А. И. Герцен
Произведения 1851-1852 годов
СОДЕРЖАНИЕ
DDICACE
(A NICOLAS OGAREFF)
Alexandre Herzen
ПЕРЕВОД
ПОСВЯЩЕНИЕ
(Николаю Огареву)
Александр Герцен
LE PEUPLE RUSSE ET LE SOCIALISME
LETTRE MONSIEUR J. MICHELET,
professeur au Collge de France
——
Произведения 1851-1852 годов, Герцен Александр Иванович, Год: 1852
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А. И. Герцен. Собрание сочинений в тридцати томах.
Том седьмой. О развитии революционных идей в России. Произведения 1851-1852 годов
М., Издательство Академии Наук СССР, 1956
Дополнение:
Том тридцатый. Книга вторая. Письма 1869—1870 годов. Дополнения к изданию.
М., Издательство Академии Наук СССР, 1965
Ddicace
Посвящение (перевод)
Le peuple Russe et le socialisme
Русский народ и социализм (авторизованный перевод)
Поврежденный
<Беру вас в судьи...> (перевод)
An die Redaktion der ‘Neuen Zrcher Zeitung’
В редакцию ‘Neuen Zrcher Zeitung’ (перевод)
J’avais treize ans lorsque je te rencontrai. Tu tais plus jeune d’une anne. Nous entrmes ensemble dans la vie.
Nous marchions sans crainte, la tte haute, le cur plein de feu, nous n’tions pas avares de nous-mmes, nous rpondions chaque appel, nous nous abandonnions avec franchise et en entier chaque entranement. La route choisie par nous n’tait pas facile, mais nous ne l’avons jamais dlaisse, blesss, briss nous marchions — et nul ne prit les devants sur nous.
Je suis arriv, moi… non au but, mais l o commence la descente, et je cherche ta main, afin de nous en aller ensemble, comme nous sommes venus, et te souriant avec tristesse, te dire en te pressant cette main: ‘Ami, voil tout!’, car je n’attends rien pour moi, rien ne m’tonnera, ni me rjouira profondment. L’tonnement et le bonheur sont brids en moi par les rminiscences du pass, par les craintes de l’avenir. J’ai acquis tant de foice d’indiffrence, de rsignation, de scepticisme, je veux dire, tant de vieillesse, que je survivrai tous les coups de fatalit, quoique je n’aie ni le dsir de vivre longtemps, ni celui de mourir demain. La fin viendra par hasard sans conscience, ni raison, comme le commencement. Je ne la provoque, ni la fuis — et cela parce que je suis vieux.
En veux tu encore la preuve: je ne trouve en moi ni l’nergie, ni la fracheur ncessaires pour entreprendre un nouveau travail et involontairement l’ide snile de rassembler tout ce que j’ai crit dans un seul livre s’est prsente moi.
Une partie de ce qui nous soudait si intimement s’est enfouie dans ces feuilles parses et oublies et tu l’y retrouveras plus jeune, plus sonore qu’en moi-mme.
Je t’offre ces feuilles.
Pour toi elles auront un double sens, comme les tombes que nous rencontrons dans un cimetire et sur lesquelles nous lisons des noms que nous avons connus et aims.
10 juin 1851. Paris.
Rue S. Hyacinthe.
Htel du Prince Rgent.
Мне было тринадцать лет, когда я тебя встретил. Ты был моложе на год. Вместе входили мы в жизнь.
Шли мы безбоязненно, с высоко поднятой головой, о сердцем, полным агня, не скупясь расходовали мы себя, мы отвечали всякому призыву, искренне и безраздельно отдавались мы всякому увлечению. Путь, нами избранный, был не легок, но мы никогда его не покидали, раненные, сломанные, мы шли— и нас никто не обгонял.
Я дошел… не до цели, а до того места, где начинается спуск, и я ищу твоей руки, чтобы вместе выйти, как мы вместе пришли, чтобы пожать ее и сказать тебе, грустно улыбаясь: ‘Друг, вот и всё!’, ибо для себя я больше ничего не жду, ничто не удивит меня, ничто не обрадует глубоко. Удивление и радость обузданы во мне воспоминаниями былого, страхом будущего. Я достиг такой силы безразличия, безропотности, скептицизма, иначе говоря — такой старости, что переживу все удары судьбы, хоть равно не желаю ни долго жить, ни завтра умереть. Конец придет так же случайно, бессознательно и бессмысленно, как начало. Я не тороплю его и не избегаю — и это потому, что я стар.
И если хочешь — вот тебе еще доказательство: я не нахожу в себе ни энергии, ни свежести, нужных для того, чтобы предпринять новый труд, и мне невольно пришла на ум старческая мысль собрать все написанное мною в одну книгу.
Часть того, что соединяло нас так тесно, скрыта в этих разрозненных и позабытых листках, и ты там вновь найдешь все это более юным, более звучным, чем во мне самом.
Преподношу тебе эти листки.
Для тебя они будут иметь двойное значение, как те могилы, которые мы встречаем на кладбище и на которых читаем знакомые нам и некогда любимые имена.
10 июня 1851 г. Париж.
Улица Св. Гиацинта.
Отель Принца-регента.
Cette lettre, imprime Nice en 1851, n’a jamais eu de circulation qu’en Pimont et en Suisse. Presque toute l’dition a t saisie Marseille par la douane, qui a oubli de la renvoyer, sans gard aux rclamations.
Les temps ont chang, pourtant, nous pensons que cette lettre ne sera pas dnue d’intrt pour le public.
Le clbre historien a publi sur cette lettre, dans l’Avnement, un article plein de sentiments de bienveillance et de sentiments d’amiti personnelle pour l’auteur1.
1 Ввиду отсутствия этого предисловия в публикуемом ниже авторизованном переводе ‘Русского народа и социализма’, русский текст его приводится здесь: <'Предисловие ко второму изданию'>. Письмо это, напечатанное в Ницце в 1851 году, получило распространение только в Пьемонте и Швейцарии. Почти все издание было захвачено в Марселе таможней, забывшей возвратить его, несмотря на требования.
Времена изменились, тем не менее, мы полагаем, что письмо это не будет лишено интереса для публики.
Знаменитый историк опубликовал в ‘L’Avnement’ по поводу этого письма статью, полную доброжелательства и личных дружеских чувств к автору’ (франц.).— Ред.
Monsieur,
Vous tes trop haut plac dans l’estime gnrale, vos paroles sont accueillies par la dmocratie europenne avec trop de confiance que votre noble plume vous a si justement conquise, pour qu’il me soit permis, dans une cause qui touche mes convictions les plus profondes, de laisser sans rponse la caractristique du peuple russe que vous faites dans votre beau travail sur Kosciusko {Feuilleton du journal VEvnement, depuis le 28 aot jusqu’au 15 septembre 1851.}.
Cette rponse est d’autant plus indispensable, qu’il est’ temps de faire voir l’Europe qu’en parlant actuellement de la Russie, ce n’est plus d’un absent, d’un loign, d’un muet que l’on parle. Nous sommes prsents, nous qui avons quitt la Russie avec le seul but de faire retentir en Europe le libre verbe russe. La parole devient pour nous un devoir, quand un homme, appuy sur une grande et lgitime autorit, vient de nous dire que: ‘il affirme, qu’il jure, qu’il prouvera que la Russie n’existe pas, que les Russes ne sont pas des hommes, qu’il leur manque le sens moral’.
Voulez-vous parler de la Russie officielle, de l’empire des faades, du gouvernement byzantino-allemand? D’accord, nous acquiesons d’avance tout ce que vous nous direz, la dfense ne nous incombe nullement, le gouvernement russe a assez d’agents littraires dans la presse parisienne pour que les apologies les plus loquentes lui fassent jamais dfaut.
Mais ce n’est plus de la socit officielle seule qu’il s’agit dans votre travail, vous avez agit la question jusque dans ses dernires profondeurs, vous avez parl du peuple.
Le pauvre peuple russe n’a personne pour lever la voix en sa faveur, je vous le demande, Monsieur, nous serait-il, sans lchet, possible en pareille occasion de nous imposer le silence? Le peuple russe, Monsieur, existe, il vit, il n’est mme pas vieux, il est trs jeune. On meurt quelquefois jeune, avant d’avoir vcu, cela arrive, mais cela n’est pas normal.
Le pass du peuple russe est obscur, son prsent — affreux, il a nanmoins quelques droits l’avenir, il ne croit pas son tat actuel, il a la tmrit d’esprer, et il espre d’autant plus qu’il possde moins.
La priode la plus difficile pour le peuple russe s’approche de sa fin. Une lutte terrible l’attend, son ennemi s’y prpare.
La grande question, le to be or not to be de la Russie, sera bientt dcide. Mais avant le combat on n’a pas le droit de dsesprer du rsultat.
La question russe acquiert des proportions graves, inquitantes, on s’en proccupe vivement dans tous les partis, mais il me semble qu’on s’occupe trop de la Russie du tzar, de la Russie officielle, et trop peu de la Russie du peuple, de la Russie occulte.
Et mme en ne considrant la Russie qu’ son point de vue gouvernemental, ne croyez-vous pas qu’il ft utile de faire plus ample connaissance avec ce voisin incommode qui sait placer dans chaque coin de l’Europe ici un espion, l une baonnette? Le gouvernement russe touche la Mditerrane par sa protection de la Porte-Ottomane, au Rhin par sa protection des cousins et beaux-frres d’Allemagne, et l’Atlantique par sa protection de l’ordre en France.
Il faudrait, dis-je, apprcier sa juste valeur ce protecteur universel, et voir, si cet trange empire n’eut, en effet, d’autre raison d’existence que cette vocation hideuse que s’est donne le gouvernement de St.-Ptersbourg, d’tre une borne jete au travers de la route royale de l’humanit.
L’Europe touche un cataclysme terrible. Le monde du moyen ge finit, le monde fodal se meurt. Les rvolutions politiques et religieuses s’affaissent sous le poids de leur impuissance, elles ont accompli de grandes choses, mais elles n’ont pas suffi leur tche, elles ont dpouill le trne et l’autel de leur prestige, sans raliser la libert, elles ont allum dans les curs des dsirs sans offrir aucun moyen de les satisfaire. Parlementarisme, protestantisme, tout cela n’a t qu’ajournement, salut provisoire, endiguement, qui arrta pour quelques moments la mort et la naissance. Ce temps est rvolu. Depuis 1848, l’on s’aperoit que ni les rminiscences du droit romain, ni une pitre lgalit, ni une maigre philosophie diste, ni un rationalisme religieux strile, ne peuvent ajourner l’accomplissement des destines sociales.
L’orage approche, on ne peut plus s’y mprendre, rvolutionnaires et racteurs en conviennent.Le vertige s’empare de tout le monde, une question lourde, une question de vie et de mort, opprime la poitrine. On est inquiet, agit, on se demande si l’Europe, ce 18 Том vu vieux Prothe, cet organisme us, pourra trouver encore assez de force pour oprer sa rgnration. On redoute la rponse, on frmit d’incertitude.
La question est grave en effet.
Oui, la vieille Europe, pourra-t-elle changer son sang atrophi et s’lancer perte de vue dans cet avenir sans bornes qui nous entrane d’une force irrsistible, passionne, fatale, vers lequel nous nous prcipiterons envers et contre tout, dussions-nous passer sur les ruines de nos maisons paternelles, disperser les trsors des civilisations coules et les richesses de la dernire culture?
Des deux cts la position est galement apprcie. L’Europe rentre dans la nuit morne et paisse qui doit prcder l’aube de cette lutte dcisive. Ce n’est plus une existence, c’est une attente, une anxit. Tout est renvers. Plus de lgalit, plus de justice, plus de simulacre de libert, une inquisition laque et irrligieuse rgne en absolue, les lois sont remplaces par le code soldatesque d’une place assige. Une seule force morale prside, dicte et ordonne, c’est la peur, elle suffit. Toutes les questions sont repousses au second plan devant le grand intrt ractionnaire. Les gouvernements en apparence les plus opposs de principes se fondent fraternellement dans une seule police cumnique. L’empereur de Russie, sans cacher sa haine contre les Franais, rcompense le prfet de la police de Paris, le roi de Naples, de sa main de gelier, dcore le prsident de la Rpublique. Le roi de Berlin, affubl d’un uniforme russe, court Varsovie se jeter dans les bras de son ennemi l’empereur d’Autriche sous la bndiction tutlaire de Nicolas, ce tzar schismatique qui, son tour, offre ses troupes au Pontife de Rome. Au milieu de ce sabbat, de cette nuit walkyrienne de la raction, toute scurit individuelle a disparu, aucune des garanties qui existent mme dans les socits les moins avances, en Chine, en Perse, n’est plus respecte dans les capitales du monde ex-civilis.
On ne se retrouve plus. Est-ce bien l l’Europe que nous avons connue et aime?
En vrit, s’il n’y avait pas d’Angleterre, libre et fire, si ce diamant enchss dans l’argent de la mer, comme dit Shakespeare, cessait de briller, si la Suisse par crainte du Csar persistait comme l’aptre Pierre renier son principe, si le Pimont, ce seul bras libre et fort de l’Italie, si ce refuge, dis-je, de la civilisation chasse du Nord et se repliant derrire les Alpes sans oser passer les Apennins, venait soudain se fermer aux sentiments humains, si, en un mot, ces trois pays allaient tre infects du souffle dltre de Paris et de Vienne, l’on pourrait croire que la dissolution du vieux monde et dj t perptre par les mains parricides des conservateurs, et que la barbarie et dj commenc en France et en Allemagne.
Au milieu de ce chaos, de cette agonie en dmence, de cet enfantement douloureux, au milieu de ce monde qui s’croule putrfi autour d’un berceau, les regards se dirigent involontairement vers l’Orient.
Pareil une montagne sombre qui se dgage du brouillard, on y distingue un empire menaant, hostile, on dirait mme qu’il s’avance comme une avalanche ou comme un hritier impatient, prt acclrer la lenteur des derniers moments du moribond.
Cet empire, inconnu il y a deux sicles, s’est tout coup prsent grossirement, et sans invitation, sans droit, il est venu s’asseoir, le verbe haut, au concile des souverains de l’Europe, en rclamant sa part du butin la conqute duquel il n’avait nullement contribu.
Personne n’osa lui contester ses prtentions de s’immiscer dans les affaires de l’Europe.
Charles XII tenta l’essai, mais son glaive jusque-l invincible se brisa la tche, Frdric II voulut s’opposer aux empitements de la cour de Ptersbourg, Knigsberg et Berlin tombrent au pouvoir de l’ennemi du Nord. Le tzar Napolon pntra la tte d’un demi-million d’hommes jusqu’au cur du gant. Il en sortit furtivement, seul, dans un misrable traneau de poste. L’Europe vit avec stupfaction la fuite de Napolon, les nues de Cosaques volant sa poursuite, les armes russes s’acheminant vers Paris et jetant sur leur chemin, l’Allemagne, l’aumne de son indpendance nationale. Vampire monstrueux, il ne semble exister que pour guetter les fautes des peuples et des rois. Hier nous l’avons vu presque craser l’Autriche en l’aidant contre la Hongrie, demain nous le verrons proclamer la Marche de Brandebourg province de l’empire russe, pour donner appui au roi de Berlin.
Et dire que, la veille du grand combat, l’on sait si peu sur ce nouveau lutteur, arrogant, arm de pied en cap, et prt passer la frontire au premier appel de ses amis de la raction! A peine connat-on son armure, les couleurs de son drapeau, et l’on se tient sa parole officielle, des notions vagues, sans remarquer ce qu’il y a de contradictoire dans tous les rcits qui circulent son sujet.
Les uns ne parlent que de l’omnipotence du tzar, de l’insolence gouvernementale, de la servilit des sujets, les autres disent que l’imprialisme de Ptersbourg n’est point national, que le peuple, courb sous le double joug du souverain et de la noblesse, souffre l’oppression mais ne l’accepte pas, qu’il n’est pas annihil mais seulement malheureux. Et pourtant cette mme population sert de ciment ce tout colossal qui l’opprime. D’autres viennent ajouter que le peuple russe est une vile multitude d’ivrognes et d’ilotes, et tels autres encore constatent en Russie une race intelligente et bien doue.
Il y a pour moi quelque chose de tragique dans cette distraction snile, avec laquelle le vieux monde confond toutes les notions concernant son antagoniste.
Dans cet amas d’opinions contradictoires percent tant de connaissances immobiles, une si triste lgret, des prjugs tellement tenaces, que, malgr nous, notre regard ne trouve d’autre point de comparaison dans l’histoire que celui de la dcadence romaine.
Alors aussi, la veille de la rvolution chrtienne, la veille de la victoire des barbares, l’on proclamait l’ternit de Rome, la folie impuissante de la secte nazarenne, et la chimre des dangers qu’annonait le mouvement du monde barbare.
C’est vous, Monsieur, que revient juste titre le mrite d’avoir parl le premier en France de la Russie populaire, vous aviez dj appliqu la main sur le cur, sur la source mme de la vie, la vrit allait jaillir sous la pression de votre puissant gnie, quand, soudain par un mouvement de colre vous avez retir cette main fraternelle, et la source aussitt vous a apparu trouble et confuse.
J’ai lu, avec une profonde douleur, vos paroles irrites. Triste, le cur gros, je cherchais en vain, je l’avoue, l’historien, le philosophe, et plus que tout cela, l’homme aimant que nous connaissons tous. J’ai hte de le dire, j’ai parfaitement apprci la cause de votre indignation: la sympathie pour la malheureuse Pologne a parl par vous. Nous aussi, nous la connaissons, Monsieur, la sympathie pour nos frres polonais, et chez nous ce n’est pas de la compassion, c’est du remords, c’est de la honte. Aimer la Pologne! Nous l’aimons tous, mais est-ce bien la consquence invitable de ce sentiment que de lui victimer un peuple galement malheureux, un peuple qui a d prter ses mains gar-rotes un gouvernement froce pour commettre des crimes? Soyons gnreux, et n’oublions pas que nous venons de voir un peuple qui, arm du suffrage universel et de baonnettes citoyennes, n’en a pas moins consenti au rtablissement de l’ordre de Varsovie Rome, ne voyons-nous pas aujourd’hui… mais regardez plutt ce qui se passe sous vos yeux… et pourtant nous ne disons pas que les Franais ont cess d’tre hommes, nous attendons.
Il est temps d’oublier cette lutte malheureuse entre des frres, parmi nous, il n’y a pas de vainqueur, la Pologne ainsi que la Russie succombent un ennemi commun. Le martyr, l’offens lui-mme, se dtourne d’un pass galement douloureux pour nous tous. L’ami illustre que vous citez, le grand pote Mickiewicz, en est une preuve.
Ne dites pas, Monsieur, en parlant des opinions du barde polonais, que c’est ‘de la clmence’, que ‘ce sont des erreurs des saints’. Non, ce sont l des fruits d’une longue et consciencieuse mditation, d’une intuition profonde des destines du monde slave. Il est beau de pardonner ses ennemis, mais il est quelque chose de plus humain encore: c’est de les comprendre, car comprendre c’est dj absoudre, rhabiliter, se rconcilier.
— Le monde slave tend s’unir, cette tendance apparat immdiatement aprs la priode napolonienne. L’ide d’une fdration slave germait dj dans les plans rvolutionnaires de Pestel et de Mouravioff. Plusieurs Polonais ont pris part la conspiration russe.
Lorsque la rvolution de 1830 clata Varsovie, le peuple russe ne manifesta aucune animosit contre les rebelles du tzar, la jeunesse tait, cur et me, pour la cause polonaise. Je me rappelle avec quel enthousiasme nous nous prcipitions vers les nouvelles de Varsovie, nous avons pleur comme des enfants au rcit du service funbre clbr dans la capitale de la Pologne, en honneur de nos martyrs de Ptersbourg. La sympathie pour les Polonais nous exposait des punitions criminelles, il fallait la refouler dans son cur et se taire.
Il est possible qu’un sentiment d’animosit, sentiment d’ailleurs parfaitement mrit, et celui d’un patriotisme exclusif, avait prdomin encore en Pologne lors de la guerre de 1830. Depuis, Mickiewicz, les travaux philologiques et historiques de plusieurs crivains slaves, une connaissance plus approfondie des peuples europens acquise pendant le triste plerinage de l’migration, ont donn aux ides une tout autre direction. Les Polonais ont senti que la guerre n’tait pas entre eux et le peuple russe, ils ont compris qu’ils ne pouvaient combattre autrement que POUR LEUR LIBERT ET LA NTRE, ainsi que le disait l’inscription sublime de leur drapeau rvolutionnaire.
L’hroque missaire Konarski, qui fut en 1839 tortur et fusill Vilna, appelait la rvolte les Russes et les Polonais sans distinction de nationalit. La Russie le remercia d’une manire qui fut aussi tragique que tout ce qu’elle fait depuis qu’une botte l’allemande foule sa poitrine.
Un jeune homme enthousiaste, ardent, dvou, officier russe du rgiment en garnison la forteresse, Koravaeff, rsolut de sauver Konarski. Son jour de service arrivait, il avait dj tout prpar pour la fuite, quand, trahi par un malheureux coaccus du martyr polonais, il se vit djou dans son projet. Le jeune homme fut arrt, charg de fers, il est all expier, aux mines de la Sibrie, le rveil d’un devoir suprieur sa consigne. On n’a jamais entendu parler de lui.
J’ai pass cinq annes en exil, dans les provinces loignes de l’empire, j’ai eu l’occasion d’y rencontrer une grande quantit de Polonais exils, il y en a dans chaque ville de district, des familles entires ou des malheureux isols. Je m’en rapporterais volontiers leur tmoignage, j’en suis convaincu que la sympathie ne leur a pas fait dfaut parmi les habitants du pays. Il est bien entendu, Monsieur, que je ne parle ici ni de la police, ni de la haute hirarchie militaire. Cette dernire ne se distingue nulle part par son amour pour la libert, et encore moins en Russie. Je pourrais aussi vous citer les tudiants polonais envoys chaque an dans les universits russes, afin d’tre tenu loin des coles polonaises, qu’ils racontent l’accueil que leur faisaient partout leurs nouveaux camarades. Ils nous quittaient les larmes aux yeux.
Vous vous rappelez, Monsieur, qu’en 1847, Paris, lorsque les migrs polonais clbraient l’anniversaire de leur rvolution, un Russe se prsenta leur tribune pour demander l’amiti et l’oubli dupasse. C’tait notre malheureux ami Michel Bakounine. Au reste je ne veux pas seulement en appeler l’exemple d’un de mes compatriotes. Je choisis parmi ceux que l’on croit tre nos ennemis, un homme que vous-mme avez nomm dans votre belle lgende sur Kosciusko. Interrogez ce sujet le Nestor de la dmocratie polonaise, demandez des renseignements M. Biernacki, l’un des ministres de la Pologne rvolutionnaire. Je m’en rapporte cette noble intelligence, que d’ailleurs de longs malheurs auraient certainement pu aigrir contre tout ce qui porte le nom de Russe, il ne dmentira pas mes paroles.
La solidarit qui lie la Pologne et la Russie entre elles d’abord et au monde slave ensuite, ne peut plus tre conteste, elle apparat dans toute son vidence. Plus encore, sans la Russie, le monde slave n’a pas d’avenir, sans la Russie, il se fondra, il avortera, il sera absorb par l’lment germanique, il deviendra autrichien, il ne sera pas lui-mme. Or, je ne crois pas que telles soient ni sa mission ni sa destine.
En suivant le dveloppement successif de votre ide, je dois vous avouer, Monsieur, qu’il m’est impossible d’accepter le raisonnement par lequel vous tchez de prouver que l’Europe entire ne soit qu’une personne, dont chaque nation forme un organe indispensable.
Il me semble que toutes les nations germano-romaines sont ncessaires au monde europen, parce qu’elles existent, mais qu’il serait difficile de prouver qu’elles existent parce qu’elles taient ncessaires. Aristote dj distinguait la ncessit prexistante de la ncessit postrieure. La nature accepte la fatalit des faits accomplis, mais il y a grande fluctuation et varit dans la possibilit des faits ralisables. Ce n’est donc qu’ ce titre que le monde slave a le droit de revendiquer son unit, d’autant plus qu’une mme race le compose.
La centralisation est contraire au gnie slave, la fdration, en revanche, dcoule de sa nature. Une fois group et li ensemble dans une association de peuples libres et autonomes, le monde slave pourra enfin commencer sa vritable existence historique. Son pass ne peut tre considr qu’au point de vue d’une prparation, d’une croissance, d’un purgatoire. Les formes historiques de l’Etat ne correspondaient jamais l’ide nationale des Slaves, idal vague, instinctif, si vous voulez, mais par l mme accusant une singulire vitalit dans l’avenir. Les Slaves apportaient dans tout ce qu’il faisaient, une trange demi-attention, voire mme, une apathie tonnante. Ainsi nous voyons la Russie entire passer de l’idoltrie au christianisme, sans secousse, sans rvolte, uniquement par obissance passive aux ordres du grand prince Vladimir, et sous l’influence de Kiev. On prcipita sans regret les vieilles idoles dans le Volkhov, on se soumit au nouveau dieu comme une nouvelle idole.
Huit sicles aprs, une partie de la Russie acceptait galement la civilisation commandite l’tranger et munie d’estampille allemande.
Le monde slave ressemble une femme qui n’a pas encore aim, et qui par l mme parat ne prendre aucun intrt tout ce qui se passe autour d’elle, tre inutile, oublie, trangre. Mais ne prjugeons pas de l’avenir, la femme est jeune, et dj une agitation inquite soulve son cur et le fait tressaillir.
Quant la richesse du gnie national, il nous suffit de montrer la Pologne, le seul peuple slave qui avait, en mme temps, des priodes de force et de libert.
Le monde slave ne parat htrogne qu’ la surface. Sous la couche suprieure de la Pologne chevaleresque, librale et catholique, et de la Russie impriale, assujettie et byzantine, sous la domination dmocratique du vayvode serbe, sous la bureaucratie autrichienne qui pse sur FIllyrie, sur la Dalmatie et sur le Banat, sous le pouvoir patriarcal des Osmanlis, et sous la bndiction du Vladic de Montngro, il repose un peuple physioogiquement, ethnographiquement homogne.
La grande partie de ces populations slaves n’ont presque jamais subi l’esclavage d’une race conqurante. La dpendance dans laquelle se trouvaient divers membres du monde slave, se bornait le plus souvent la reconnaissance de la souverainet, et l’acquittement du tribut. Tel a t par exemple le caractre de la domination mongole en Russie. Les Slaves parvinrent ainsi garder travers les sicles leur nationalit, leurs murs, leur langue. Or, d’aprs ce que nous venons de dire, la Russie ne pourrait-elle pas tre le noyau de cette cristallisation, le centre vers lequel gravitt le monde slave, et cela d’autant plus que, jusqu’ prsent, c’est la seule partie de la grande race qui se trouve provisoirement organise en un Etat fort et indpendant.
Cette question n’impliquerait aucun doute si le gouvernement de Ptersbourg avait le moindre instinct de sa vocation nationale, si une ide humaine quelconque pouvait s’allier ce despotisme dsesprant et born. Mais, dans la situation actuelle, quel serait l’homme d’un peu de conscience, d’un peu d’honntet, qui oserait proposer aux Slaves occidentaux la runion avec un empire soumis un tat de sige permanent, o le sceptre n’est qu’un ignoble bton de caporal assommant par la schlague? Le panslavisme imprial, tel qu’il a t prn jusqu’aujourd’hui par des hommes vendus ou gars, n’a, bien entendu, rien de commun avec toute combinaison base sur le principe de la libert.
Ici, la logique mme nous amne, invitablement, la question la plus grave, la plus lgitime.
En supposant que le monde slave ait quelque possibilit d’une existence plus dveloppe dans l’avenir, quel serait l’lment assez prononc dans son tat embryonnal, qui aurait le droit ce dveloppement? Si les Slaves pensent que leur temps soit venu, l’lment dont je viens de parler doit ncessairement correspondre l’ide rvolutionnaire de l’Europe.
Vous l’avez indiqu, vous l’avez touch, Monsieur, mais vous l’avez laiss chapper d’entre vos mains, en essuyant une gnreuse larme de compassion pour la Pologne.
Vous prtendez que ‘la base de l’existence du peuple russe est le communisme’, vous affirmez que ‘sa force lui est donne par une sorte de loi agraire, par le partage continuel des terres’.
Quel terrible Man-Thkl venez-vous prononcer).. Communisme pour base! Partage des terres pour force! Gomment, Monsieur, ne vous tes-vous pas effray vous-mme en profrant ces paroles?
Ne fallait-il pas s’arrter, approfondir, ne pas lcher la question, avant de vous tre convaincu si c’tait l une vrit ou un rve?
Gomme s’il y avait d’autres tudes, d’autres questions srieuses au XIXe sicle, que la question communiste, que la question du partage des terresl
Entran par votre indignation, vous continuez: ‘Il leur manque (aux Russes) l’attribut essentiel de l’homme, la facult morale, le sens du bien et du mal. Le vrai et le juste n’ont aucun sens pour eux, parlez-en, ils restent muets, ils sourient, ils ne savent ce que vous voulez dire’. Quels sont donc ces Russes, Monsieur, auxquels vous avez parl, ou bien quelles sont ces notions du juste et du vrai que les Russes ne puissent pas comprendre? Car dans un temps si profondment rvolutionnaire, il ne suffit pas seulement de citer les mots du vrai et du juste. Ces mots n’ont plus de sens absolu et galement obligatoire pour tous.
Le juste et le vrai de la vieille Europe, c’est le faux et l’injuste pour l’Europe naissante.
Les peuples, Monsieur, sont des produits de la nature, l’histoire n’est qu’une continuation progressive du dveloppement animal. Nous n’avanons gure en envisageant la nature au point de vue approbatif ou improbatif, elle ne s’attend ni au prix Monthyon, ni un verdict de culpabilit. Ces catgories tiques ne la saisissent pas, tout cela est trop subjectif pour elle. Il me semble qu’en gnral les peuples ne sont ni totalement bons, ni foncirement mauvais, les peuples sont toujours vrais, le peuple-mensonge n’existe pas. La nature ne produit que ce qui est ralisable selon les conditions donnes, elle pousse en avant ce qui existe, par cette sainte agitation, par cette inqutude cratrice, par cette soif inassouvie de se raliser, dsir continuel et commun tout ce qui vit.
Certains peuples peuvent avoir une existence anthistorique, d’autres une existence extrahistorique, mais tous, une fois entrs dans le grand courant de l’histoire une et indivisible, appartiennent l’humanit, et rciproquement tout le pass de l’humanit leur appartient. Dans la grande histoire, c’est—dire dans la partie active et progressive de l’humanit, l’aristocratie de l’angle facial s’efface peu peu comme l’aristocratie de Гpiderme. Ce qui n’est pas homme, n’entre pas dans l’histoire, et consquent ment, il ne saurait y avoir ni peuple-troupeau, ni peuple exclusivement lu.
Il n’y a pas d’homme assez aveugle ou assez ingrat pour ne pas comprendre le rle immense que joue la France dans les destines du monde europen, mais, permettez-moi, Monsieur, d’avouer qu’il m’est impossible d’admettre avec vous, que la France soit une condition absolue, sine qua non, pour la marche de l’histoire.
La nature ne joue jamais son avoir sur une seule carte. Rome, la ville ternelle, qui avait des titres tout aussi justes l’hgmonie universelle, plit, se dcomposa, s’teignit, et l’humanit inhumaine passa outre.
D’un autre ct, il me serait difficile, sans taxer toute la nature d’absurdit et de dmence, d’accepter comme une race maudite, comme un mensonge, comme une juxtaposition d’tres qui ne sont pas hommes mais qui en ont toute la crapule, une nation qui s’est forme pendant dix sicles, qui a obstinment persist sauver sa nationalit, qui s’est soude en un grand empire, et qui se mle l’histoire, beaucoup plus peut-tre qu’il ne le faudrait.
Et tout cela m’est d’autant plus incomprhensible que la nation en question n’est nullement stationnaire au dire mme de ses ennemis. Ce n’est pas l une population, qui, parvenue une forme sociale assez correspondante ses dsirs, s’endort dans un semper idem comme la Chine, c’est encore moins une nation qui s’est survcue et qui dprit actuellement dans un marasme snil, comme les Hindous. Au contraire, la Russie est un empire tout nouveau, un difice o tout respire encore l’odeur frache de la chaux, o tout travaille, se dgage, o rien n’est encore arriv son but, o l’on change continuellement, trs souvent de mal en pis, mais enfin o l’on change. C’est l un peuple, en un mot, qui a, d’aprs votre opinion, un trange communisme pour base et le partage des terres pour force…
Aprs tout, Monsieur, que reprochez-vous au peuple russe? Quel est le fond de votre accusation?
‘Le Russe, dites-vous, ment, vole, ment toujours, vole toujours, et cela innocemment, c’est sa nature’.
Je ne m’arrte pas, Monsieur, la trop grande gnralit de cette observation, mais je voudrais pouvoir vous poser cette simple question: qui donc est le tromp, le vol, le dup? Eh, mon Dieu, c’est le seigneur, c’est l’employ de l’Etat, c’est l’intendant, c’est le juge, c’est l’agent de police, en d’autres termes, les ennemis jurs du paysan, qu’il considre comme apostats, comme tratres, comme demi-Allemands. Dpourvu de tout moyen de dfense, il ruse avec ses oppresseurs, il les trompe, et en cela il agit parfaitement bien. La ruse, Monsieur, a dit un grand penseur, c’est l’ironie de la force brutale {Hegel. uvres posthumes.}.
Le paysan russe avec son horreur pour la proprit territoriale, comme vous l’avez trs bien remarqu, le paysan, dis-je, nonchalant, insouciant par nature, s’est vu, peu peu et sans bruit, pris dans les filets de la bureaucratie allemande et du pouvoir seigneurial. Il a subi ce joug dgradant, avec une passivit dsesprante, j’en conviens, mais il n’a jamais ajout foi ni aux droits du seigneur, ni la justice du tribunal, ni l’quit de l’administration. Depuis bientt deux sicles, toute son existence n’est qu’une opposition sourde, ngative, l’ordre actuel des choses, il endure l’oppression, il la souffre, mais il ne trempe en rien dans ce qui se fait en dehors des communes rurales.
L’ide du tzar exerce encore un prestige sur les paysans, ce n’est point le tzar Nicolas que le peuple vnre, c’est une ide abstraite, un mythe, c’est une Providence, c’est un vengeur, c’est un reprsentant de la justice dans l’imagination populaire.
Aprs le souverain, le clerg seul pourrait avoir une influence morale sur la Russie orthodoxe. Le haut clerg reprsente uniquement dans le gouvernement la vieille Russie, le clerg ne s’est jamais ras la barbe, par cela mme il est rest du ct populaire. Le peuple a confiance dans les paroles d’un moine. Cependant les moines et le haut clerg, tout vous qu’ils se disent aux intrts d’outre-tombe, ne se proccupent gure du peuple. Le ‘pope’ a perdu toute influence force de cupidit, d’ivrognerie et de relations intimes avec la police. Ici encore, le peuple estime l’ide et non l’homme.
Quant aux sectaires, ceux-l dtestent l’ide et l’homme, le tzar et le pope.
En dehors du tzar et du clerg, tous les autres lments de la socit et de l’administration restent compltement trangers, radicalement hostiles au peuple. Le paysan est mis, littralement, hors la loi, la justice se garde bien de le protger, et toute sa participation l’ordre existant se borne au double impt qui l’crase: l’impt du sang, l’impt de la sueur. Aussi, pauvre dshrit, comprend-il instinctivement qu’on le gouverne non pour lui mais contre lui, que le problme entier du gouvernement et des seigneurs ne consiste qu’ lui extorquer le plus de travail, et le plus d’argent possible. Comprenant cela, et dou d’un esprit dli, subtil, il les trompe tous et partout. Il n’en saurait tre autrement, car s’il leur disait la vrit, cela serait dj de sa part une sanction, une acceptation de leur pouvoir et s’il ne les volait pas (remarquez bien que l’on accuse le paysan de vol quand il cache une partie du produit de son travail), il reconnatrait fatalement la justice de leurs exigences, les droits des propritaires, et l’quit des juges.
Il faut avoir observ le paysan russe devant un tribunal pour bien apprcier sa position, il faut avoir vu de ses propres yeux son il morne et constern, le profond silence de sa bouche, l’expression scrutatrice de son regard, pour comprendre que c’est l un prisonnier de guerre civile devant un conseil militaire, un voyageur devant une bande de brigands. On s’aper-oittout d’abord, que la victime n’a pas la moindre confiance dans ces tres hostiles, acharns, implacables, qui le questionnent, le torturent et le dpouillent. Il sait que s’il a de l’argent, usera acquitt, s’il est pauvre, il sera condamn sans rpit.
Le peuple parle un russe un peu ancien, le greffier, le juge crivent la langue moderne bureaucratique, dprave et peine comprhensible. Ils remplissent des in-folios de fautes grammaticales, et les dbitent le plus vite possible au paysan, c’est son affaire lui de comprendre ce grondement nasillard, sans accentuation, et d’aviser son salut. Il le sait, aussi se tient-il sur ses gardes, il ne dira jamais un seul mot de trop, rien ne transpire travers son agitation, il reste l, l’air hbt, comme un nigaud, comme un muet.
Le paysan sort du tribunal aussi triste lorsqu’il est acquitt, qu’aprs sa condamnation. Il ne voit dans les deux cas que l’arbitraire ou le hasard.
C’est ainsi que cit comme tmoin charge, il est parvenu mentir sous serment, nier tout, nier toujours, mme lorsque les preuves sont irrcusables. Aux yeux du peuple russe, un homme condamn n’est pas pour cela fltri. Les dports, les forats se nomment dans la langue du peuple les malheureux.
Le peuple russe n’a vcu que de la vie communale, il ne comprend ses droits et ses devoirs que par rapport aux communes et leurs membres. Hors d’elles, il ne reconnat pas de devoirs et ne voit que de la violence. Le ct funeste de son caractre, c’est qu’il se soumet ces violences, et non point qu’il les nie sa manire, et qu’il cherche s’abriter derrire la ruse. Il y a beaucoup plus de franchise mentir devant un juge que l’on sait tre agent d’un pouvoir inique, que de feindre le respect, pour le verdict d’un jury tri par un prfet, dont l’iniquit rvoltante est claire comme le jour. Le peuple ne respecte ses institutions que lorsqu’il y retrouve ses propres notions du droit et de la justice.
Il est un fait incontestable pour tout homme qui a observ de prs le peuple russe. Entre eux, les paysans se trompent rarement, ils manifestent les uns pour les autres une confiance presque illimite, ils ne connaissent ni contrats, ni compromis par crit.
Les questions d’arpentage sont ncessairement trs compliques, grce l’ternel partage des terres d’aprs le nombre d’ouvriers {Et non d’aprs le nombre d’enfants.}, et pourtant la campagne russe ne retentit jamais ni de plaintes ni de procs. Le seigneur, le gouvernement ne demandent qu’ intervenir, l’occasion, les motifs leur manquent. Les petits diffrends qui surgissent sont promptement termins par les anciens ou par la commune, tout le monde se soumet franchement leur dcision. La mme chose a Heu dans les communes mobiles des associations ouvrires (artl). Il existe des associations de maons, des charpentiers et autres, formes de plusieurs centaines d’individus appartenant des communes diffrentes, qui se groupent pour un temps donn, pour une anne par exemple, et forment ainsi l’artl. L’anne rvolue, les ouvriers partagent le produit selon le travail de chacun et d’aprs la dcision de tous les associs. La police n’a jamais la satisfaction d’intervenir dans leurs comptes. J’ajoute encore, que l’association rpond presque toujours pour chaque ouvrier.
Les liens entre les paysans d’une mme commune se resserrent davantage quand la population se compose non pas d’orthodoxes mais de sectaires. Le gouvernement excute parfois une sauvage irruption dans quelque commune sectaire, il emprisonne, il dporte, le tout sans plan arrt, sans suite, sans provocation, sans ncessit aucune, tout simplement pour rpondre aux injonctions du clerg ou aux rapports de la police. C’est dans ces chasses aux sectaires qu’il faut voir rellement ce que c’est que le paysan russe, et quelle solidarit le lie ses frres. Il faut le voir alors, dis-je, djouant la police, sauvant ses coreligionnaires, cachant les livres et les vases sacrs, subissant les plus inhumaines tortures sans profrer une seule parole. Qu’on me trouve l’exemple d’une commune sectaire, dnonce par un paysan, mme par un orthodoxe?
Ce caractre du Russe rend les enqutes policires extrmement difficiles. Je l’en flicite de tout mon cur. Le paysan russe n’a d’autre moralit que celle qui dcoule instinctivement, naturellement de son communisme, elle est profondment nationale, le peu qu’il connat de l’Evangile le soutient, l’iniquit flagrante du gouvernement et du seigneur le lie encore plus ses coutumes et sa commune {*}.
{* Les paysans d’une commune qui appartient au prince Kozloffski, achetrent leur affranchissement en payant une somme convenue au propritaire. Le sol a t partag entre les paysans en raison de la somme pour laquelle chacun a contribu au rachat de sa libert. Cet arrangement semblait aussi juste que naturel. Cependant les paysans le trouvrent si incommode et si peu conforme leur habitude, qu’ils rsolurent de rpartir entre eux le montant de la somme de rachat, comme une simple dette de la commune et de procder au partage du terrain d’aprs le systme gnralement adopt. C’est Haxtbausen qui raconte ce fait dans ses Etudes sur la vie populaire en Russie. L’auteur lui-mme a visit la commune en question.
— M. Tgoborsky, membre du conseil d’Etat en Russie, dans un ouvrage ddi l’empereur Nicolas, publi rcemment h Paris, dit que le systme du partage des terres lui parat tre dfavorable la culture (toujours de l’agriculture pour l’agriculture), mais il ajoute: ‘Ce sont des inconvnients auxquels il est trs difficile de remdier, car ce systme de partage se rattache l’organisation de nos communes, laquelle il serait dangereux de toucher: il repose sur l’ide fondamentale de l’unit de la commune et de l’galit des droits qu’a chacun de ses membres une part proportionne du sol appartenant la communaut. Par l, il consolide et fortifie l’esprit communal qui est uu des lments les plus conservateurs de l’organisation sociale. C’est en mme temps un des meilleurs prservatifs contre l’invasion du proltariat et des ides communistes’. (C’est facile concevoir qu’un peuple qui possde des pratiques de la communaut n’ait pas beaucoup craindre les ides communistes.)
‘Ce qui est remarquable c’est le bon sens et la pratique avec lesquels nos paysans modifient eux-mmes, selon les circonstances locales, les inconvnients de ce systme, c’est la facilit avec laquelle ils s’arrangent entre eux pour compenser les ingalits rsultant de la qualit du sol, et la confiance avec laquelle chacun se soumet aux dcisions des anciens de la commune.—On devrait croire que ces sortes de rpartitions de terrains, souvent renouveles, donnent lieu des nombreuses contestations, et pourtant les intresss ont rarement recours l’intervention de l’autorit. Ce fait, trs surprenant en lui-mme, s’explique par une seule cause, savoir que ce systme, quelque vicieux qu’il puisse tre, s’est tellement identifi avec les murs et les ides, que les paysans en supportent sans mcontentement tous les inconvnients’. ‘Autant,— dit le mme auteur,— l’ide de l’association est inne au paysan russe et se reproduit dans toutes les phases de la vie, autant l’esprit de corporation, l’esprit municipal, qui a form le noyau de la bourgeoisie occidentale, est contraire ses murs’.
(Etudes sur les forces productives de la Russie, par M. Tgoborski, tome premier, page 142 et page 331.)}
La commune a sauv l’homme du peuple de la barbarie mongole et du tzarisme civilisateur, des seigneurs vernis l’europenne et de la bureaucratie allemande, l’organisme communal a rsist, quoique fortement atteint, aux empitements dupouvoir, il s’est heureusement conserv jusqu’au dveloppement du socialisme en Europe.
Pour la Russie c’est l uu fait providentiel.
L’autocratie russe entre dans une nouvelle phase. Issue d’une rvolution antinationale, elle a rempli sa mission, elle a ralis un empire colossal, une arme nombreuse, une centralisation administrative. Dnue de principes, de traditions, elle n’a plus rien faire: elle s’est donn, il est vrai, une autre tche, celle d’importer en Russie la civilisation occidentale, et elle y russissait assez tant qu’elle faisait semblant de persister dans ce beau rle de gouvernement civilisateur.
Ce rle, elle l’a abdiqu aujourd’hui.
Le gouvernement qui avait rompu avec le peuple au nom de la civilisation, se hta, un sicle aprs, de rompre avec la civilisation au nom de l’absolutisme.
Il le fit aussitt qu’il entrevit travers les tendances civilisatrices, le spectre tricolore du libralisme: il essaya alors de revenir vers la nationalit, vers le peuple. C’tait impossible, le peuple et le gouvernement n’avaient plus entre eux rien de commun, le premier s’tait dshabitu de l’autre, tandis que ce dernier croyait voir surgir du fond des masses un spectre beaucoup plus terrible, le spectre rouge. Tout bien pes, le libralisme tait encore moins dangereux qu’un autre Pougatcheff. La panique et le dgot des ides librales devinrent tels, que le gouvernement ne pouvait plus se rconcilier avec la civilisation.
Ds lors le tzarisme n’a pour but que le tzarisme, il gouverne pour gouverner, ce sont l des forces immences qui s’entre-sou-tiennent pour se neutraliser rciproquement, et gagner ainsi un repos factice.
Faire de l’autocratie pour de l’autocratie, c’est impossible la longue, c’est par trop absurde et trop strile.
L’on s’en aperoit, et l’on cherche de l’occupation en Europe. La diplomatie russe est la plus active, partout elle envoie des notes, des agents, des conseils, des menaces, des promesses, des espions. L’empereur se considre comme tuteur naturel des princes allemands, il se mle aux moindres intrigues de leur petites cours, c’est lui qui rgle les diffrends, morigne les uns, donne des grandes-duchesses aux autres. Cela ne suffit pas son activit, il se fait le premier gendarme de la terre, le soutien de toutes les ractions, de toutes les barbaries, il se pose en reprsentant du principe monarchique en Europe, se donnant des airs aristocratiques, tout comme s’il tait un Bourbon ou un Plantagenet, comme si ses courtisans taient des Cavendish ou pour le moins des Montmorency.
Malheureusement, il n’y a rien de commun entre la monarchie fodale avec son principe prononc, son pass, son ide sociale et religieuse, et le despotisme napolonien de Ptersbourg, qui n’a pour lui qu’une triste ncessit historique, une utilit passagre, et aucun principe.
Et le Palais d’hiver devient, comme la cime d’une montagne la fin de la saison, de plus en plus couvert de neige et de glace. La sve qu’on y a fait monter artificiellement, se retire de ces sommits sociales, il ne leur reste que la force matrielle et la duret d’un rocher apte encore rsister quelque temps aux vagues rvolutionnaires, qui viennent se briser leur pied.
Nicolas, entour de ses gnraux, de ministres, d’officiers, de bureaucrates, brave cet isolement, mais il s’assombrit vue d’il, il devient triste, proccup. Il voit qu’il n’est point aim, il s’aperoit du morne silence qui l’entoure et qui donne libre accs aux mugissements lointains qui semblent s’approcher. Le tzar veut s’oublier lui-mme, il a proclam hautement que son but est l’accroissement du po’uvoir imprial.
Ces professions de foi n’ont en elles rien de nouveau, il a travaill vingt-cinq ans sans repos, sans relche, pour ce seul et unique but, il n’a rien pargn, ni les larmes ni le sang.
Tout lui a russi, il a dtruit la nationalit polonaise, en Russie, il a teint le libralisme.
En vrit, qu’a-t-il donc de plus dsirer? pourquoi est-il sombre?
L’empereur sent bien que la Pologne n’est pas morte. A la place du libralisme qu’il perscutait par une intolrance mesquine, car cette fleur exotique ne pouvait pousser sur le sol russe, n’ayant rien de commun avec le peuple, il voit une autre question s’lever comme un nuage gros de temptes.
Le peuple commence frmir, s’agiter sous le joug de la noblesse, les rvoltes partielles clatent en permanence, vous-mme, Monsieur, en citez un exemple terrible.
Le parti du mouvement, du progrs, demande l’mancipation des paysans, il est prt sacrifier ses droits le premier. Le tzar flotte indcis, il perd la tte, il dsire l’mancipation et l’empche.
Il a compris que l’mancipation des paysans quivalait l’mancipation de la terre, et que l’mancipation de la terre, son tour, inaugurerait une rvolution sociale et consacrerait ainsi le communisme rural. Esquiver la question de l’affranchis—sment me semble impossible, rserver la solution pour le rgne suivant, c’est plus facile, mais c’est lche, et en fin de compte, ce n’est qu’une heure de plus perdue un mauvais relais de poste sans chevaux…
Maintenant vous pouvez apprcier, Monsieur, quel bonheur c’est pour la Russie, que la commune rurale ne s’est pas dissoute, que la proprit individuelle n’a pas bris la possession communiste, quel bonheur pour le peuple russe d’tre rest en dehors de tout mouvement politique, en dehors mme de la civilisation europenne, qui, ncessairement, lui aurait min sa commune, et qui, aujourd’hui, elle-mme arrive par le socialisme sa propre ngation.
L’Europe, je l’ai dit ailleurs, n’a pas rsolu l’antinomie entre l’individu et l’Etat, mais elle en a pos le problme, la Russie, elle non plus, n’a pas trouv la solution. C’est en prsence de cette question que commence notre galit.
L’Europe, son premier pas dans la rvolution sociale, rencontre ce peuple qui lui apporte une ralisation rudimentaire, demi-sauvage, mais enfin une ralisation quelconque du partage continuel des terres parmi les ouvriers agricoles. Et notez, Monsieur, que ce grand exemple ne vient point de la Russie civilise, mais bien du peuple lui-mme, de sa vie intrieure. Nous autres Russes passs par la civilisation occidentale, nous ne sommes tout au plus qu’un moyen, qu’un levain, que des truchements entre le peuple russe et l’Europe rvolutionnaire. L’homme de la Russie future, c’est le moujik, comme l’homme de la France rgnre sera l’ouvrier.
Mais s’il en est ainsi, le peuple russe n’aura-t-il pas droit un peu plus d’indulgence de votre part, Monsieur?
Pauvre paysan! Si intelligent, si simple de murs, se contentant de si peu, on l’a choisi pourpoint de mire toutes les iniquits, l’empereur le dcime par les conscriptions, le seigneur lui vole son troisime jour, le tchinovnik lui soutire son dernier rouble, le paysan se tait, il souffre, mais il ne dsespre pas, il garde sa commune. On en arrache un membre — la commune se referme et se resserre davantage, le sort de ce malheureux est digne de piti, et cependant il n’meut pas, au lieu de le plaindre, on l’accuse.
Vous lui niez, Monsieur, le dernier refuge qui lui reste, o il se sent homme, o il aime et ne craint pas, vous dites: ‘Sa commune n’est pas une commune, sa famille n’est pas une famille, sa femme n’est pas sa femme, avant lui, elle appartient au seigneur, ses enfants ne sont pas ses enfants, qui en connat le pre?’
Et c’est ainsi que vous livrez ce pauvre peuple, non pas l’apprciation de la science, mais au mpris des autres peuples, qui liront avec confiance et amour vos belles lgendes.
Il est de mon devoir de dire quelques mots ce sujet.
La famille, chez tous les Slaves, est fortement dveloppe: c’est l peut-tre le grain de conservatisme de cette race, la limite de leur ngation.
La famille possdant en commun est le prototype de la commune.
La famille rurale n’aime pas se diviser en plusieurs foyers, l’on voit souvent trois, quatre gnrations vivant sous le mme toit, et diriges patriarcalement par un grand-pre ou un grand-oncle. La femme, gnralement opprime, ainsi qu’on le voit partout dans la classe agricole, commence en Russie tre respecte lorsqu’elle est veuve de l’ancien de la famille.
Il n’est point rare de voir toute la gestion des affaires confie l’autorit d’une grand’mre aux cheveux blancs. Est-ce bien l une preuve que la famille n’existe pas en Russie?
Passons aux seigneurs dans leurs rapports avec la famille serve.
Mais pour la clart du rcit, distinguons la norme des abus, les droits des crimes.
Le droit du seigneur n’a jamais exist chez les Slaves.
Le propritaire ne peut lgalement exiger ni les prmices d’un mariage, ni l’infidlit aux liens conjugaux. Si la loi tait excute en Russie, il serait puni galement pour le viol d’une femme serve, comme pour un attentat contre une femme libre, c’est—dire qu’il encourrait les travaux forcs ou l’exil en Sibrie, avec perte de tous ses droits, selon la gravit des circonstances. Telle est la loi, regardons les faits.
Je ne prtends point contester qu’avec la position sociale que ie gouvernement a faite aux seigneurs, il ne leur soit trs facile de dbaucher les filles et les femmes de leurs serfs. A force d’oppression, de punitions, le seigneur trouvera toujours des maris qui lui cderont leurs femmes, des pres qui lui amneront leurs filles, tout comme ce brave gentilhomme franais, des Mmoires de Peuchot, qui implorait, en plein dix-huitime sicle, la grce spciale de placer sa fille dans le Parc-aux-Cerfs.
Il n’est pas tonnant non plus que le pre et le mari les plus honntes ne puissent trouver justice contre le seigneur, grce la belle organisation judiciaire en Russie, tous les deux se verront alors dans la position de M. Tiercelin, auquel Louis XV fit voler, par M. Berryer, sa fille ge de onze ans. Toutes ces sales infamies sont parfaitement possibles, je l’avoue, il suffit d’en appeler au souvenir de ceux qui connaissent les murs grossires et dpraves d’une partie de la noblesse russe, mais quant au paysan, celui-ci est bien loin d’tre indiffrent au dvergondage de ses matres.
Permettez-moi de vous en citer une preuve:
La moiti des seigneurs assassins par leurs paysans (les documents statistiques en portent le chiffre de soixante soixante-dix par an) tombent victimes de leurs exploits erotiques. Les procs sont rares, le paysan sait que le tribunal reste invariablement sourd ses plaintes, mais il a une hache, il la manie d’une manire admirable, et il le sait.
Gela dit sur les paysans, je vous demanderai, Monsieur, de vouloir bien me suivre dans quelques rflexions au sujet de la Russie civilise.
Vous n’avez pas t plus indulgent pour le mouvement intellectuel que pour le caractre populaire, d’un seul trait de plume vous en avez effac tout le travail, un travail produit par des mains enchanes.
Un des personnages de Shakespeare ne sachant comment humilier un adversaire mpris, lui dit: ‘Je doute mme si tu existes!’ Vous tes all plus loin, Monsieur, vous ne doutez mme de la non-existence de la littrature russe.
Je cite textuellement vos paroles:
‘Nous ne nous amusons pas regarder en haut, si quelques gens d’esprit de Ptersbourg, s’exerant dans la langue russe, comme dans une langue savante, ont amus l’Europe de la ple reprsentation d’une prtendue littrature russe. Sans mon respect pour Mickiewicz, pour les erreurs des saints, j’accuserais volontiers la facilit (disons mme la clmence) avec laquelle il a bien voulu parler srieusement de cette plaisanterie’.
Je cherche en vain, Monsieur, la raison de cet accueil de ddain avec lequel vous recevez le premier cri de douleur d’un peuple qui se rveille en prison, lan que la main du gelier s’efforce d’touffer dj sa naissance.
Pourquoi n’avez-vous pas voulu prter l’oreille aux accents dchirants de notre posie si triste, de nos chants qui ne sont que des larmes sonores? Quel est le voile qui est venu vous drober la vue de notre rire convulsif, de cette ironie perptuelle qui cache notre cur profondment ulcr, et qui n’est au fond que la conscience fatale de notre impuissance?
Ah, que je voudrais pouvoir traduire dignement pour vous quelques pices lyriques de Pouchkine, de Lermontoff, ou quelques chansons populaires de Koltzoff! Vous nous tendriez une main cordiale, Monsieur, vous seriez alors le premier nous demander l’oubli de vos affirmations prcdentes.
Aprs le communisme moujique, rien ne caractrise plus la Russie, rien ne prsage autant son avenir, que son mouvement littraire.
Entre le paysan et la littrature, se dresse le monstre de la Russie officielle, de la ‘Russie-mensonge’, de la ‘Russie-cholra’, ainsi que vous l’avez parfaitement nomme.
Cette Russie commence par l’empereur et continue de soldat soldat, de greffier greffier, jusqu’au plus petit adjoint d’un commissaire de police dans le district le plus loign de l’empire. C’est ainsi qu’elle se droule et qu’elle gagne chaque degr, comme dans les Bolgi de Dante, une nouvelle puissance de mal, une plus grande intensit de dpravation et de tyrannie. Pyramide vivante de crimes, d’abus, de concussions, de btons de police, d’administrateurs allemands sans cur et toujours affams, de juges ignorants et toujours ivres, d’aristocrates toujours laquais, le tout soud par la complicit, parle partage du butin, et appuy enfin sur six cent mille machines organiques baonnette.
Le paysan ne se souille jamais par le contact avec ce monde de cynisme gouvernemental, il l’endure, voil sa seule complicit.
Le camp oppos la Russie officielle se forme d’une poigne d’hommes rsigns, qui protestent, qui la combattent, qui la dvoilent, qui la minent.
Lutteurs isols de temps autre ils se voient trans aux casemates, torturs, dports en Sibrie, mais les postes ne restent pas longtemps vacants, de nouveaux combattants s’avancent, c’est l notre tradition, c’est l notre majort nous.
Les consquences terribles de la parole humaine en Russie, en augmentent ncessairement la force. La voix de l’homme libre est recueillie avec sympathie et vnration, car pour l’lever chez nous, il faut absolument avoir quelque chose dire. On ne se dcide pas trop lgrement publier ses penses, lorsque au bout de chaque feuille, l’on voit poindre le gendarme, la troka, la kibitka, et en perspective Tobolsk ou Irkoutsk.
J’ai assez parl dans ma prsente brochure de la littrature russe, je n’ajouterai ici que quelques rflexions gnrales.
Tristesse, scepticisme, ironie, telles sont les trois cordes de la lyre russe.
Lorsque Pouchkine commence un de ses meilleurs pomes par ces mots calmes et lugubres: ‘Il n’y a pas de justice sur la terre… mais encore il n’y en a pas l-haut! C’est clair comme une simple gamme musicale!’ {Mozart et Salieri. Ce pome est traduit en. allemand, par M. Kodenstadz.} Ne croiriez-vous pas, Monsieur, sentir votre cur glac, entrevoir derrire cette apparente tranquillit, une existence brise, deviner un homme qui s’habitue dj souffrir?
Lermontoff, accabl du dgot de la socit au milieu de laquelle il vivait, adresse, peine g de 30 ans, ses contemporains les paroles suivantes:
‘Je contemple avec douleur notre gnration, son avenir est vide et sombre, elle vieillira dans l’inaction, elle s’affaissera sous le poids du doute et d’une science strile.
La vie nous fatigue comme un long voyage sans but.
Nous sommes comme ces fruits prcoces qui s’garent parfois, orphelins trangers parmi les fleurs, ils ne charment ni l’il, ni le got, ils tombent au moment de mrir…
Nous nous prcipitons vers la tombe, sans bonheur, sans gloire, et nous jetons avant le trpas un regard d’amer ddain sur notre pass.
Nous passerons inaperus sur cette terre, foule morne, silencieuse et bientt oublie.
Nous ne lguerons rien nos descendants, ni une ide fconde, ni aucune uvre de gnie, et ils insulteront nos cendres par un vers ddaigneux ou par le sarcasme qu’adresse un fils ruin un pre dissipateur’.
Je ne connais qu’un seul pote moderne qui ait fait vibrer avec autant de force les cordes sombres de l’me humaine. Ce pote naquit aussi esclave, et mourut galement avant le rveil de sa patrie. C’est l’apologiste de la mort, le clbre Lopardi, lui qui se reprsentait le monde comme une ligue de malfaiteurs faisant une guerre acharne quelques fous vertueux.
La Russie n’a eu qu’un peintre gnralement connu: Bruloff. Quel est donc le sujet o l’artiste a cherch l’inspiration, quel est, dis-je, le sujet de son tableau chef-d’uvre, qui lui a valu quelque rputation en Italie?
Regardez cette trange production.
Sur une immense toile vous voyez des groupes d’hommes stupfaits, effrays, ils s’efforcent de se sauver, ils prissent au milieu d’un tremblement de terre, d’une ruption volcanique, d’un vritable orage de cataclysme, ils succombent une force sauvage, stupide, inique, contre laquelle toute rsistance serait inutile. Telle est l’inspiration puise dans l’atmosphre de P-tersbourg.
Le roman russe n’est que de l’anatomie pathologique, ce n’est qu’une constatation du mal qui nous ronge, une accusation continuelle de soi-mme, accusation sans rpit ni misricorde. Ici l’on n’entend point la voix douce descendue des cieux, et qui annonce Faust le pardon de la jeune fille coupable. Ici l’on ne cherche pas de consolation, le doute, la maldiction, seuls lvent ici la parole. Et pourtant, si la Russie peut tre sauve, elle le sera par ce sentiment profond de notre situation, et par le peu de soin que nous mettons le cacher devant le monde.
‘Celui qui avoue franchement ses dfauts, sent qu’il y a en lui quelque chose qui chappe et rsiste la chute, il comprend qu’il peut racheter son pass, et non seulement relever la tte, mais devenir, comme dans la tragdie de Byron, Sardanapale le hros, de Sardanapale l’effmin’.
Le peuple russe ne lit pas. Vous le savez bien, Monsieur, ce n’tait pas non plus le peuple des campagnes qui lisait les Voltaire et les Diderot, c’taient la noblesse et une partie du tiers tat. La partie claire du tiers tat appartient en Russie la noblesse. Cette dernire se constitue de tout ce qui a cess d’tre peuple, elle a mme un proltariat nobiliaire, qui se fond en partie dans l’lment populaire, et un autre proltariat affranchi qui remonte vers le haut et s’ennoblit. Cette fluctuation, ce va-et-vient continuel, imprime la noblesse russe un caractre que vous ne trouverez pas dans les classes privilgies du reste de l’Europe. En un mot, toute l’histoire russe, depuis Pierre Ier n’est que l’histoire de la noblesse et de l’influence que la civilisation europenne a exerce sur cette dernire. J’ajouterai ici que le nombre de la noblesse en Russie, gale au moins la moiti du chiffre des lecteurs en France, aprs la loi du 31 mai.
Pendant le XVIIIe sicle, la littrature no-russe poursuivait le procs de l’laboration de cette langue riche, sonore et magnifique que nous crivons aujourd’hui, langage souple, nergique, apte exprimer les ides les plus abstraites de la mtaphysique allemande, et la phrase lgre, ptillante d’esprit, de la conversation franaise. Cette littrature, close sous l’inspiration du gnie de Pierre Ier, prsentait un caractre gouvernemental, il est vrai, mais gouvernemental alors signifiait rformateur, presque rvolutionnaire.
Le trne imprial, jusqu’au moment de la grande Rvolution de 89, se drapait majestueusement dans les plus beaux plis de la civilisation et de la philosophie europennes. Catherine II mritait qu’on lui reprsentt des villages en carton et des palais en planches frachement badigeonnes, personne ne connaissait mieux qu’elle l’art de la mise en scne. Au palais de l’Ermitage s’talaient l’envi Voltaire, Montesquieu, Beccaria. Vous connaissez, Monsieur, le revers d& la mdaille.
Cependant, un accent inattendu, trange, commenait troubler le concert triomphal des apologies pindariques de la cour. Ce son, vibrant d’une ironie sarcastique, d’une tendance fortement prononce vers la critique, vers le scepticisme, ce son, dis-je, tait le seul susceptible de vitalit, de dveloppement ultrieur. Le reste, temporaire et exotique, devait ncessairement prir.
Le vritable caractre de la pense russe potique ou spculative, se dveloppe dans toute sa force depuis l’avnement au trne de Nicolas. Le trait distinctif de ce mouvement, c’est une mancipation tragique de la conscience, une ngation implaoa-ble, une ironie amre, un malheureux retour sur soi-mme. Un rire fou l’accompagne parfois, mais ce rire n’a en lui rien de gai.
Jet dans un milieu accablant, dou d’une grande sagacit, d’une logique fatale, le Russe s’affranchit brusquement de la religion et des murs de ses pres.
Le Russe mancip est l’homme le plus indpendant de l’Europe. Qui est-ce qui pourrait l’arrter? Serait ce le respect pour son pass?.. Mais l’histoire de la Russie nouvelle ne commen-ce-t-elle pas par une ngation absolue de la nationalit et de la tradition?
Serait-ce cet autre pass indfini, la priode de Ptersbourg peut-tre? Ah, celui-l ne nous oblige rien, ‘ce cinquime acte d’une tragdie sanguinaire joue dans un lupanar’ {Ainsi que l’a dit admirablement un collaborateur du journal II Progressa, dans un article sur la Russie, publi le 1er aot 1851.} nous mancipe, mais il ne nous impose aucune croyance.
D’un autre ct, votre pass vous, occidentaux, nous sert d’instruction, et voil tout, nous ne nous considrons nullement comme excuteurs testamentaires de votre histoire.
Vos doutes, nous les acceptons, votre foi ne nous meut pas. Vous tes pour nous trop religieux. Vos haines, nous les partageons, votre attachement pour l’hritage de vos anctres, nous ne le comprenons pas, nous sommes trop opprims, trop malheureux pour nous contenter d’une demi-libert. Vous avez des mnagements garder, des scrupules vous retiennent, nous autres, nous n’avons ni mnagements, ni scrupules, mais la force nous manque pour le moment…
C’est de l, Monsieur, que nous vient cette ironie, cette rage qui nous exaspre, qui nous mine, qui nous pousse en avant, qui nous conduit quelquefois en Sibrie, la torture, en exil, une mort prcoce. L’on se dvoue sans aucun espoir, par dgot, par ennui… Il y a.vraiment quelque chose d’insens dans notre vie, mais rien de banal, rien de stationnaire, rien de bourgeois.
Ne nous accusez pas d’immoralit parce que nous ne respectons pas ce que vous respectez. Depuis quand reproche-t-on aux enfants trouvs de ne pas vnrer leur parents? Nous sommes libres, car nous commenons par nous-mmes. Le traditionnel en nous, c’est notre organisme, c’est notre nationalit, ils sont inhrents tout notre tre, c’est l notre sang, notre instinct, et nullement une autorit obligatoire. Nous sommes indpendants, car nous ne possdons rien, nous n’avons presque rien aimer, il y a de l’amertume, de l’offense dans chacun de nos souvenirs. La civilisation, la science, on nous les a tendues au bout d’un knout.
Qu’avons-nous donc dmler avec vos devoirs traditionnels, nous, les mineurs, les dshrits? Et comment pourrions-nous franchement accepter une morale fane, une morale ni chrtienne ni humaine, existant seulement dans les exercices de rhtorique, et dans les rquisitoires des procureurs? Quelle vnration voudrait-on nous inspirer pour ce prtoire de votre justice barbaro-romaine, pour ces votes lourdes, crasantes, sans air, sans lumire, rebties au moyen ge, et repltres par les affranchis du tiers tat? Ce n’est peut-tre pas l le guet-apens des tribunaux russes, mais qui pourrait nous prouver que c’est de la justice?
Nous voyons clairement que la distinction entre vos lois et les oukases gt principalement dans la lgende du prambule. Les oukases commencent par une vrit accablante: ‘Le tzar l’ordonne’, vos lois portent en tte le mensonge offensant de la triple devise rpublicaine, l’invocation ironique du nom du Peuple franais. Le Code-Nicolas est dirig exclusivement contre les hommes et en faveur de l’autorit. Le Code-Napolon ne nous parat pas avoir d’autre caractre. Nous tranons assez de chanes que la force nous a imposes pour les alourdir encore d’autres, dues notre propre choix. Sous ce rapport nous nous trouvons parfaitement gaux nos paysans. Nous obissons la force brutale, nous sommes esclaves parce que nous n’avons pas le moyen de nous affranchir, toutefois du camp ennemi, nous n’accepterons rien.
La Russie ne sera jamais protestante.
La Russie ne sera jamais juste-milieu.
La Russie ne fera pas de rvolution, dans le seul but de se dfaire du tzar Nicolas et d’obtenir, pour prix de sa victoire, des reprsentants-tzars, des tribunaux-tzars, une police-tzare, des lois-tzares.
Nous demandons trop peut-tre, et nous ne parviendrons rien. C’est possible, mais nous ne dsesprons pas, la Russie avant 1848 ne pouvait, ne devait entrer dans la phase rvolutionnaire: elle n’avait qu’ faire son ducation, et elle l’a fait en ce moment. Le tzar lui-mme s’en aperoit, aussi assomme-t-il coup de massue les universits, les ides, les sciences, il s’efforce d’isoler la Russie de l’Europe, de tuer la civilisation, il fait son mtier.
Russira-t-il?
Je l’ai dit ailleurs: il ne faut pas se fier aveuglment l’avenir, chaque ftus a droit au dveloppement, mais chaque ftus ne se dveloppe pas pour cela. L’avenir de la Russie ne dpend pas d’elle seule, il est li celui de l’Europe entire. Qui pourrait prdire le sort du monde slave, lorsque la raction et l’absolutisme auront vaincu la Rvolution en Europe?
Il prira peut-tre, qui le sait?
Mais alors l’Europe prira aussi…
Et l’histoire continuera en Amrique…
J’en tais l, Monsieur, lorsque j’ai reu les deux derniers feuilletons de votre lgende. Mon premier mouvement cette lecture, fut de jeter mon travail au feu. Pour un cur aussi noble, aussi sincre que le vtre, il ne fallait pas attendre la justice d’une rclamation du dehors, en faveur d’un peuple mconnu. Votre me sympathique, aimante, a pris le dessus sur le rle de juge inexorable, de vengeur d’un peuple martyr. Vous vous tes contredit, mais de pareilles contradictions sont sublimes.
J’ai cependant pens en relisant ma lettre, que vous pourriez y trouver quelques nouveaux aperus sur la Russie, et sur le monde slave, je me suis dcid vous l’envoyer. J’ai pleine confiance que vous me pardonnerez de bon cur les endroits o j’ai pu me laisser emporter par une fougue barbare, on n’a pas pour riendu sang cosaque dans les veines. Je tenais tant, Monsieur, modifier vos opinions sur le peuple russe, il m’tait si triste, si pnible de nous voir accabls par votre main, je n’ai pu touffer toujours la douleur de mes motions, j’ai laiss courir ma plume jusqu’au bout. Je vois maintenant que vous ne dsesprez pas de nous, je vois que sous le cafetan grossier du paysan russe vous avez retrouv l’homme, je le vois, et mon tour je vous confesse que nous comprenons parfaitement l’impression que le nom seul de la Russie doit veiller dans l’me de tout homme libre. Nous la maudissons souvent nous-mmes, cette triste patrie. Vous le savez, Monsieur, sans quoi vous n’auriez pas crit ces remarquables paroles: ‘Tout ce que nous avons dit sur le nant moral de la Russie, est faible en comparaison de ce que les Russes en ont dit eux-mmes’.
Nous aussi, nous sommes revenus de nos oraisons funbres sur la Russie, et avec vous nous disons: ‘Sous la tombe est une tincelle’. Vous l’avez devine par l’intuition de l’amour, nous autres, nous l’avons vue, nous l’avons sentie. Cette tincelle ne s’est pas teinte dans le sang, ni dans les glaces de la Sibrie, ni dans les profondeurs des mines et des cachots. Ah, puisse-t-elle couver sous la cendre! La bise pre, sauvage, qui souffle de l’Europe, serait de force l’anantir. La Russie se trouve serre entre deux Sibries, l’une blanche de neige, l’autre blanche d’opinion.
L’heure de notre action n’a pas sonn, la France se prvaut encore juste titre de l’honneur du premier pas, elle aura mme toutes les difficults du choix, et cela jusqu’en 1852. L’Europe nous prcdera sans faute dans la tombe ou dans la vie nouvelle, non seulement en vertu de son droit d’anesse, mais cause du rapport gnral de la rvolution soeiale au monde slave, ainsi que j’ai tch de le dmontrer. Le jour de notre action peut tre loign, le jour de la conscience, de la pense, de la parole s’est dj lev. Nous avons assez vcu dans le silence et dans le sommeil, il est temps de raconter nos rves et les fruits de nos mditations.
Et en effet, qui la faute, s’il a fallu attendre jusqu’en 1847 pour ‘qu’un Allemand (Haxthausen) et dcouvert, comme vous le dites, la Russie populaire, que l’on ne connaissait pas plus que l’Amrique avant Colomb’.
La faute en est nous, je l’avoue, Monsieur, nous, pauvres muets, notre pusillanimit, notre parole paralyse par la crainte, notre imagination frappe par la terreur. Nous craignons mme de confesser hors de nos frontires l’horreur que nous inspirent nos chanes. Forats ns et condamns traner le boulet jusqu’ la tombe, nous nous offensons chaque fois que l’on parle de nous comme d’esclaves volontaires, comme de ngres gels, et cependant nous nous gardons de protester publiquement.
Il faudrait se dcider enfin subir ces accusations, ou bien leur mettre un terme, et faire retentir la libre parole russe. Mieux vaut prir suspects d’tre hommes que de porter sur son front la marque ternelle du servage, et de plier sous le dur reproche d’tre esclaves par got.
Malheureusement, en Russie, la parole libre tonne, elle fait peur. J’ai essay seulement de soulever un coin du voile pais qui nous drobe aux regards de l’Europe, je n’ai parl que de tendances thoriques, d’esprances lointaines, d’lments organiques pour l’avenir, et pourtant ma brochure, sur le compte de laquelle vous avez bien voulu vous exprimer en termes si flatteurs, a produit en Russie une douloureuse impression. Des voix amies, que je respecte, l’ont condamne. On l’a taxe d’aveu de culpabilit. Aveu!.. Et de quel crime? Du crime d& notre malheur, de nos souffrances, de notre dsir de briser cette-odieuse position… Pauvres et chers amis! Qu’ils me pardonnent, ce forfait, je le rpte encore.
Ah, Monsieur, il est lourd, il est atroce, le joug d’un long esclavage, sans lutte et sans espoir court terme! Il finit par user les mes les plus gnreuses, les plus nobles, les plus dvoues. O est le hros qui ne tomberait la longue de lassitude, de dsespoir, prfrant tous ces rves un peu de repos avant sa mort?
Non, je ne me tairai pas. Ma parole vengera ces existences infortunes, brises sous la pression de l’absolutisme russe, de ce rgime infernal qui frappe l’homme de prostration morale et d’atonie mortuaire.
Nous sommes forcs de parler, autrement l’on ne se douterait jamais de ce que ces hommes gnreux enterrent de beau et de sublime au fond de leur poitrine, de ce qu’ils vont ensevelir sous les neiges de l’exil o leur tombe mme ne portera pas leur nom criminel, que leurs amis sauront garder au fond de leur cur, mais qu’ils n’oseront jamais profrer haute voix.
Comment! A peine avons-nous ouvert la bouche, peine avons-nous pel quelques mots de nos dsirs et de nos esprances, que dj l’on nous impose le silence, que dj l’on voudrait, fermer le cercueil sur le berceau de notre parole? C’est impossible.