Pour comprendre de quoi il s’agit dans la crise suprme o l’Europe vient d’entrer, voici ce qu’il faudrait se dire. Depuis longtemps il n’y a plus en Europe que deux puissances relles: ‘la Rvolution et la Russie’. — Ces deux puissances sont maintenant en prsence, et demain peut-tre elles seront aux prises. Entre l’une et l’autre il n’y a ni trait, ni transaction possibles. La vie de l’une est la mort de l’autre. De l’issue de la lutte engage entre elles, la plus grande des luttes dont le monde ait t tmoin, dpend pour des siè,cles tout l’avenir politique et religieux de l’humanit.
Le fait de cet antagonisme clate maintenant tous les yeux, et cependant, telle est l’intelligence d’un siè,cle hbt par le raisonnement, que tout en vivant en prsence de ce fait immense, la gnration actuelle est bien loin d’en avoir saisi le vritable caractè,re et apprci les raisons.
Jusqu’ prsent c’est dans une sphè,re d’ides purement politiques qu’on en a cherch l’explication, c’est par des diffrences de principes d’ordre purement humain qu’on avait essay de s’en rendre compte. Non, certes, la querelle qui divise la Rvolution et la Russie tient des raisons bien autrement profondes, elles peuvent se rsumer en deux mots.
La Russie est avant tout l’empire chrtien, le peuple russe est chrtien non seulement par l’orthodoxie de ses croyances, mais encore par quelque chose de plus intime encore que la croyance. Il l’est par cette facult de renoncement et de sacrifice qui fait comme le fond de sa nature morale. La Rvolution est avant tout anti-chrtienne. L’esprit anti-chrtien est l’me de la Rvolution, c’est l son caractè,re propre, essentiel. Les formes qu’elle a successivement revtues, les mots d’ordre qu’elle a tour tour adopts, tout, jusqu’ ses violences et ses crimes, n’a t qu’accessoire ou accidentel, mais ce qui ne l’est pas, c’est le principe anti-chrtien qui l’anime, et c’est lui aussi (il faut bien le dire) qui lui a valu sa terrible puissance sur le monde. Quiconque ne comprend pas cela, assiste en aveugle depuis soixante ans au spectacle que le monde lui offre.
Le moi humain, ne voulant relever que de lui-mme, ne reconnaissant, n’acceptant d’autre loi que celle de son bon plaisir, le moi humain, en un mot, se substituant Dieu, ce n’est certainement pas l une chose nouvelle parmi les hommes, mais ce qui l’tait, c’est cet absolutisme du moi humain rig en droit politique et social et aspirant ce titre prendre possession de la socit. C’est cette nouveaut-l qui en 1789 s’est appele la Rvolution Franaise.
Depuis lors, et travers toutes ses mtamorphoses, la Rvolution est reste consquente sa nature, et peut-tre aucun moment de sa dure ne s’est-elle sentie plus elle-mme, plus intimement anti-chrtienne que dans le moment actuel, o elle vient d’adopter le mot d’ordre du christianisme: la fraternit. C’est mme l ce qui pourrait faire croire qu’elle touche son apoge. En effet, entendre toutes ces dclamations navement blasphmatoires qui sont devenues comme la langue officielle de l’poque, qui ne croirait que la nouvelle Rpublique Franaise n’a t unie au monde que pour accomplir la loi de l’Evangile? C’est bien l aussi la mission que les pouvoirs qu’elle a crs se sont solennellement attribue, sauf toutefois un amendement que la Rvolution s’est rserv d’y introduire, c’est qu’ l’esprit d’humilit et de renoncement soi-mme qui est tout le fond du christianisme, elle entend substituer l’esprit d’orgueil et de prpotence, la charit libre et volontaire, la charit force, et qu’ la place d’une fraternit prche et accepte au nom de Dieu, elle prtend tablir une fraternit impose par la crainte du peuple-souverain. A ces diffrences prè,s, son rè,gne promet en effet d’tre celui du Christ.
Et qu’on ne se laisse pas induire en erreur par cette espè,ce de bienveillance ddaigneuse que les nouveaux pouvoirs ont jusqu’ici tmoigne l’Eglise catholique et ses ministres. Ceci est peut-tre le symptme le plus grave de la situation et l’indice le plus certain de la toute-puissance que la Rvolution a obtenue. Pourquoi, en effet, la Rvolution se montrerait-elle rbarbative envers un clerg, envers des prtres chrtiens qui, non contents de la subir, l’acceptent et l’adoptent, qui pour la conjurer glorifient toutes ses violences et qui, sans y croire, s’associent tous ses mensonges? Si dans une pareille conduite il n’y avait que du calcul, ce calcul dj serait de l’apostasie, mais s’il y entre de la conviction, c’en est une bien plus grande encore.
Et cependant il est prvoir que les perscutions ne manqueront pas, car le jour o la limite des concessions sera atteinte, le jour o l’Eglise catholique croira devoir rsister, on verra qu’elle ne pourra le faire qu’en rtrogradant jusqu’au martyre. On peut s’en fier la Rvolution: elle se montrera en toutes choses fidè,le elle-mme et consquente jusqu’au bout.
L’explosion de Fvrier a rendu ce grand service au monde, c’est qu’elle a fait crouler jusqu’ terre tout l’chafaudage des illusions dont on avait masqu la realit. Les moins intelligents doivent avoir compris maintenant que l’histoire de l’Europe depuis trente-trois ans n’a t qu’une longue mystification. En effet, de quelle lumiè,re inexorable tout ce pass, si rcent et dj si loin de nous, ne s’est-il pas tout coup illumin? Qui, par exemple, ne comprend pas maintenant tout ce qu’il y avait de ridicule prtention dans cette sagesse du siè,cle qui s’tait batement persuade qu’elle avait russi dompter la Rvolution par l’exorcisme constitutionnel, lier sa terrible nergie par une formule de lgalit? Qui pourrait douter encore, aprè,s ce qui s’est pass, que du moment o le principe rvolutionnaire est entr dans le sang d’une socit, tous ses procds, toutes ses formules de transactions ne sont plus que des narcotiques qui peuvent bien momentanment endormir le malade, mais qui n’empchent pas le mal de poursuive son cours?
Et voil pourquoi, aprè,s avoir dvor la Restauration qui lui tait personnellement odieuse comme un dernier dbris de l’autorit lgitime en France, la Rvolution n’a pas mieux support cet autre pouvoir, n d’elle-mme, qu’elle avait bien accept en 1830 pour lui servir de compè,re vis—vis de l’Europe, mais qu’elle a bris le jour o, au lieu de la servir, ce pouvoir s’est avis de se croire son matre.
A cette occasion, qu’il me soit permis de faire une rflexion. Comment ce fait-il que parmi tous les souverains de l’Europe, aussi bien que parmi les hommes politiques qui l’ont dirige dans ces derniers temps, il n’y en a eu qu’un seul qui de prime abord ait reconnu et signal la grande illusion de 1830 et qui depuis, seul en Europe, seul peut-tre au milieu de son entourage, ait constamment refus s’en laisser envahir? C’est que cette fois-ci il y avait heureusement sur le trne de Russie un Souverain en qui la pense russe s’est incarne, et que dans l’tat actuel du monde la pense russe est la seule qui soit place assez en dehors du milieu rvolutionnaire pour pouvoir apprcier sainement les faits qui s’y produisent.
Ce que l’Empereur avait prvu dè,s 1830, la Rvolution n’a pas manqu de le raliser de point en point. Toutes les concessions, tous les sacrifices des principes faits par l’Europe monarchique l’tablissement de Juillet dans l’intrt d’un simulacre de statu quo, la Rvolution s’en empara pour les utiliser au profit du bouleversement qu’elle mditait, et tandis que les pouvoirs lgitimes faisaient de la diplomatie plus ou moins habile avec de la quasi-lgitimit et que les hommes d’Etat et les diplomates de toute l’Europe assistaient en amateurs curieux et bienveillants aux jotes parlementaires de Paris, le parti rvolutionnaire, sans presque se cacher, travaillait sans relche miner le terrain sous leurs pieds.
On peut dire que la grande tche du parti, durant ces derniè,res dix-huit annes, a t de rvolutionner de fond en comble l’Allemagne, et l’on peut juger maintenant si cette tche a t bien remplie.
L’Allemagne assurment est le pays sur lequel on s’est fait le plus longtemps les plus tranges illusions. On le croyait un pays d’ordre, parce qu’il tait tranquille, et on ne voulait pas voir l’pouvantable anarchie qui y avait envahi et qui y ravageait les intelligences.
Soixante ans d’une philosophie destructive y avaient complè,tement dissous toutes les croyances chrtiennes et dvelopp, dans ce nant de toute foi, le sentiment rvolutionnaire par excellence: l’orgueil de l’esprit, si bien qu’ l’heure qu’il est, nulle part peut-tre cette plaie du siè,cle n’est plus profonde et plus envenime qu’en Allemagne. Par une consquence ncessaire, mesure que l’Allemagne se rvolutionnait, elle sentait grandir sa haine contre la Russie. En effet, sous le coup des bienfaits qu’elle en avait reus, une Allemagne rvolutionnaire ne pouvait avoir pour la Russie qu’une haine implacable. Dans le moment actuel, ce paroxysme de haine parat avoir atteint son point culminant, car il a triomph en elle, je ne dis pas de toute raison, mais mme du sentiment de sa propre conservation.
Si une aussi triste haine pouvait inspirer autre chose que de la piti, la Russie certes se trouverait suffisamment venge par le spectacle que l’Allemagne vient de donner au monde la suite de la rvolution de Fvrier. Car c’est peut-tre un fait sans prcdent dans l’histoire que de voir tout un peuple se faisant le plagiaire d’un autre au moment mme o il se livre la violence la plus effrne.
Et qu’on ne dise pas, pour justifier tous ces mouvements si videmment factices qui viennent de bouleverser tout l’ordre politique de l’Allemagne et de compromettre jusqu’ l’existence de l’ordre social lui-mme, qu’ils ont t inspirs par un sentiment sincè,re gnralement prouv, par le besoin de l’unit allemande. Ce sentiment est sincè,re, soit, ce vu est celui de la grande majorit, je le veux bien, mais qu’est-ce que cela prouve?.. C’est encore l une des plus folles illusions de notre poque que de s’imaginer qu’il suffise qu’une chose soit vivement, ardemment convoite par le grand nombre, pour qu’elle devienne par cela seul ncessairement ralisable. D’ailleurs, il faut bien le reconnatre, il n’y a pas dans la socit de nos jours ni vu, ni besoin (quelque sincè,re, quelque lgitime qu’il soit) que la Rvolution en s’en emparant ne dnature et ne convertisse en mensonge, et c’est prcisment ce qui est arriv avec la question de l’unit allemande: car pour qui n’a pas abdiqu toute facult de reconnatre l’vidence, il doit tre clair dè,s prsent que dans la voie o l’Allemagne vient de s’engager la recherche de la solution du problè,me, ce n’est pas l’unit qu’elle aboutira, mais bien un effroyable dchirement, quelque catastrophe suprme et irrparable.
Oui, certes, on ne tardera pas reconnatre que la seule unit qui ft possible, non pas pour l’Allemagne telle que les journaux la font, mais pour l’Allemagne relle que son histoire l’a faite, la seule chance d’unit srieuse et pratique pour ce pays tait indissolublement lie au systè,me politique qu’il vient de briser.
Si, pendant ces derniè,res trente-trois annes, les plus heureuses peut-tre de toute son histoire, l’Allemagne a form un corps politique hirarchiquement constitu et fonctionnant d’une maniè,re rguliè,re, quelles conditions un pareil rsultat a-t-il pu tre obtenu et assur? C’tait videmment la condition d’une entente sincè,re entre les deux grandes puissances qui reprsentent en Allemagne les deux principes qui se disputent ce pays depuis plus de trois siè,cles. Mais cet accord lui-mme, si lent s’tablir, si difficile conserver, croit-on qu’il et t possible, qu’il et pu durer aussi longtemps, si l’Autriche et la Prusse, l’issue des grandes guerres contre la France, ne se fussent intimement rallies la Russie, fortement appuyes sur elle? Voil la combinaison politique qui, en ralisant pour l’Allemagne le seul systè,me d’unit qui lui ft applicable, lui a valu cette trve de trente-trois ans qu’elle vient de rompre.
Il n’y a ni haine, ni mensonge qui pourront jamais prvaloir contre ce fait-l. Dans un accè,s de folie, l’Allemagne a bien pu briser une alliance qui, sans lui imposer aucun sacrifice, assurait et protgeait son indpendance nationale, mais par l mme elle s’est prive jamais de toute base solide et durable.
Voyez plutt la dmonstration de cette vrit par la contre-preuve des vnements, dans ce terrible moment o les vnements marchent presque aussi vite que la parole humaine. Il y a peine deux mois que la Rvolution en Allemagne s’est mise la besogne, et dj il faut lui rendre cette justice, l’uvre de la dmolition dans ce pays est plus avance qu’elle ne l’tait sous la main de Napolon aprè,s dix de ses foudroyantes campagnes.
Voyez l’Autriche plus compromise, plus abattue, plus dmantele qu’en 1809. Voyez la Prusse voue au suicide par sa connivence fatale et force avec le parti polonais. Voyez les bords du Rhin, o, en dpit des chansons et des phrases, la confdration Rhnane n’aspire qu’ renatre. L’anarchie partout, l’autorit nulle part, et tout cela sous le coup d’une France o bout une rvolution sociale qui ne demande qu’ dborder dans la rvolution politique qui travaille l’Allemagne.
Dè,s prsent, pour tout homme sens la question de l’unit allemande est une question juge. Il faudrait avoir ce genre d’ineptie propre aux idologues allemands pour se demander srieusement si ce tas de journalistes, d’avocats et de professeurs qui se sont runis Francfort, en se donnant la mission de recommencer Charlemagne, ont quelque chance apprciable de russir dans l’uvre qu’ils ont entreprise, si sur ce sol qui tremble ils auront la main assez puissante et assez habile pour relever la pyramide renverse en la faisant tenir sur la pointe.
La question n’est plus l, il ne s’agit plus de savoir si l’Allemagne sera une, mais si de ces dchirements intrieurs compliqus probablement d’une guerre trangè,re elle parviendra sauver un lambeau quelconque de son existence nationale.
Les partis qui vont dchirer ce pays commencent dj se dessiner. Dj sur diffrents points la Rpublique a pris pied en Allemagne, et l’on peut compter qu’elle ne se retirera pas sans avoir combattu, car elle a pour elle la logique et derriè,re elle la France. Aux yeux de ce parti la question de nationalit n’a ni sens, ni valeur. Dans l’intrt de sa cause il n’hsitera pas un instant immoler l’indpendance de son pays, et il enrlerait l’Allemagne tout entiè,re plutt aujourd’hui que demain sous le drapeau de la France, ft-ce mme sous le drapeau rouge. Ses auxiliaires sont partout, il trouve aide et appui dans les hommes comme dans les choses, aussi bien dans les instincts anarchiques des masses que dans les institutions anarchiques que viennent d’tre semes avec tant de profusion travers toute l’Allemagne. Mais ses meilleurs, ses plus puissants auxiliaires sont prcisment les hommes qui d’un moment l’autre peuvent tre appels la combattre: tant les hommes se trouvent lis elle par la solidarit des principes. Maintenant, toute la question est de savoir si la lutte clatera avant que les prtendus conservateurs aient eu le temps de compromettre par leurs divisions et leurs folies tous les lments de force et de rsistance dont l’Allemagne dispose encore, si, en un mot, attaqus par le parti rpublicain, ils se dcident voir en lui ce qu’il est en effet l’avant-garde de l’invasion franaise, et retrouvent, dans le sentiment du danger dont l’indpendance nationale srait menace, assez d’nergie pour combattre la rpublique toute outrance, ou bien si pour s’pargner la lutte ils aimeront mieux accepter quelque faux semblant de transaction qui ne serait au fond de leur part qu’une capitulation dguise. Dans le cas o cette derniè,re supposition viendrait se raliser, alors (il faut le reconnatre) l’ventualit d’une croisade contre la Russie, de cette croisade qui a toujours t le rve chri de la Rvolution et qui maintenant est devenu son cri de guerre — cette ventualit se convertirait en une presque certitude, le jour de la lutte dcisive serait presque arriv, et c’est la Pologne qui servirait de champ de bataille. Voil du moins la chance que caressent avec amour les rvolutionnaires de tous les pays, mais il y a toutefois un lment de la question dont ils ne tiennent pas assez compte, et cette omission pourrait singuliè,rement dranger leurs calculs.
Le parti rvolutionnaire, en Allemagne surtout, parat s’tre persuad que puisque lui-mme faisait si bon march de l’lment national, il en serait de mme dans tous les pays soumis son action et que partout et toujours la question de principe primerait la question de nationalit. Dj les vnements de la Lombardie ont d faire faire de singuliè,res rflexions aux tudiants rformateurs de Vienne, qui s’taient imagin qu’il suffisait de chasser le prince de Metternich et de proclamer la libert de la presse pour rsoudre les formidables difficults qui pè,sent sur la monarchie autrichienne. Les Italiens n’en persistent pas moins ne voir en eux que des Tedeschi et des Barbari, tout comme s’ils ne s’taient pas rgnrs dans les eaux lustrales de l’meute. Mais l’Allemagne rvolutionnaire ne tardera pas recevoir cet gard une leon plus significative et plus svè,re encore, car elle lui sera administre de plus prè,s. En effet, on n’a pas pens qu’en brisant ou en affaiblissant tous les anciens pouvoirs, qu’en remuant jusque dans ses profondeurs tout l’ordre politique de ce pays, on allait y rveiller la plus redoutable des complications, une question de vie et de mort pour son avenir — la question des races. On avait oubli qu’au cur mme de cette Allemagne, dont on rve l’unit, il y avait dans le bassin de la Bohme et dans les pays slaves qui l’entourent six sept millions d’hommes pour qui, de gnrations en gnrations, l’Allemand depuis des siè,cles n’a pas cess d’tre un seul instant quelque chose de pis qu’un tranger, pour qui l’Allemand est toujours un Немец… Il ne s’agit pas ici bien entendu du patriotisme littraire de quelques savants de Prague, tout honorable qu’il puisse tre, ces hommes ont rendu sans doute de grands services la cause de leur pays et ils lui en rendront encore, mais la vie de la Bohme n’est pas l. La vie d’un peuple n’est jamais dans les livres que l’on imprime pour lui, moins toutefois que ce ne soit le peuple allemand, la vie d’un peuple est dans ses instincts et dans ses croyances, et les livres, il faut l’avouer, sont bien plus puissants pour les nerver et les fltrir que pour les ranimer et les faire vivre. Tout ce qui reste donc la Bohme de vraie vie nationale est dans ses croyances Hussites, dans cette protestation toujours vivante de sa nationalit slave opprime contre l’usurpation de l’Eglise romaine, aussi bien que contre la domination allemande. C’est l le lien qui l’unit tout son pass de luttes et de gloire, et c’est l aussi le chanon qui pourra rattacher un jour le Чех de la Bohme ses frè,res d’Orient. On ne saurait assez insister sur ce point, car ce sont prcisment ces rminiscences sympathiques de l’Eglise d’Orient, ce sont ces retours vers la vieille foi dont le hussitisme dans son temps n’a t qu’une expression imparfaite et dfigure, qui tablissent une diffrence profonde entre la Pologne et la Bohme: entre la Bohme ne subissant que malgr elle le joug de la communaut occidentale, et cette Pologne factieusement catholique — side fanatique de l’Occident et toujours tratre vis—vis des siens.
Je sais que pour le moment la vritable question en Bohme ne s’est pas encore pose et que ce qui s’agite et se remue la surface du pays, c’est du libralisme le plus vulgaire ml de communisme dans les villes et probablement d’un peu de jacquerie dans les campagnes. Mais toute cette ivresse tombera bientt, et au train dont vont les choses le fond de la situation ne tardera pas paratre. Alors la question pour la Bohme sera celle-ci: une fois l’Empire d’Autriche dissous par la perte de la Lombardie et par l’mancipation maintenant complè,te de la Hongrie, que fera la Bohme avec ces peuples qui l’entourent, Moraves, Slovaques, c’est—dire sept huit millions d’hommes de mme langue et de mme race qu’elle? Aspirera-t-elle se constituer d’une maniè,re indpendante, ou se prtera-t-elle entrer dans le cadre ridicule de cette future Unit Germanique qui ne sera jamais que l’Unit du Chaos? Il est peu probable que ce dernier parti la tente beaucoup. Dè,s lors elle se trouvera infailliblement en butte toutes sortes d’hostilits et d’agressions, et pour y rsister ce n’est certes pas sur la Hongrie qu’elle pourra s’appuyer. Pour savoir donc quelle est la puissance vers laquelle la Bohme, en dpit des ides qui dominent aujourd’hui et des institutions qui la rgiront demain, se trouvera forcment entrane, je n’ai besoin de me rappeler que ce que me disait en 1841 Prague le plus national des patriotes de ce pays. ‘La Bohme, me disait Hancka, ne sera libre et indpendante, ne sera rellement en possession d’elle-mme que le jour o la Russie sera rentre en possession de la Gallicie’. En gnral c’est une chose digne de remarque que cette faveur persvrante que la Russie, le nom russe, sa gloire, son avenir, n’ont cess de rencontrer parmi les hommes nationaux de Prague, et cela au moment mme o notre fidè,le allie l’Allemagne se faisait avec plus de dsintressement que d’quit la doublure de l’migration polonaise, pour ameuter contre nous l’opinion publique de l’Europe entiè,re. Tout Russe qui a visit Prague dans le courant de ces derniè,res annes pourra certifier que le seul grief qu’il y ait entendu exprimer contre nous, c’tait de voir la rserve et la tideur avec lesquelles les sympathies nationales de la Bohme taient accueillies parmi nous. De hautes, de gnreuses considrations nous imposaient alors cette conduite, maintenant assurment ce ne serait plus qu’un contresens: car les sacrifices que nous faisions alors la cause de l’ordre, nous ne pourrions les faire dsormais qu’au profit de la Rvolution.
Mais s’il est vrai de dire que la Russie dans les circonstances actuelles a moins que jamais le droit de dcourager les sympathies qui viendraient elle, il est juste de reconnatre d’autre part une loi historique qui jusqu’ prsent a providentiellement rgi ses destines: c’est que ce sont toujours ses ennemis les plus acharns qui ont travaill avec le plus de succè,s au dveloppement de sa grandeur. Cette loi providentielle vient de lui en susciter un qui certainement jouera un grand rle dans les destines de son avenir et qui ne contribuera pas mdiocrement en hter l’accomplissement. Cet ennemi c’est la Hongrie, j’entends la Hongrie magyare. De tous les ennemis de la Russie c’est peut-tre celui qui la hait de la haine la plus furieuse. Le peuple magyar, en qui la ferveur rvolutionnaire vient de s’associer par la plus trange des combinaisons la brutalit d’une horde asiatique et dont on pourrait dire, avec tout autant de justice que des Turcs, qu’il ne fait que camper en Europe, vit entour de peuples slaves qui lui sont tous galement odieux. Ennemi personnel de cette race, dont il a pendant si longtemps abm les destines, il se retrouve aprè,s des siè,cles d’agitations et de turbulence toujours encore emprisonn au milieu d’elle. Tous ces peuples qui l’entourent: Serbes, Croates, Slovaques, Transylvaniens et jusqu’aux Petits-Russiens des Carpathes, sont les anneaux d’une chane qu’il croyait tout jamais brise. Et maintenant il sent au-dessus de lui une main qui pourra, quand il lui plaira, rejoindre ces anneaux et resserrer la chane volont. De l sa haine instinctive contre la Russie. D’autre part, sur la foi du journalisme tranger, les meneurs actuels du parti se sont srieusement persuads que le peuple magyare avait une grande mission remplir dans l’Orient Orthodoxe, que c’tait lui, en un mot, tenir en chec les destines de la Russie… Jusqu’ prsent l’autorit modratrice de l’Autriche avait tant bien que mal contenu toute cette turbulence et cette draison, mais maintenant que le dernier lien a t bris et que c’est le pauvre vieux pè,re, tomb en enfance, qui a t mis en tutelle, il est prvoir que le Magyarisme complè,tement mancip va donner libre cours toutes ces excentricits et courir les aventures les plus folles. Dj il a t question de l’incorporation dfinitive de la Transylvanie. On parle de faire revivre d’anciens droits sur les principauts du Danube et sur la Serbie. On va redoubler de propagande dans tous ces pays-l pour les ameuter contre la Russie, et quand on y aura mis la confusion partout, on compte bien un beau jour s’y prsenter en armes pour revendiquer, au nom de l’Occident ls dans ses droits, la possession des bouches du Danube et dire la Russie d’une voix imprieuse: ‘Tu n’iras pas plus loin’. — Voil certainement quelques articles du programme qui s’labore maintenant Presbourg. L’anne derniè,re tout cela n’tait encore que phrases de journal, maintenant cela peut, d’un moment l’autre, se traduire par des tentatives trè,s srieuses et trè,s compromettantes. Ce qui parat nanmoins le plus imminent, c’est un conflit entre la Hongrie et les deux royaumes slaves qui en dpendent. En effet, la Croatie et la Slavonie, ayant prvu que l’affaiblissement de l’autorit lgitime Vienne allait les livrer infailliblement la discrtion du Magyarisme, ont, ce qu’il parat, obtenu du gouvernement autrichien la promesse d’une organisation spare pour elles, en y joignant la Dalmatie et la frontiè,re militaire. Cette attitude que ces pays ainsi groups essaient de prendre vis—vis de la Hongrie ne manquera pas d’exasprer tous les anciens diffrends et ne tardera pas y faire clater une franche guerre civile, et comme l’autorit du gouvernement autrichien se trouvera probablement trop dbile pour s’interposer avec quelque chance de succè,s entre les combattants, les Slaves de la Hongrie qui sont les plus faibles succomberaient probablement dans la lutte sans une circonstance qui doit tt ou tard leur venir ncessairement en aide: c’est que l’ennemi qu’ils ont combattre est avant tout l’ennemi de la Russie, et c’est qu’aussi sur toute cette frontiè,re militaire, compose aux trois quarts de Serbes orthodoxes, il n’y a pas une cabane de colon (au dire mme des voyageurs autrichiens) o, ct du portrait de l’empereur d’Autriche, l’on ne dcouvre le portrait d’un autre Empereur que ces races fidè,les s’obstinent considrer comme le seul lgitime. D’ailleurs (pourquoi se le dissimuler) il est peu probable que toutes ces secousses de tremblement de terre qui bouleversent l’Occident s’arrtent au seuil des pays d’Orient, et comment pourrait-il se faire que dans cette guerre outrance, dans cette croisade d’impit que la Rvolution, dj matresse des trois quarts de l’Europe Occidentale, prpare la Russie, l’Orient Chrtien, l’Orient Slave-Orthodoxe, lui dont la vie est indissolublement lie la ntre, ne se trouvt entran dans la lutte notre suite, et c’est peut-tre mme par lui que la guerre commencera: car il est prvoir que toutes ces propagandes qui le travaillaient dj, propagande catholique, propagande rvolutionnaire, etc., etc… toutes opposes entre elles, mais runies dans un sentiment de haine commune contre la Russie, vont maintenant se mettre l’uvre avec plus d’ardeur que jamais. On peut tre certain qu’elles ne reculeront devant rien pour arriver leurs fins… Et quel serait, juste Ciel! le sort de toutes ces populations chrtiennes comme nous, si, en butte, comme elles le sont dj toutes ces influences abominables, si la seule autorit qu’elles invoquent dans leurs priè,res venait leur faire dfaut, dans un pareil moment? — En un mot, quelle ne serait pas l’horrible confusion o tomberaient ces pays d’Orient aux prises avec la Rvolution, si le lgitime Souverain, si l’Empereur Orthodoxe d’Orient tardait encore longtemps y apparatre!
Non, c’est impossible. Des pressentiments de mille ans ne trompent point. La Russie, pays de foi, ne manquera pas de foi dans le moment suprme. Elle ne s’effraiera pas de la grandeur de ses destines et ne reculera pas devant sa mission.
Et quand donc cette mission a-t-elle t plus claire et plus vidente? On peut dire que Dieu l’crit en traits de feu sur ce Ciel tout noir de temptes. L’Occident s’en va, tout croule, tout s’abme dans une conflagration gnrale, l’Europe de Charlemagne aussi bien que l’Europe des traits de 1815, la papaut de Rome et toutes les royauts de l’Occident, le Catholicisme et le Protestantisme, la foi depuis longtemps perdue et la raison rduite l’absurde, l’ordre dsormais impossible, la libert dsormais impossible, et sur toutes ces ruines amonceles par elle, la civilisation se suicidant de ses propres mains…
Et lorsque au-dessus de cet immense naufrage nous voyons comme une Arche Sainte surnager cet Empire plus immense encore, qui donc pourrait douter de sa mission, et serait-ce nous, ses enfants, nous montrer sceptiques et pusillanimes?..