерживала русский народ под игом монгольских орд и немецкой бюрократии, под восточным кнутом татарина и под западной розгой капрала, я говорю о той внутренней силе, при помощи которой русский крестьянин сохранил, несмотря на унизительную дисциплину рабства, открытое и красивое лицо и живой ум и который, на императорский приказ образоваться, ответил через сто лет громадным явлением Пушкина, я говорю, наконец, о той силе, о той вере в себя, которая волнует нашу грудь. Эта сила, независимо от всех внешних событий и вопреки им, сохранила русский народ и поддержала его несокрушимую веру в себя. Для какой цели?.. Это-то нам и покажет время.
‘Русские сельские общины и республика, славянские деревни и социальные установления’. Эти слова, таким образом сгруппированные, без сомнения, звучат весьма странно для слуха читателей Гакстгаузена. Многие, я уверен в этом, спросят, находился ли вестфальский агроном в здравом уме. И однако Гакстгаузен совершенно прав: социальное устройство сельских общин в России — истина, столь же великая, как и могущественная славянская организация политической системы. Это странно!.. Но разве еще не более странно, что рядом с европейскими рубежами в течение тысячелетия жил народ, насчитывающий теперь пятьдесят миллионов душ, и что в середине девятнадцатого века его образ жизни является для Европы неслыханной новостью?
Русская сельская община существует с незапамятного времени, и довольно схожие формы ее можно найти у всех славянских племен. Там, где ее нет, — она пала под германским влиянием. У сербов, болгар и черногорцев она сохранилась в еще более чистом виде, чем в России. Сельская община представляет собой, так сказать, общественную единицу, нравственную личность, государству никогда не следовало посягать на нее, община является собственником и объектом обложения, она ответственна за всех и каждого в отдельности, а потому автономна во всем, что касается ее внутренних дел.
Ее экономический принцип—полная противоположность знаменитому положению Мальтюса: она предоставляет каждому без исключения место за своим столом*. Земля принадлежит общине, а не отдельным ее членам, последние же обладают неотъемлемым правом иметь столько земли, сколько ее имеет каждый другой член той же общины, эта земля предоставлена ему в пожизненное владение, он не может да и не имеет надобности передавать ее по наследству. Его сын, едва он достигает совершеннолетия, приобретает право, даже при жизни своего отца, потребовать от общины земельный надел. Если у отца много детей — тем лучше, ибо они получают от общины соответственно больший участок земли, по смерти же каждого из членов семьи земля опять переходит к общине.
Часто случается, что глубокие старики возвращают свою землю и тем самым приобретают право не платить податей. Крестьянин, покидающий на время свою общину, не теряет вследствие этого прав на землю, ее можно отнять у него лишь в случае изгнания, и подобная мера может быть применена только при единодушном решении мирского схода. К этому средству однако община прибегает лишь в исключительных случаях. Наконец, крестьянин еще тогда теряет это право, когда по собственному желанию он выходит из общины. В этом случае ему разрешается только взять с собой свое движимое имущество: лишь в редких случаях позволяют ему располагать своим домом или перенести его. Вследствие этого сельский пролетариат в России невозможен.
Каждый из владеющих землею в общине, то есть каждый совершеннолетний и обложенный податью, имеет голос в делах общины. Староста и его помощники избираются миром. Так же поступают при решении тяжбы между разными общинами, при разделе земли и раскладке податей. (Ибо обложению подлежит главным образом земля, а не человек. Правительство ведет счет только по числу душ, община пополняет недоимки в сборе податей по душам при помощи особой раскладки и принимает за податную единицу деятельного работника, т. е. работника, имеющего в своем пользовании землю.)
Староста обладает большой властью в отношении каждого члена в отдельности, но не над всей общиной, если община хоть сколько-нибудь единодушна, она может очень легко уравновесить власть старосты, принудить его даже отказаться от своей должности, если он не хочет подчиняться ее воле. Круг его деятельности ограничивается, впрочем, исключительно административной областью, все вопросы, выходящие за пределы чисто полицейского характера, разрешаются либо в соответствии с действующими обычаями, либо советом стариков, либо, наконец, мирским сходом. Гакстгаузен допустил здесь большую ошибку, утверждая, что староста деспотически управляет общиной. Он может управлять деспотически только в том случае, если вся община стоит за него.
Эта ошибка привела Гакстгаузена к тому, что он увидел в старосте общины подобие императорской власти. Императорская власть, следствие московской централизации и петербургской реформы, не имеет противовеса, власть же старосты, как и в домосковский период, находится в зависимости от общины.
Необходимо еще принять во внимание, что всякий русский, если он не горожанин и не дворянин, обязан быть приписан к общине и что число городских жителей, по отношению к сельскому населению, чрезвычайно ограничено. Большинство городских работников принадлежит к бедным сельским общинам, особенно к тем, у которых мало земли, но, как уже было сказано, они не утрачивают своих прав в общине, поэтому фабриканты бывают вынуждены платить работникам несколько более того, что тем могли бы приносить полевые работы.
Зачастую эти работники прибывают в города лишь на зиму, другие же остаются там годами, они объединяются в большие работнические артели, это нечто вроде русской подвижной общины. Они переходят из города в город (все ремесла свободны в России), и число их часто достигает нескольких сотен, иногда даже тысячи, таковы, например, артели плотников и каменщиков в Петербурге и в Москве и ямщиков на больших дорогах. Заработком их ведают выборные, и он распределяется с общего согласия.
Прибавьте к этому, что треть крестьянства принадлежит дворянам. Помещичьи права — позорный бич, тяготеющий над частью русского народа, — тем более позорный, что они совершенно не узаконены и являются лишь следствием безнравственного соглашения с правительством, которое не только мирится со злоупотреблениями, но покровительствует им силой своих штыков. Однако это положение, несмотря на наглый произвол дворян-помещиков, не оказывает большого влияния на общину.
Помещик может ограничить своих крестьян минимальным количеством земли, он может выбрать для себя лучший участок, он может увеличить свои земельные владения и тем самым труд крестьянина, он может прибавить оброк, но он не вправе отказать крестьянину в достаточном земельном наделе, и если уж земля принадлежит общине, то она полностью остается в ее ведении, на тех же основаниях, что и свободная земля, помещик никогда не вмешивается в ее дела, были, впрочем, помещики, хотевшие ввести европейскую систему парцеллярного раздела земель и частную собственность.
Эти попытки исходили по большей части от дворян прибалтийских губерний, но все они проваливались и обыкновенно заканчивались убийством помещиков или поджогом их замков,— ибо таково национальное средство, к которому прибегает русский крестьянин, чтобы выразить свой протест {Из документов, публикуемых министерством внутренних дел, видно, что ежегодно, еще до последней революции 1848 г., от 60 до 70 помещиков оказывались убитыми своими крестьянами. Не является ли это постоянным протестом против незаконной власти этих помещиков?}. Иностранные переселенцы, напротив, часто принимали русские общинные установления. Уничтожить сельскую общину в России невозможно, если только правительство не решится сослать или казнить несколько миллионов человек.
Ужасная история с введением военных поселений показала, каков бывает русский крестьянин, когда на него нападают в его последнем укреплении. Либерал Александр брал деревни приступом, ожесточение крестьян достигло ярости, исполненной трагизма: они умерщвляли своих детей, чтоб избавить их от нелепых учреждений, навязываемых им штыками и картечью. Правительство, разъяренное таким сопротивлением, подвергало преследованиям этих героических людей, оно засекало их до смерти шпицрутенами, но, несмотря на все эти жестокости и ужасы, оно ничего не смогло добиться. Кровавый бунт в Старой Руссе в 1831 году показал, как трудно поддается укрощению этот несчастный народ. Подавив этот бунт, правительство вынуждено было уступить необходимости и удовлетвориться словом, не будучи в силах добиться дела.
Вот по какой причине революция, произведенная Петром I, была столь равнодушно принята крестьянами и встретила так мало сопротивления: она прошла над их головами. Правительство начало принимать общие меры по отношению к крестьянам лишь с 1838 года, когда оно основало министерство государственных имуществ. То была неплохая мысль — слегка встряхнуть общину, ибо деревенская жизнь, как всякий коммунизм, полностью поглощала личность.
Человек, привыкший во всем полагаться на общину, погибает, едва лишь отделится от нее, он слабеет, он не находит в себе ни силы, ни побуждений к деятельности: при малейшей опасности он спешит укрыться под защиту этой матери, которая держит, таким образом, своих детей в состоянии постоянного несовершеннолетия и требует от них пассивного послушания. В общине слишком мало движения, она не получает извне никакого толчка, который побуждал бы ее к развитию, — в ней нет конкуренции, нет внутренней борьбы, создающей разнообразие и движение, предоставляя человеку его долю земли, она избавляет его от всяких забот.
Общинное устройство усыпляло русский народ, и сон этот становился с каждым днем все более глубоким, пока, наконец, Петр I грубо не разбудил часть нации. Он искусственно вызвал нечто вроде борьбы и антагонизма, и именно в этом-то и заключалось провиденцпальное назначение петербургского периода.
С течением времени этот антагонизм стал чем-то естественным. Какое счастье, что мы так мало спали, едва пробудившись, мы оказались лицом к лицу с Европой, и с самого начала наш естественный, полудикий образ жизни более соответствует идеалу, о котором мечтала Европа, чем жизненный уклад цивилизованного германо-романского мира, то, что является для Запада только надеждой, к которой устремлены его усилия, — для нас уже действительный факт, с которого мы начинаем, угнетенные императорским самодержавием, — мы идем навстречу социализму, как древние германцы, поклонявшиеся Тору или Одину, шли навстречу христианству.
Утверждают, что все дикие народы начинали с подобной же общины, что она достигла у германцев полного развития, но что всюду она вынуждена была исчезнуть с началом цивилизации. Из этого заключили, что та же участь ожидает русскую общину, но я не вижу причин, почему Россия должна непременно претерпеть все фазы европейского развития, не вижу я также, почему цивилизация будущего должна неизменно подчиняться тем же условиям существования, что и цивилизация прошлого.
Германская община пала, встретившись с двумя социальными идеями, совершенно противоположными общинной жизни: феодализмом и римским правом. Мы же, к счастью, являемся со своей общиной в эпоху, когда противообщинная цивилизация гибнет вследствие полной невозможности отделаться, в силу своих основных начал, от противоречия между правом личным и правом общественным. Почему же Россия должна лишиться теперь своей сельской общины, если она сумела сберечь ее в продолжение всего своего политического развития, если она сохранила ее нетронутой под тягостным ярмом московского царизма, так же как под самодержавием — в европейском духе — императоров?
Ей гораздо легче отделаться от администрации, насильственно насажденной и совершенно не имеющей корней в народе, чем отказаться от общины, но утверждают, что вследствие постоянного раздела земель общинная жизнь найдет свой естественный предел в приросте населения. Как ни серьезно на первый взгляд это возражение, чтоб его опровергнуть, достаточно указать, что России хватит земли еще на целое столетие и что через сто лет жгучий вопрос о владении и собственности будет так или иначе разрешен. Более того. Освобождение помещичьих имений, возможность перехода из перенаселенной местности в малонаселенную, представляет также огромные ресурсы.
Многие, и среди них Гакстгаузен, утверждают, что, вследствие этой неустойчивости во владении землею, обработка почвы нисколько не совершенствуется, временный владелец земли, в погоне за одной лишь выгодой, которую он из нее извлекает, мало о ней заботится и не вкладывает в нее свой капитал, вполне возможно, что это так. Но агрономы-любители забывают, что улучшение земледелия при западной системе владения оставляет большую часть населения без куска хлеба, и я не думаю, чтобы растущее обогащение нескольких фермеров и развитие земледелия как искусства могли бы рассматриваться даже самой агрономией как достаточное возмещение за отчаянное положение, в котором находится изголодавшийся пролетариат.
Дух общинного строя уже давно проник во все области народной жизни в России. Каждый город, на свой лад, представлял собой общину, в нем собирались общие сходы, решавшие большинством голосов очередные вопросы, меньшинство либо соглашалось с большинством, либо, не подчиняясь, вступало с ним в борьбу, зачастую оно покидало город, бывали даже случаи, когда оно совершенно истреблялось.
В этом непреклонном меньшинстве можно распознать гордое вето польских магнатов. Княжеская власть, при наличии судилищ, составленных из выборных судей, творивших правосудие устно и по внутреннему убеждению перед лицом свободных сходов в городах, и к тому же лишенная постоянной армии, не могла укрепляться, это станет особенно понятным, если не упускать из виду, насколько ограничены жизненные потребности у народа, целиком занятого земледелием. Московская централизация положила конец этому порядку вещей, Москва явилась для России первым Петербургом. Московские великие князья, отбросив этот титул, чтобы принять титул царя всея Руси, стремились к совсем иного рода власти, чем та, которой пользовались их предшественники.
Пример увлекает их: они явились свидетелями могущества греческих императоров в Византии и могущества монгольских ханов из главной орды Тамерлана, известной под именем