NICOLAS GILBERT
NICOLAS GILBERT
LE POTE MALHEUREUX.
OU
LE GNIE AUX PRISES AVEC LA FORTUNE
LE POTE MALHEUREUX.
OU
LE GNIE AUX PRISES AVEC LA FORTUNE
Barbants hic ego sum, quia non intelligor illis.
Два стихотворения, Жильбер Николя-Жозеф-Лоран, Год: 1781
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Французская элегия XVIII—XIX вв. в переводах поэтов пушкинской поры: Сборник
М.: Радуга, 1989.
Le Poè,te malheureux, ou Le Gnie aux prises avec la fortune
M. В. Милонов. Бедный поэт. Вольный перевод из Жильберта
Ode IX, imite de plusieurs psaumes
H. И. Гнедич. К Провидению
Ф. Н. Глинка. Прощание с жизнию
С. И. Висковатов. Подражание Жилберту
И. П. Бороздна. Последняя ода Жильберта
А. А. Шишков. Незваный гость
Vous que l’on vit toujours, chris de la fortune,
De succè,s en succè,s promener vos dsirs,
Un moment, vains mortels, suspendez vos plaisirs:
Malheureux… Ce mot seul dj vous importune!
On craint d’tre forc d’adoucir mes destins!
Rassurez-vous, cruels, environn d’alarmes,
J’appris ddaigner vos bienfaits incertains,
Et je ne viens ici demander que des larmes.
S avez-vous quel trsor et satisfait mon cur?
La gloire: mais la gloire est rebelle au malheur,
Et le cours de mes maux remonte ma naissance.
Avant que, dgag des ombres de l’enfance,
Je pusse voir l’abme o j’tais descendu,
Pè,re, mè,re, fortune, oui, j’avais tout perdu.
Du moins l’homme clair, prvoyant sa misè,re,
Enrichit l’avenir de ses travaux prsents,
L’enfant croit qu’il vivra comme a vcu son pè,re,
Et tranquille s’endort entre les bras du Temps.
La raison luit enfin, quoique tardive natre.
Surpris, il se rveille, et, charg de revers,
Il se voit sans appui dans un monde pervers,
Forc de har l’homme avant de le connatre.
Saison de l’ignorance, printemps de mes jours!
Faut-il que, tourment par un instinct perfide,
J’aie, force de soins, prcipit ton cours,
Trop lent pour mes dsirs, mais dj si rapide!
Ou faut-il qu’aujourd’hui, sans gloire et malheureux,
Jusqu’ te dsirer je rabaisse mes vux!
Pareil cet aiglon qui, de son nid tranquille,
Voyant prè,s du soleil son pè,re transport
Nager avec orgueil dans des flots de clart,
S’lè,ve, bat les airs de son aile indocile,
Retombe, et, ne pouvant le suivre que des yeux,
En accuse son nid, et, d’un bec furieux,
Le disperse bris, mais en vain le regrette,
Quand, gar dans l’ombre, il erre sans retraite.
Mais on admire, on aime, on soutient les talents,
C’est en vain qu’on voudrait repousser leurs lans:
Sur ses ples rivaux renversant la barriè,re,
Le gnie grands pas marche dans la carriè,re.
C’est vous qui l’assurez, et moi, que les destins
Ont toujours promen sur la scè,ne du monde,
Je dis (et ma jeunesse, en naufrages fconde,
Etudia longtemps les perfides humains,
Apprit o s’arrtaient les forces du gnie):
‘Le talent rampe et meurt s’il n’a des ailes d’or,
Ou, vendant ses vertus, rare et noble trsor,
Lè,ve un front couronn de gloire et d’infamie.’
Que ne puis-je, mortels, tre accus d’erreur!
Quel que soit mon orgueil, oui, j’aimerais croire
Que j’ai par trop d’audace irrit mon malheur,
Que je frappais sans titre aux portes de la gloire.
Il en cote mon cur de vous croire mchants,
Mais expliquez, cruels, l’nigme de ma vie,
Ou rendez-moi raison de votre barbarie.
Dieu plaa mon berceau dans la poudre des champs,
Je n’en ai point rougi: matre du diadè,me,
De mon dernier sujet j’eusse envi le rang,
Et, honteux de devoir quelque chose mon sang,
Voulu renatre obscur pour m’lever moi-mme.
A l’ge o la raison sommeille, oisive encor,
La mienne impatiente ose prendre l’essor:
Au nom seul d’un grand homme on voit couler mes larmes.
Grand Dieu! ne puis-je encor m’lancer sur ses pas!
Cond bgaie peine, il demande des armes,
Et, dj plein de Mars, respire les combats …
Donnez-moi des pinceaux. — Qu’exiges-tu d’un pè,re?
Mon fils, crois-moi, surmonte un penchant tmraire:
Tu veux chercher la gloire? eh! ne sais-tu donc pas
Que les plus grands talents y montent avec peine,
Que, noircis par l’envie, accabls par la haine,
Tous ont vu le bonheur s’chapper de leurs bras?
Songe au sort de Milton, songe au destin d’Homè,re:
L’homme, ingrat de leur temps, a-t-il chang depuis?
Ah! mon fils, je suis pauvre, et tu n’as plus de mè,re,
Bientt tu vas me perdre: o seront tes appuis?
Mon fils, crois-moi, mon fils, sors de ton indigence,
Et vers la gloire alors dirige tes travaux.
Au nom de tous les soins qu’on prend de ton enfance,
Par mes cheveux blanchis… — Donnez-moi des pinceaux.
Eh bien! vis ton gr. Je te livre toi-mme,
Ingrat, mais en suivant ta folle passion,
Crains ton pè,re, reois sa maldiction.
Vous pleurez… ah! mon fils, votre pè,re vous aime,
Ecoutez. — Des pinceaux! Moi, sillonnant les mers,
J’aurais donc, sur la foi du zphyr infidè,le,
Poursuivi la fortune au bout de l’univers,
Et peut-tre, pour prix de mon avare zè,le,
Enterr sous les flots, en revenant au port,
Et mes jours, et mon nom qui peut vaincre la mort!
Qu’ son gr l’opulence, injuste et vile amante,
Berce sur le damas ce parvenu grossier,
Et laisse le poè,te, l’ombre d’un laurier,
Charmer par ses concerts le sort qui le tourmente.
Il n’est qu’un vrai malheur, c’est de vivre ignor.
L’homme brille un moment, et la tombe dvore
Les titres fastueux dont on fut dcor,
Nos maux, et ces plaisirs que le vulgaire adore,
Tout prit sous la faux de la Mort ou du Temps:
Mais la gloire du moins que l’homme a mrite
Survit son trpas, et s’accrot par les ans,
Et, loin de les fltrir, la fortune irrite
Ajoute un nouveau lustre aux talents glorieux.
Racine, dieu des vers! Corneille, esprit sublime!
Vous pouvez effrayer un cur pusillanime,
Peut-tre avec ddain vos mnes radieux
Du haut des monts sacrs regardent qui nous sommes,
Mais, si j’en crois mon cur, on peut vous galer:
Le ciel, en vous formant, voulut se signaler,
J’y consens, mais enfin vous n’tes que des hommes.
Ainsi je m’abusais. Sans guide, sans secours,
J’abandonne, insens, mon paisible village,
Et les champs o mon pè,re avait fini ses jours.
Cieux, tonnez contre moi, vents, armez votre rage,
Que, vide d’aliments, mon vaisseau mutil
Vole au port sur la foi d’une toile incertaine,
Et par vous loin du port soit toujours exil.
Mon asile est partout o l’orage m’entrane.
Qu’importe que les flots s’abment sous mes pieds,
Que la mort en grondant s’tende sur ma tte,
Sa prsence m’entoure, et, loin d’tre effrays,
Mes yeux avec plaisir regardent la tempte:
Du sommet de la poupe, arm de mon pinceau,
Tranquille, en l’admirant, j’en trace le tableau.
Je n’avais point alors essuy de naufrage,
Mon gnie abus croyait la vertu,
Et, contre les destins rassemblant son courage,
Se nourrissait des maux qui l’avaient combattu.
Mon sort est d’tre grand, il faut qu’il s’accomplisse,
Oui, j’en crois mon orgueil, tout, jusqu’ mes revers.
Qui de ceux dont la voix claira l’univers
N’a point de la fortune prouv l’injustice?
Un dieu, sans doute un dieu m’a forg ces malheurs,
Comme des instruments qui peuvent ma vue
Ouvrir du cur humain les sombres profondeurs,
Source de vrits, au vulgaire inconnue.
Rentrez dans le nant, prsomptueux rivaux,
Ainsi que le soleil, dans sa lumiè,re immense,
Cache ces astres vains levs en son absence,
Je vais vous effacer par mes nobles travaux.
Mon me (quel orgueil, grand Dieu, l’avait sduite!)
Dvorait des talents le trne rvr,
Et dans tous les objets dont je marche entour,
Ma gloire en traits de feu dj me semble crite.
Prestiges que bientt je vis s’vanouir!
Doux espoir de l’honneur, trop sublime dlire!
Ah! revenez encor, revenez me sduire:
Pour les infortuns, esprer c’est jouir.
Je n’ai donc en travaux puis mon enfance
Que pour m’environner d’une affreuse clart
Qui me montrt l’abme o je meurs arrt.
Ne valait-il pas mieux garder mon ignorance?
Trop heureux Philemon, s’il connat son bonheur!
Fidè,le au rang obscur qu’il reut de ses pè,res,
Longtemps de sa jeunesse il voit briller la fleur,
Et, cultivant en paix ses champs hrditaires,
Ne craint pas que toujours ses efforts abuss
Laissent tomber son corps priv de nourriture:
La terre au jour marqu lui rend avec usure
Les trsors qu’en ses flancs il avait dposs.
Il n’a point, il est vrai, vu nos cits immondes,
D’o le grand, tonn de ses vastes besoins,
De leurs productions puise les deux mondes.
Nos sciences, nos arts, trangers ses soins,
Ne l’ont point dpouill de ses murs ingnues.
Roulez en char brillant votre heureux dshonneur,
Jamais de Philemon vous ne serez connues,
Beauts dont on nourrit les vices sans horreur,
Tandis que les talents, amis de l’innocence,
Mconnus, repousss dans leur premier essor,
Tombent dcourags, et meurent d’indigence
Sous l’ombre d’un laurier qu’on leur dispute encor.
Ce protecteur qui marche en semant les promesses,
Mme en trompant ses vux l’abaissa-t-il jamais?
Burrhus, qui va comptant les ingrats qu’il a faits,
Lui vient-il reprocher ses honteuses largesses?
Aux malheureux toujours on trouve des forfaits,
Et les plus gnreux vendent cher leurs bienfaits.
Pour qui les verts bosquets ouvrent-ils leurs ombrages?
Les tranquilles tangs, les tortueux vallons,
Les antres toujours frais, les ruisseaux vagabonds,
Les chants du peuple ail, ses jeux dans les feuillages,
Le paisible sommeil sur des lits de gazon,
La justice, la paix, tout rit Philemon.
Oh! combien j’eusse aim cette beaut nave,
Qui, d’un poux absent pressentant le retour,
Rassemble tous les fruits de son fertile amour,
Dirige des ans la marche encor tardive,
Et, portant dans ses bras le plus jeune de tous,
Vole au bout du sentier par o descend leur pè,re!
Elle le voit: grand Dieu, drobe ma misè,re
L’aspect de leurs plaisirs dont mon cur est jaloux…
N’est-ce donc point assez des tourments que j’endure?
Quoi! je porte un cur noble, et d’un il plein d’effroi
Je lis sur tous les fronts le mpris et l’injure!
Le dernier des mortels est plus heureux que moi!
Ah! brisons ces pinceaux! tombe, lyre inutile!
Prisse un monde injuste! et toi qui m’as perdu,
Gloire, fantme ingrat, la brigue vendu,
Va, je perds sans regret ta couronne futile:
C’est le prix de l’intrigue, et je ne puis ramper.
Si pourtant les destins cessaient de me frapper…
Des hommes quelquefois l’injustice se lasse…
Je puis tre du moins fameux par mon audace.
Oui, tremblez, fiers rivaux, dtournez vos mpris,
L’intrpide lion dans un piè,ge surpris
S’irrite du danger, et de sa dent tenace
Ronge, en grondant, la toile o lui-mme s’enlace,
Se roule, et peut enfin, par un dernier effort,
La briser, s’chapper, et, prodiguant la mort
Au peuple de chasseurs qui l’attaque et le brave,
Marcher, roi des forts qui le virent esclave.
Vain espoir! qu’ai-je dit? hlas! sans de longs jours
Le poè,te languit dans la foule commune,
Et s’il fut en naissant charg de l’infortune,
Si l’homme, pour lui seul avare de secours,
Refuse ses travaux mme un juste salaire,
Que peut-il lui rester?… Oh! pardonnez, mon pè,re,
Vous me l’aviez prdit… Je ne vous croyais pas:
Ce qui peut lui rester? La honte et le trpas.
C’en est donc fait: dj la perfide esprance
Laisse de mes longs jours vaciller le flambeau,
A peine il luit encore, et la ple indigence
M’entrouvre lentement les portes du tombeau.