Du developpement des ides rvolutionnaires en Russie, Герцен Александр Иванович, Год: 1851

Время на прочтение: 145 минут(ы)

А. И. Герцен

Du developpement des ides rvolutionnaires en Russie

А. И. Герцен. Собрание сочинений в тридцати томах.
Том седьмой. О развитии революционных идей в России. Произведения 1851-1852 годов
М., Издательство Академии Наук СССР, 1956
Дополнение:
Том тридцатый. Книга вторая. Письма 1869—1870 годов. Дополнения к изданию.
М., Издательство Академии Наук СССР, 1965
Introduction
I. La Russie et l’Europe
II. La Russie avant Pierre Ier
III. Pierre Ier
IV. 1812—1825
V. La littrature et l’opinion publique aprs le 14 Dcembre 1825
VI. Panslavisme moscovite et europisme russe
Epilogue
Annexe. Sur la commune rurale en Russie

A notre ami

MICHEL BAKOUNINE

INTRODUCTION

Dich strt nicht im Innern

Zu lebendiger Zeit

Unntzes Erinnern

Und vergeblicher Streit.

Goethe.

…Je quittai la Russie au milieu d’un hiver froid, neigeux, par une petite route de traverse, peu frquente et qui ne sert qu’ relier le gouvernement de Pskov la Livonie. Ces deux contres qui se touchent, ayant peu de rapports entre elles, loignes de toute influence extrieure, offrent un contraste qui ne se prsente nulle autre part avec tant de nudit, nous dirions mme, avec tant d’exagration.
C’est un dfrichement ct d’un enterrement, c’est la veille touchant le lendemain, c’est une germination pnible et une agonie difficile. D’un ct tout sent la chaux, rien n’est termin, rien n’est encore habitable, partout des bois de construction, des murs nus, de l’autre, tout sent le moisi, tout tombe en ruines, tout devient inhabitable, partout fentes, dbris et dcombres.
Entre les bois de sapin saupoudrs de neige, dans de grandes plaines, apparaissaient les petits villages russes, ils se dtachaient brusquement sur un fond d’une blancheur blouissante. L’aspect de ces pauvres communes rurales a quelque chose de profondment touchant pour moi. Les maisonnettes se pressent l’une l’autre, aimant mieux brler ensemble que de s’parpiller. Les champs sans haies ni cltures, se perdent dans un lointain infini derrire les maisons. La petite cabane pour l’individu, pour la famille, la terre tout le monde, la commune.
Le paysan qui habite ces maisonnettes est rest dans le mme tat o les armes nomades de Tchinguis-Khan le surprirent. Les vnements des derniers sicles ont pass au-dessus de sa tte, sans mme veiller son insouciance. C’est une existence intermdiaire entre la gologie et l’histoire, c’est une formation, qui a un caractre, une manire d’tre, une physiologie — mais non une biographie. Le paysan rebtit, au bout de deux ou trois gnrations, sa maisonnette en bois de sapin, qui dprit peu peu, sans laisser plus de traces que le paysan lui-mme.
Parlez-lui cependant, et vous verrez de suite si c’est le dclin ou l’enfance, la barbarie qui suit la mort ou la barbarie qui prcde la vie. Mais d’abord parlez-lui sa langue, rassurez-le, montrez-lui que vous n’tes pas son ennemi. Je suis bien loin de blmer la crainte du paysan russe l’endroit de l’homme civilis. L’homme civilis qu’il voit est ou son seigneur, ou un employ du gouvernement. Eh bien, le paysan se mfie de lui, le regarde d’un il sombre, le salue profondment et s’loigne de lui, mais il ne l’estime pas. Il ne craint pas en lui une nature suprieure, mais une force majeure. Il est vaincu, mais il n’est point laquais. Sa langue rude, dmocratique et patriarcale, n’a pas reu l’ducation des antichambres. Ses traits d’une beaut mle ont rsist au double servage du tzar et du seigneur. Le paysan de la Grande et de la Petite Russie a un esprit trs dli et cette vivacit presque mridionale qu’on s’tonne de trouver au Nord. Il parle bien et beaucoup, l’habitude d’tre toujours avec ses voisins l’a rendu communicatif.
…Arrivs l’un des derniers relais russes, nous attendions les chevaux de poste dans une petite pice, chauffe comme une serre. La femme du matre de poste, sale, malpeigne et criarde, nous forait de prendre du th. Fatigu de contempler une gravure — trs intressante — qui ornait le mur au-dessus d’un sopha en cuir, je fus enchant d’entendre du bruit devant la maison.
Pourtant, avant de quitter la gravure, j’en dois faire connatre le sujet, qui est trs caractristique. Apparemment elle appartenait aux temps qui suivirent le rgne de Pierre Ier. C’tait lui, assis devant une table couverte de mets et de flacons. Le prince Mnchikoff, s’inclinant profondment, lui prsentait et lui offrait une jeune personne — la future impratrice Catherine Ire. L’inscription disait: ‘Le bon sujet cde ce qu’il a de plus prcieux son Tzar bien-aim’.
Je me repens encore aujourd’hui de n’avoir pas achet cette gravure…
Je sortis pour m’enqurir de ce qui excitait le tumulte. Un officier se dmenait devant un groupe de yamchiks (postillons), injuriant tout le monde, criant tue-tte. Les yamchiks le regardaient faire avec cette ironique impassibilit, qui est le propre des paysans russes. Derrire l’officier se tenait le matre de poste, fortement avin, il criait aussi, mais en mme temps il faisait, des yeux, des signes d’intelligence aux paysans.
— O est le starost? o est le starost? — criait l’officier cumant de rage.
— O est le starost?… — rptaient quelques paysans avec une tranquillit apathique, qui ferait endiabler un saint.— Mais voil que le starost n’y est pas,— trois hommes sont alls le chercher.— Au cabaret, il n’y est pas, chez sa marraine, non plus.— O peut-il tre le starost? C’est tonnant.
Il tait certain que le starost tait prsent, qu’il tait l, dans le groupe.
— Les brigands,— criait le matre de poste.— Ah! les brigands, ils ne veulent pas chercher le starost.
— Et vous,— rpliqua l’officier, — quel matre de poste tes-vcus donc? C’est ainsi qu’on vous obit. Vous reprsentez bien l’autorit! Je ferai un rapport, j’crirai moi-mme au comte Adlerberg (ministre de la poste), je le connais personnellement.
— Epargnez un pre de famille, vingt-trois ans de services, mdaille pour la prise de Varna, deux blessures, une balle d’outre en outre, dcoration pour un service irrprochable de vingt ans, — rptait machinalement le matre de poste, sans tre trop effray.
Comme l’affaire n’avanait pas, l’officier s’en prit un jeune garon de seize dix-sept ans. — Comment,— dit-il,— tu me ris au nez, tu me ris au nez! Je t’apprendrai ne pas respecter les paulottes, — et il s’lana sur le jeune homme, celui-ci, esquivant le coup de poing dont l’officier le menaait, se mit courir, l’officier voulut le poursuivre, mais la neige tait si profonde, qu’il s’enfona jusqu’aux genoux. Les paysans clatrent de rire. — Mais c’est une rvolte! — c’est une rvolte! — cria l’officier, et il ordonnait imprieusement au jeune garon, qui grimpait comme un cureuil la cime d’un arbre, de descendre. — Non,— rpondit l’autre,— je ne descendrai pas,— tu me battras… — Descends, mauvais garnement, descends!— ajoutait le matre de poste. Le jeune homme secouait la tte.
— Voil! — continua le matre de poste, parlant l’officier,— votre grce, vous pouvez juger par vous-mme maintenant, quels hommes nous avons faire depuis le matin jusqu’au soir — pires que des Turcs! — Quand est-ce que Dieu me dlivrera de cet enfer? Je n’y reste qu’ cause des trois annes qui me manquent pour la pension.— Mais, votre grce, soyez tranquille, je viendrai bout de ces brigands-l, et ils vous mneront mme sans argent. J’enverrai de suite chercher le commissaire du district, il ne demeure pas loin, huit lieues d’ici — pas mme, sept et demie. En attendant, si votre grce voulait prendre un peu de th?..
— Mais, est-ce que vous tes fou par hasard? — lui dit l’officier d’un ton de dsespoir. Comment voulez-vous que je perde mon temps attendre le commissaire? Donnez-moi des chevaux, donnez-moi des chevaux…
Ma voiture tait attele, je ne sais pas comment l’histoire s’est termine. Mais on peut tre sr que l’officier a t flou. Mon postillon souriait tout le long de la route. L’histoire de l’officier lui trottait dans la tte.— ‘C’est une tte chaude, l’officier’, lui dis-je.— ‘Cela ne fait rien. Il n’est pas le premier, nous avons bien vu, ds le commencement, qu’il se fatiguerait bientt’.
…Il suffit d’un trajet de deux heures pour entrer dans un autre monde. C’est comme un changement vue au thtre. Le terrain devient plus accident, mme lgrement montagneux, le chemin serpente,— ce n’est plus cette ligne droite, infinie, trace sur un ocan de neige, que Mickiewicz a si bien dcrit.
La premire maison de poste livonienne tait situe sur une montagne. J’entrai dans la ‘Passagierstube’. Il rgnait autant de propret, autant d’ordre dans cette chambre, que si on l’et peinte la veille, ou qu’on attendt une visite le lendemain. Du sable sur le parquet, des graniums et des romarins sur les fentres, un piano de quatre octaves et demie dans un coin, une bible luthrienne sur une table, couverte d’une nappe blanche. Parmi quelques lithographies et dans un cadre un peu plus riche il y avait un imprim. C’tait ‘An meinen lieben Fritz’, une espce de testament idyllique crit par Frdric-Guillaume III, pour son fils.
Le matre de poste, vieillard dbonnaire, avec cet air d’une navet bate qui n’appartient qu’aux Allemands, avait endoss pour moi son habit gris, orn de boutons en nacre. Voyant que je lisais le testament, il s’approcha et commena respectueusement un entretien, me donnant chaque instant les titres de ‘baron’, de ‘freiherr’, de’hochwohlgeboren’. Il me dit, entre autres choses, ‘qu’il n’avait jamais pu lire, sans avoir des larmes aux yeux, les touchantes paroles du bon roi dfunt!’
Comme le matre de poste disait que le vent faisait pressentir une nuit trs orageuse et me conseillait de rester jusqu’au matin, je voulus voir ce qui en tait et je sortis dans la rue. Une bise forte et glace soufflait entre les rameaux dnuds des arbres, les secouant avec violence. De temps autre, les nuages chasss par le vent dcouvraient le croissant d’une lune ple, et on voyait alors une tour demi ruine, reste d’un chteau tomb en ruines. Sous une porte crase, qui menait autrefois au chteau, taient assis une dizaine de Finnois, petits de taille, rabougris, chtifs, les cheveux blonds de lin. Leur langue,pour nous compltement trangre, tonnait mes oreilles d’une manire dsagrable. Au-dessus de la porte tait clou un aigle empaill. Un jeune homme, blond et svelte, la moustache retrousse, le fusil derrire le dos, apparut et disparut en un instant. Il tait dans un petit traneau qu’il conduisait lui-mme. L’attelage de son cheval, au lieu de se parer de l’arc en bois russe, faisait rsonner une vingtaine de clochettes, un lvrier courait aprs le traneau, flairant la terre gele.
En Livonie, en Courlande, il n’y a pas de villages pareils ceux de la Russie. Ce sont des fermes dissmines autour d’un chteau. Les cabanes des paysans sont parses, la commune russe n’existe pas ici. Un pauvre peuple, bon, mais peu dou, videmment sans avenir, cras par une servitude sculaire, dbris d’une population fossile qui est submerge sous les flots des autres races, babite ces fermes. La distance entre les Allemands et les Finnois est immense, la civilisation germaine, il faut le dire, tait bien peu communicative. Les Finnois de ces contres sont rests demi sauvages, aprs tant de sicles de coexistence et de rapports continuels avec les Allemands. C’est l’empereur Nicolas qui a pens le premier leur ducation — sa manire bien entendu — il en a fait des Grecs orthodoxes.
Mais c’est Riga, dans ces rues sombres et troites, dans cette ville de privilges, de corps de mtiers, de ‘Znfte’, d’esprit hansatique et luthrien, o le commerce lui-mme est arrir et stationnaire, o la population russe appartient aux dissidents rtrogrades, qui se sont expatris il y a deux sicles, trouvant le rgime du tzar Alexis trop rvolutionnaire, et le patriarche Ni-con, novateur trop audacieux, c’est l que j’ai compris toute la diffrence entre le monde que je venais de quitter et celui dans lequel j’entrais.
Des Juifs dcharns, couverts d’une calotte en velours noir, aux jambes fines, en culottes courtes, chausss de bas de coton et de souliers dcouverts au plus fort d’un hiver baltique, des ngociants allemands avec un air de majest snatoriale, qui vous engage prendre un autre chemin, pour ne pas les rencontrer… On ne parle au casino, au club, que des monopoles concds la ville en 1600, des franchises octroyes en 1450, des dernires innovations faites en 1701…
Les Allemands de la Baltique, fils d’une civilisation ancienne, se sont, il y a des sicles, dtachs du grand mouvement historique, ils prirent alors un pli invariable, ils s’arrtrent ce qu’ils taient, sans rien acqurir depuis, ils mirent l’ordre, la rgle, la mesure dans leurs ides et dans leurs affaires pour n’en jamais dvier. Il est vident ds lors qu’ils doivent dtester le vague, l’exagration, le dsordre qui rgnent, non seulement dans les lois, mais mme dans les murs russes.
Nous ne sommes point parvenus une stabilit dtermine, nous la cherchons, nous aspirons un ordre social plus conforme notre nature et nous restons dans un provisoire arbitraire, le dtestant et l’acceptant, voulant nous en dfaire et le subissant contre-cur. Eux, au contraire, ils sont de vritables conservateurs, ils ont beaucoup perdu, et ils craignent de perdre le reste. Nous n’avons qu’ gagner, nous n’avons rien perdre. Nous obissons par contrainte, nous prenons les lois qui nous rgissent pour des prohibitions, pour des entraves et nous les enfreignons lorsque nous le pouvons ou l’osons, sous ce rapport point de scrupule. Chez eux, au contraire, une partie de la loi est prise au srieux, l’enfreindre serait un crime leurs propres yeux. Cette partie soutient l’autre, dont l’absurdit est vidente pour tous.
Ils ont une moralit fixe — nous, un instinct moral.
Ils ont sur nous l’avantage d’avoir des rgles positives, labores, ils appartiennent la grande civilisation europenne. Nous avons sur eux l’avantage des forces robustes, d’une certaine latitude d’esprances. L o ils sont arrts par leur conscience, nous sommes arrts par un gendarme. Arithmtiquement faibles, nous cdons, leur faiblesse est une faiblesse algbrique, elle est dans la formule mme.
Nous les froissons profondment par notre laisser-aller, par notre conduite, par le peu de mnagement des formes, par l’talage de nos passions demi-barbares et demi-corrompues. Ils nous ennuient mortellement par leur pdantisme bourgeois, par leur purisme affect, par leur conduite irrprochablement mesquine.
Chez eux enfin un homme qui dpense plus de la moiti de ses revenus est tax de fils prodigue, de dissipateur. Un homme qui se borne chez nous ne manger que ses revenus est considr comme un monstre d’avarice…
Cette antithse si tranche, presque exagre, comme nous l’avons dit nous-mmes, entre la Russie et les provinces Baltiques, se retrouve, quant au fond, entre le monde slave et l’Europe.
Il y a pourtant cette diffrence, c’est que dans le monde slave, il y a un lment de civilisation occidentale la surface, et dans le monde Europen un lment compltement barbare la base, tandis que les paysans de Pskov n’ont absolument rien de civilis et que les Allemands baltiques recouvrent, non pas une population barbare et homogne, mais une population en dcadence et compltement htrogne.
Les peuples germano-latins ont produit deux histoires, ont cr deux mondes dans le temps et deux mondes dans l’espace. Ils se sont uss deux fois. Il est trs possible qu’ils aient assez de sve, assez de puissance pour une troisime mtamorphose — mais elle ne pourra se faire par les formes sociales existantes, ces formes tant en contradiction flagrante avec la pense rvolutionnaire. Nous avons dj vu que, pour que les grandes ides de la civilisation europenne se ralisent, il leur faut traverser l’Ocan et chercher un sol moins encombr de ruines.
Au contraire, toute l’existence passe des peuples slaves porte un caractre de commencement, d’une prise de possession, de croissance et d’aptitude. Ils ne font qu’entrer dans le grand fleuve de l’histoire. Ils n’ont jamais eu un dveloppement conforme leur nature, leur gnie, leurs aspirations. Quelles sont ces aspirations? Nous le verrons dans la suite. Je me borne dire qu’elles ne sont pas formules comme thories, mais qu’elles existent dans la vie populaire, dans ses chants et ses lgendes, qu’elles prexistent dans le habitus — de toutes les races slaves. C’est un instinct, un entranement naturel, constant, fort, mais confus, ml des lucubrations nationales et religieuses plutt qu’une conception raisonne, arrte.
L’histoire des Slaves est pauvre.
A l’exception de la Pologne, les Slaves appartiennent plus la gographie qu’ l’histoire.
Il y a un peuple slave qui n’a vraiment exist que durant une lutte — la guerre des Taborites.
Il y en a un autre qui n’a fait que tracer ses limites, que poser des jalons, que prparer sa place et relier par une unit force, provisoire la sixime partie du globe terrestre qu’il a firement prise pour son arne…
…Ces peuples si peu remarqus dans leur pass, si peu connus dans leur prsent, n’ont-ils pas quelques droits sur l’avenir?
Nous sommes loin de penser que l’avenir appartienne toutes les races qui n’ont rien fait, et qui n’ont que beaucoup souffert.
Mais il peut bien appartenir celles d’entre elles, qui sans titre, et sans y tre invites, prennent hardiment leur place dans le grand concile des nations actives, qui forcent l’entre de l’histoire, qui se mlent de toutes les affaires, pousses par une activit dvorante, qui occupent toutes les imaginations et se prcipitent corps perdu dans le courant de l’aorte historique.
Il y a, dans l’apparition de certains peuples quelque chose qui arrte le penseur, le fait mditer, le rend inquiet comme s’il sentait une nouvelle mine souterraine, une nouvelle force, une fermentation sourde qui cherche soulever la crote, dborder, comme s’il entendait dans un lointain inconnu des pas de gants qui se rapprochent de plus en plus.
Tel est le rle de la Russie depuis Pierre Ier.
Il y a moins d’un sicle, la France contestait encore le titre d’empereur aux tzars, et maintenant il ne s’agit plus du titre mais bien du fait de la domination russe qui s’tend jusqu’au Rhin {L’Allemagne n’existe que de nom. Ce sont des provinces Baltiques, auxquelles on a laiss quelques droits illusoires, par exemple celui d’tre non seulement sujets de Nicolas, mais en mme temps sujets de leur petits princes. Ces jours derniers, les journaux annonaient l’arrive ‘de la grande-duchesse Olga — avec son mari le prince royal de Wurtemberg’. Personne ne s’tonna de voir cette phrase antisalique.} qui descend jusqu’au Bosphore, et qui recule d’un autre ct jusqu’ l’Ocan Pacifique.
Quel est le sens de ces prtentions arrogantes — de ces concessions pitoyables?
Sont-ce des Huns, qui accourent pour en finir avec Rome et se perdre ensuite parmi les cadavres? — Ou, des Osmanlis qui veulent essayer encore une fois, si la chrtient occidentale est mre pour la tombe?
Est-ce enfin une catastrophe, un cataclysme, une nue de sauterelles, un incident terrible survenu pendant l’entr’acte qui spare deux mondes, une de ces apparitions lugubres qui prcipitent le dnoment? Ou est-ce dj le commencement mme d’un ordre de chose nouveau, et les Slaves ne sont-ils pas les anciens Germains, par rapport au monde qui s’en va?
Il suffit de la possibilit de poser une question pareille, pour que tout ce qu’on pourra dire sur ce sujet soit d’un trs grand intrt. Et si on avait la tmrit d’aller jusqu’ affirmer qu’au milieu de ces aspirations vagues des peuples slaves, il y en a qui se rencontrent avec les aspirations rvolutionnaires des masses en Europe, que dans ces churs lointains rsonnent les mmes accords qu’on entend retentir dans les profondeurs souterraines du vieux monde? Si on allait prouver que les barbares du Nord et les barbares ‘de la maison’ ont, sans le savoir, un ennemi commun — le vieil difice fodal, monarchique, et une esprance commune — la rvolution sociale?..
L’empereur Nicolas peut, excuteur des hautes uvres dont le sens lui chappe, humilier sa volont l’arrogance strile de la France et la majestueuse prudence de l’Angleterre, il peut dclarer la Porte russe et l’Allemagne moscovite — nous n’avons pas la moindre piti pour tous ces invalides. Mais ce qu’il ne peut pas, c’est empcher une autre ligue qui se formera derrire son dos, ce qu’il ne peut pas, c’est empcher que l’intervention russe ne soit le coup de grce pour tous les monarques du continent, pour toute la raction, le commencement de la lutte sociale arme, terrible, dcisive.
Le pouvoir imprial du tzar ne survivra pas cette lutte. Vainqueur ou vaincu, il appartient au pass, il n’est pas russe, il est profondment allemand, allemand-byzantinis. Il a donc deux titres la mort.
Et nous, deux titres la vie — l’lment socialiste et la jeunesse.
— Les jeunes gens meurent aussi quelquefois,— me disait, Londres, un homme trs distingu, avec lequel nous parlions de la question slave.
— C’est certain, lui rpondis-je,— mais ce qui est beaucoup plus certain, c’est que les vieillards meurent toujours.
Londres, 1 aot 1853.

I

LA RUSSIE ET L’EUROPE

Il y a deux ans, nous avons publi une lettre sur la Russie, dans une brochure intitule: ‘Vom andern Ufer {Hambourg, Hoffman et Campe, 1849.}’. Gomme notre manire de voir n’a pas chang depuis, nous croyons devoir en extraire les passages suivants:
‘C’est une pnible poque que la ntre, tout, autour de nous, se dissout, tout s’agite dans un vertige, dans une fivre maligne. Les plus noirs pressentiments se ralisent avec une effrayante rapidit…
Un homme libre qui refuse de se courber devant la force n’aura bientt d’autre refuge en Europe que le pont d’un vaisseau faisant voile pour l’Amrique.
Ne devons-nous pas nous poignarder la manire de Caton parce que notre Rome succombe et que nous ne voyons rien, ou ne voulons rien voir hors de Rome?..
On sait pourtant ce que fit le penseur romain qui sentait profondment toute l’amertume de son temps: accabl de tristesse et de dsespoir, comprenant que le monde auquel il appartenait allait crouler — il jeta ses regards au-del de l’horizon national et crivit un livre: De moribus Germanorum. Il eut raison, car l’avenir appartenait ces peuplades barbares.
Nous ne prophtisons rien, mais nous ne croyons pas non plus que les destins de l’humanit soient clous l’Europe occidentale. Si l’Europe ne parvient pas se relever parune transformation sociale, d’autres contres se transformeront, il y en a qui sont dj prtes pour ce mouvement, d’autres s’y prparent. L’une est connue, les Etats de l’Amrique du Nord, l’autre est pleine de vigueur, mais aussi pleine de sauvagerie, on la connat peu ou mal.
L’Europe entire, sur tous les tons, dans les parlements et dans les clubs, dans les rues et dans les journaux a rpt le cri du Krakehler berlinois ‘Les Russes viennent, les Russes viennent!’ Et. en effet, non seulement ils viennent, mais ils sont venus, grce la maison de Habsbourg, et peut-tre vont-ils s’avancer encore plus, grce la maison de Hohenzollern. Personne, cependant, ne sait au juste ce que sont ces Russes, ces barbares, ces Cosaques, l’Europe ne connat ce peuple, que par une lutte dont il est sorti vainqueur. Csar connaissait mieux les Gaulois, que l’Europe moderne ne connat la Russie. Tant qu’elle avait foi en elle-mme, tant que l’avenir ne lui apparaissait que comme une suite de son dveloppement, elle pouvait ne pas s’occuper d’autres peuples, — aujourd’hui les choses ont bien chang. Cette ignorance superbe ne sied plus l’Europe.
Et chaque fois qu’elle reprochera aux Russes d’tre esclaves, les Russes auront le droit de demander: ‘Et vous, tes-vous libres?’
A dire vrai, le XVIIIe sicle accordait la Russie une attention plus profonde et plus srieuse que ne le fait le XIXe, peut-tre parce qu’il la redoutait moins.
Des hommes comme Muller, Schlosser, Ewers, Lvesque, consacrrent une partie de leur vie l’tude de l’histoire de la Russie, d’une manire tout aussi scientifique que s’en occuprent, sous le rapport physique, Pallas et Gmelin. De leur ct, des philosophes et des publicistes observaient avec curiosit le phnomne d’un gouvernement despotique et rvolutionnaire la fois. Ils voyaient que le trne, fond par Pierre Ier, avait peu d’analogie avec les trnes fodaux et traditionnels de l’Europe.
Les deux partages de la Pologne furent la premire infamie qui souilla la Russie. L’Europe ne comprit pas toute la porte de cet vnement, car elle tait alors distraite par d’autres soins. Elle assistait, respirant peine, aux grands vnements par lesquels s’annonait dj la Rvolution franaise. L’impratrice de Russie tendit naturellement sa main toute dgotante de sang polonais la raction. Elle lui offrit l’pe de Souvoroff, de ce bouclier froce de Prague. La campagne que Paul fit en Suisse et en Italie n’eut absolument aucun sens, elle ne pouvait que soulever l’opinion publique contre la Russie.
L’extravagante poque de ces guerres absurdes, que les Franais nomment encore aujourd’hui la priode de leur gloire, finit avec leur invasion en Russie, ce fut une aberration de gnie, comme la campagne d’Egypte. Il plut Bonaparte de se montrer l’univers, debout sur un monceau de cadavres. A l’ostentation des Pyramides, il voulut ajouter celle de Moscou et du Kremlin. Cette fois il ne russit pas, il souleva contre lui tout un peuple qui saisit rsolument les armes, traversa l’Europe derrire lui, et prit Paris.
Le sort de cette partie du monde fut, pendant quelques mois, entre les mains de l’empereur Alexandre, mais il ne sut profiter ni de sa victoire, ni de sa position, il plaa la Russie sous le mme drapeau que l’Autriche, comme si entre cet empire pourri et mourant et le jeune Etat qui venait d’apparatre dans sa splendeur, il y et quelque chose de commun, comme si le reprsentant le plus nergique du monde slave pt avoir les mmes intrts que l’oppresseur le plus ardent des Slaves.
Par cette monstrueuse alliance avec la raction europenne, la Russie, peine grandie par ses victoires, fut abaisse aux yeux de tous les hommes pensants. Ils secourent tristement la tte en voyant cette contre qui venait, pour la premire fois, de prouver sa force, offrir aussitt aprs sa main et son aide tout ce qui tait rtrograde et conservateur, et cela, contrairement mme ses propres intrts.
Il ne manquait que la lutte atroce de la Pologne pour soulever dcidment toutes les nations contre la Russie. Lorsque les nobles et malheureux restes de la Rvolution polonaise, errant par toute l’Europe, y rpandirent la nouvelle des horribles cruauts des vainqueurs, il s’leva de toutes parts, dans toutes les langues europennes, un clatant anathme contre la Russie. La colre des Peuples tait juste…
Rougissant de notre faiblesse et de notre impuissance, nous comprenions ce que notre gouvernement venait d’accomplir par nos mains, et nos curs saignaient de douleur, et nos yeux s’emplissaient de larmes amres.
Chaque fois que nous rencontrions un Polonais, nous n’avions pas le courage de lever sur lui nos regards. Et cependant je ne sais s’il est juste d’accuser tout un peuple et de le rendre seul responsable de ce qu’a fait son gouvernement.
L’Autriche et la Prusse n’y ont-elles pas aid? La France, dont la fausse amiti a caus la Pologne autant de mal que la haine dclare d’autres peuples, n’a-t-elle donc pas, dans le mme temps, par tous les moyens, mendi la faveur de la cour de P-tersbourg, l’Allemagne, alors dj, n’tait-elle pas volontairement, l’gard de la Russie, dans la situation o se trouvent aujourd’hui forcment la Moldavie et la Valachie, n’tait-elle pas alors comme maintenant gouverne par les chargs d’affaires de la Russie et par ce proconsul du tzar qui porte le titre de roi de Prusse?
L’Angleterre seule se maintint noblement sur le pied d’une amicale indpendance, mais l’Angleterre ne fit rien non plus pour les Polonais, elle songeait peut-tre ses propres torts envers l’Irlande. Le gouvernement russe n’en mrite pas moins de haine et de reproches, je prtends seulement faire aussi retomber cette haine sur tous les autres gouvernements, car on ne doit pas les sparer l’un de l’autre,.ce ne sont que les variations d’un mme thme.
Les derniers vnements nous ont beaucoup appris, l’ordre rtabli en Pologne et la prise de Varsovie sont relgus l’ar-rire-plan, depuis que l’ordre rgne Paris et que Rome est prise, depuis qu’un prince prussien prside aux fusillades, et que la vieille Autriche, dans le sang jusqu’aux genoux, essaie d’y rajeunir ses membres paralyss.
C’est une honte en l’an 1849, aprs avoir perdu tout ce qu’on avait espr, tout ce qu’on avait acquis, ct des cadavres de ceux que l’on a fusills, trangls, ct de ceux qu’on a jets dans les fers,dports sans jugement, l’aspect de ces malheureux chasss de contre en contre, qui on donne l’hospitalit, comme aux Juifs du moyen ge, qui l’on jette, comme aux chiens, un morceau de pain, pour les obliger de continuer leur chemin — en l’an 1849, c’est une honte de ne reconnatre le tzarisme que sous le 59 degr de latitude borale. Injuriez tant qu’il vous plaira et accablez de reproches l’absolutisme de Ptersbourg et la triste persvrance de notre rsignation, mais injuriez le despotisme partout et reconnaissez-le sous quelque forme qu’il se prsente. L’illusion optique, au moyen de laquelle on donnait l’esclavage l’aspect de la libert s’est vanouie.
Encore une fois: s’il est horrible de vivre en Russie, il est tout aussi horrible de vivre en Europe. Pourquoi ai-je donc quitt la Russie? Pour rpondre cette question, je traduirai quelques paroles de ma lettre d’adieux mes amis:
,,Ne vous y trompez pas! Je n’ai trouv ici ni joie, ni distractions, ni repos, ni scurit personnelle, je ne puis mme imaginer que personne aujourd’hui puisse trouver en Europe ni repos ni joie.
Je ne crois ici rien qu’au mouvement, je ne plains rien que les victimes, je n’aime rien que ce que l’on perscute, et je n’estime rien que ce que l’on supplicie, et cependant je reste. Je reste pour souffrir doublement de notre douleur et de celle que je trouve ici, peut-tre pour succomber dans la dissolution gnrale. Je reste, parce qu’ici la lutte est ouverte, parce qu’ici elle a une voix.
Malheur celui qui est vaincu ici! Mais il ne succombe pas sans avoir fait entendre sa voix, sans avoir prouv sa force dans le combat, et c’est cause de cette voix, cause de cette lutte ouverte, cause de cette publicit, que je reste’.
Voil ce que j’crivais le 1er mars 1849. Les choses, depuis lors, ont bien chang. Le privilge de se faire entendre et de combattre publiquement s’amoindrit chaque jour davantage, l’Europe chaque jour davantage devient semblable Ptersbourg, il y a mme des contres qui ressemblent plus Ptersbourg que la Russie mme.
Et si l’on en vient, en Europe aussi, nous mettre un billon sur la bouche, et que l’oppression ne nous permette pas mme de maudire, haute voix, nos oppresseurs, nous nous en irons alors ‘n Amrique, sacrifiant tout la dignit de l’homme et la libert de la parole’.

II

LA RUSSIE AVANT PIERRE Ier

L’histoire russe n’est que l’embryognie d’un Etat slave, la Russie n’a fait que s’organiser. Tout le pass de ce pays, depuis le IXe sicle, doit tre considr comme l’acheminement vers un avenir inconnu, qui commence poindre.
La vritable histoire russe ne date que de 1812 — antrieurement il n’y avait que l’introduction.
Les forces essentielles du peuple russe n’ont jamais t effectivement absorbes par son dveloppement, comme l’ont t celles des peuples germano-romains.
Au IXe sicle, ce pays se prsente comme un Etat organis d’une toute autre manire que les Etats d’Occident. Le gros de la population appartenait une race homogne, dissmine sur un territoire trs vaste et trs peu habit. La distinction qu’on trouve partout ailleurs entre la race conqurante et les races conquises ne s’y rencontrait point. Les peuplades faibles et infortunes des Finnois, clairsemes et comme perdues parmi les Slaves, vgtaient hors de tout mouvement, dans une soumission passive, ou dans une sauvage indpendance, elles taient de nulle importance pour l’histoire russe. Les Normands (Vargues), qui dotrent la Russie de la race princire qui y rgna, sans interruption, jusqu’ la fin du XVIe sicle, taient plus organisateurs que conqurants. Appels par les Novgorodiens, ils s’emparrent du pouvoir et retendirent bientt jusqu’ Kiev {On a beaucoup discouru sur la manire dont les Vargues se sont tablis en Russie, question tout historique qui ne nous intresse que mdiocrement. La grande importance de la version de Nestor consiste faire-voir la manire dont on envisageait l’invasion vargue au XIIe sicle, et il faut avouer qu’elle seule met au jour le rle vritable des Normands.}.
Les princes vargues et leurs compagnons perdirent la fin de quelques gnrations le caractre de leur nationalit, et s& confondirent avec les Slaves, aprs avoir imprim toutefois une impulsion active et une nouvelle vie toutes les parties de cet Etat peine organis.
Le caractre slave prsente quelque chose de fminin, cette race intelligente, forte, remplie de dispositions varies, manque d’initiative et d’nergie. On dirait, que la nature slave, ne se suffisant pas elle-mme, attend un choc qui la rveille. Le premier pas lui cote toujours, mais la moindre impulsion met chez lui en jeu une force de dveloppement extraordinaire. Le rle des Normands a t pareil celui qu’a rempli plus tard Pierre le Grand, par la civilisation occidentale.
La population tait partage en petites communes ruralesr les villes taient rares et ne se distinguaient en rien des villages, except par leur plus grande tendue et par l’enceinte en bois qui les entourait (le mot russe gorod, ville, provient de gorodite, enclore). Chaque commune reprsentait, pour ainsi dire, la descendance d’une famille qui possdait ses biens sans partage individuel, en commun, sous l’autorit patriarcale exerce par un des chefs de famille reconnu pour l’ancien. Ce rgime tout monarchique tait corrig par l’autorit de tout le monde (vess mir), c’est—dire par l’unanimit des habitants. Et, comme l’organisation sociale des villes tait la mme que celle des campagnes, il est vident que le pouvoir princier tait contrebalanc par la runion gnrale des citadins (vtch).
Il n’y avait aucune distinction entre les droits des citadins et ceux des paysans. En gnral, nous ne rencontrons dans la vieille Russie aucune classe distincte, privilgie, isole. Il n’y avait que le peuple et une race, ou plutt une famille princire, souveraine, la descendance de Rurik le Vargue, qui tait compltement distincte du peuple. Les membres de la famille princire partageaient entre eux toute la Russie, selon l’anciennet gnalogique des branches auxquelles ils appartenaient et leur propre anciennet. L’Etat tait divis en apanages, qui n’avaient rien de fixe et qui taient gouverns chacun par son prince sous la suprmatie du plus ancien de la famille, qui s’appelait grand prince et avait pour apanage Kiev, plus tard Vladimir et Moscou. Le pouvoir du grand prince sur les autres princes tait trs restreint. Ceux-ci reconnaissaient la suprmatie de Kiev, mais il n’y avait presque aucune dpendance relle, aucune centralisation administrative. Les apanages n’taient point envisags comme des proprits individuelles des princes, ils ne. pouvaient l’tre, car les princes passaient souvent d’un apanage un autre, en runissaient plusieurs la fois, par voie d’hritage, ou bien faisaient de leur lot autant de parts qu’ils avaient de fils et d’hritiers mles, ou bien encore ils devenaient grands princes selon l’anciennet (ce n’tait pas le fils an qui succdait au grand prince, mais le frre de celui-ci). On peut s’imaginer, sans peine, quelles luttes sanglantes, quelles contestations ternelles donnait lieu une hrdit si complique. Les guerres entre le grand prince et les princes apanages n’ont pas discontinu jusqu’ l’tablissement de la centralisation moscovite.
Nous trouvons autour des princes un cercle trs restreint de leurs compagnons d’armes, amis ou dignitaires, qui forme quelque chose dans le genre d’une aristocratie trs difficile caractriser, parce qu’elle n’avait rien de dfini ou de bien prononc. Le titre de boyard tait honoraire, il ne donnait aucun droit positif et n’tait pas mme hrditaire. Les autres titres ne reprsentaient que des fonctions, en sorte que l’chelle des dignits aboutissait imperceptiblement la grande classe des paysans. Aussi toute cette couche suprieure de la socit fut-elle recrute par le peuple, les descendants des guerriers vargues, qui vinrent avec Rurik, apportrent, ce qu’il parat, l’ide d’une institution aristocratique, mais l’esprit slave la mutila selon ses notions patriarcales et dmocratiques. La drougina, espce de garde permanente du prince, tait trop peu nombreuse pour former une classe part. Le pouvoir princier tait bien loin d’tre illimit comme il le fut plus tard Moscou. Le prince n’tait en ralit que l’ancien d’un grand nombre de villes et de villages,qu’il gouvernait conjointement avec les runions gnrales, mais il avait l’immense avantage de ne pas tre lectif et de partager les droits souverains de la famille a laquelle il appartenait. En outre, 18 grand prince tait le grand juge du pays, le pouvoir judiciaire n’tait pas spar du pouvoir excutif. Cette fdralisation trange dont l’unit s’exprimait par l’unit de la race rgnante et ne se perdait point dans la divisibilit des parties et le manque de centralisation, cette fdralisation, avec sa population homogne sans classes, sans distinctions entre les villes et villages, avec ses proprits territoriales sous le rgime communiste, ne ressemble en rien aux autres Etats de la mme poque. Mais si cet Etat diffrait si essentiellement des autres Etats de l’Europe, on n’est point autoris supposer qu’il leur ft infrieur avant le XIVe sicle. Le peuple russe d’alors tait plus libre que les peuples de l’Occident fodal. D’autre part, cet Etat slave ne ressemblait pas non plus aux Etats asiatiques, ses voisins. S’il y entrait quelques lments orientaux, le caractre europen dominait. La langue slave appartient, sans aucune contestation, aux langues indo-europennes et non pas aux langues indo-asiatiques, en outre, les Slaves n’ont ni ces lans soudains qui rveil-lent le fanatisme des populations entires, ni cette apathie qui prolonge la mme existence sociale au travers des sicles entiers et de gnrations en gnrations. Si l’indpendance individuelle est aussi peu dveloppe chez les peuples slaves que chez les peuples d’Orient, il y a cependant cette diffrence tablir, que l’individu slave a t absorb par la commune, dont il tait un membre actif, tandis que l’individu de l’Orient a t absorb par la race ou l’tat auxquels il n’avait qu’une participation passive.
La Russie paraissait asiatique, vue de l’Europe, europenne, vue de l’Asie, et ce dualisme convenait parfaitement son caractre et sa destine, qui consiste entre autres devenir le grand caravansrail de la civilisation entre l’Europe et l’Asie.
La religion mme continua cette double influence. Le christianisme est europen, c’est la religion de l’Occident, la Russie en l’acceptant s’loignait de l’Asie, mais le christianisme qu’elle adopta fut oriental: il venait de Byzance.
Le caractre slavo-russe a une grande affinit avec celui de tous les Slaves, en commenant par les Illyriens et les Montngrins et en terminant par les Polonais avec lesquels les Russes luttaient si longtemps. Ce qui distingue le plus les Slavo-Russes (outre l’influence trangre qu’ont subie les diverses races slaves), c’est une tendance non interrompue, persvrante, s’organiser en un Etat indpendant et fort. Cette plasticit sociale manquait plus ou moins aux autres races slaves, mme aux Polonais. L’ide de vouloir organiser et tendre l’Etat, se rveille du temps des premiers princes qui vinrent Kiev, de mme qu’aprs mille ans, elle se retrouve dans Nicolas. On la reconnat dans l’ide fixe de conqurir Byzance et dans l’entranement avec lequel le peuple s’est lev en masse (en 1612 et 1812), lorsqu’il a craint pour son indpendance nationale. Instinct ou legs des Normands, ou tous les deux ensemble, c’est l un fait incontestable et la cause pour laquelle la Russie a t le seul pays slave qui se soit organis avec une telle puissance. L’influence trangre mme a aid de diverses manires ce dveloppement, en facilitant la centralisation et en prtant au gouvernement les moyens qu’il n’avait pas.
Le premier lment tranger, aprs l’lment normand, que nous voyons se mlera la nationalit russe, fut l’lment byzantin. Tandis que les successeurs de Sviatoslaf ne rvaient que la conqute de la Rome orientale, celle-ci entreprit et accomplit leur soumission spirituelle. La conversion de la Russie l’orthodoxie grecque est un de ces vnements graves, dont les suites ne peuvent tre calcules, qui se dveloppent durant des sicles, et changent parfois la face du monde. Il n’y a pas de doute qu’un demi-sicle ou un sicle plus tard, le catholicisme n’et pntr en Russie et n’en et fait une seconde Croatie ou une seconde Bohme.
L’acquisition de la Russie fut une immense victoire pour l’empire expirant Byzance et pour l’glise humilie par sa rivale. Le clerg de Constantinople, avec cette astuce qui le caractrise, le comprit fort bien, il entourait ses princes de moines et dsignait les chefs de la hirarchie clricale. L’hritier, le d fenseur, le vengeur de tout ce que l’glise grecque avait souffert ou avait souffrir fut trouv, non en Anatolie, non en Antioche, mais dans un peuple qui touchait d’un ct la Mer Noire et d’un autre la Mer Blanche.
L’orthodoxie grecque forma un lien insparable entre la Russie et Constantinople, elle affermit l’attraction naturelle des Slavo-Russes vers cette ville, et prpara par sa conqute religieuse la conqute future de la mtropole orientale par le seul peuple puissant qui professt l’orthodoxie grecque.
L’glise se jeta aux pieds des princes russes, lorsque Mahomet II entra en vainqueur Gonstantinople, et, depuis ce temps, le clerg ne cessa de leur montrer du doigt le croissant sur l’glise de Sainte-Sophie. M. Fallmerayer raconte dans ses Fragments de l’Orient, comme le clerg grec tait lectris, lorsqu’on entendait la canonnade de Paskvitch Trbisonde, et comme les moines d’Haygyon-Horos et d’Athos attendaient leur librateur orthodoxe. La domination turque aura t beaucoup plus favorable que contraire au dnoment que nous prvoyons. L’Europe catholique n’aurait pas laiss le Bas-Empire en repos pendant les quatre derniers sicles. Une fois dj les Latins avaient rgn sur l’empire d’Orient. On aurait probablement relgu les empereurs dans qeulque coin de l’Asie Mineure et converti la Grce au catholicisme. La Russie d’alors n’aurait pu rien faire contre les empitements des Occidentaux, les Turcs ont donc sauv, par leur conqute, Constantinople de la domination papale. Le joug des Osmanlis a t dur, impitoyable, sanguinaire au commencement, mais lorsqu’ils n’eurent plus rien craindre, ils laissrent les peuples conquis jouir en repos de leur religion, de leurs murs, et c’est ainsi que s’coulrent les quatre derniers sicles. La Russie devint virile depuis ce temps, l’Europe vieillit, et la Sublime-Porte elle-mme a dj subi l’mancipation de la More et un sultan rformateur.
A l’influence byzantine se joignit bientt une influence encore plus trangre l’esprit occidental, l’influence mongole. Les Tartares passrent sur la Russie comme une nue de sauterelles, comme un ouragan dmolissant tout ce qu’il rencontrait sur son chemin. Ils saccageaient les villes, brlaient les villages, s’entre-pillaient les uns les autres, et, aprs toutes ces horreurs, ils disparaissaient derrire les bords de la Mer Caspienne, en envoyant de temps autre des hordes froces pour rappeler leur domination la mmoire des peuples conquis. Quant l’organisation intrieure de l’Etat, son administration et son gouvernement, ces conqurants nomades n’y touchaient pas. Non seulement ils laissaient une pleine libert l’exercice de la religion grecque, mais ils bornaient leur domination sur les princes russes exiger d’eux de venir chercher leur investiture chez les khans, de reconnatre leur souverainet, et de payer l’impt prescrit. Le joug mongol nanmoins porta un coup terrible au pays: le fait matriel des dvastations renouveles plusieurs reprises avait extnu le peuple, il flchit sous une misre accablante. Il dsertait les villages, errait dans les bois, il n’y avait plus de scurit pour les habitants, les charges s’accrurent de l’impt que venaient percevoir, au moindre retard, des Baskaks avec des pleins pouvoirs et des milliers de Tartares et de Kalmouks. C’est partir de ces temps nfastes, qui durrent prs de deux sicles, que la Russie se laissa devancer par l’Europe. Le peuple perscut, ruin, toujours intimid, acquit l’astuce et la servilit des opprims, l’esprit public s’avilit. L’unit mme de l’Etat tait prte se rompre, de grandes crevasses se faissaient de tous cts: le sud de la Russie commenait de plus en plus se dtacher de la Russie centrale, une partie penchait vers la Pologne, une autre tait sous la domination des Lithuaniens. Les grands princes de Moscou ne s’inquitent plus de Kiev. L’Ukraine se couvre de Cosaques indpendants, de ces hordes armes formant des rpubliques militaires, se recrutant de dserteurs et d’mi-grants de toutes les parties de la Russie, qui ne reconnaissaient aucune souverainet. Novgorod et Pskov, protgs des Mongols par les distances et les marais, cherchaient se rendre indpendants de la Russie centrale ou la dominer. Au centre de l’Etat, dans la partie la plus dvaste, on voyait une nouvelle ville, sans autorit, sans nom populaire, lever la tte avec la prtention orgueilleuse au titre de la capitale de la Russie. Il semblait que cette ville, perdue au fond des bois de sapin, n’avait aucun avenir, mais ce fut l justement que se noua le nud central de la vie russe.
Le pouvoir des grands princes changea de caractre ds qu’ils eurent quitt Kiev. A Vladimir, ils devinrent plus absolus. Les princes commencrent considrer leur apanage comme leur proprit, ils se crurent inamovibles, hrditaires. A Moscou, les princes changrent l’ordre de la succession, ce ne fut plus le frre .an, mais le fils an qui succda. Ils diminurent de plus en plus les apanages des autres membres de la famille. L’lment populaire ne pouvait tre fort dans une ville jeune, sans traditions, sans coutumes. C’est l ce qui attachait le plus les princes Moscou. L’ide d’une runion de toutes les parties de l’Etat fut la pense-dirigeante de tous les princes de Moscou, depuis Ivan Kalita, type du souverain de cette poque, politique, fourbe, astucieux, adroit, cherchant s’assurer la protection des Mongols par la plus grande-soumission, et en mme temps s’emparant de tout et profitant, de tout ce qui pouvait accrotre sa puissance. Moscou progressait avec une clrit inoue. Aux persvrances de ses princes se joignit sa position gographique. Moscou fut le vritable centre-de la Grande-Russie, ayant en son pouvoir, de petites distances de cent cinquante deux cents kilomtres, les villes de Tver, Vladimir, Iaroslaf, Riazan, Kalouga, Orel, et dans une priphrie un peu plus tendue, Novgorod, Kostroma, Voronje, Koursk, Smolensk, Pskov et Kiev.
La ncessit d’une centralisation tait vidente, sans elle on ne pouvait ni secouer le joug mongol, ni sauver l’unit de l’Etat. Nous ne croyons pas cependant que l’absolutisme moscovite ait t le seul moyen de salut pour la Russie.
Nous n’ignorons pas quelle place pitoyable occupent les hypothses dans l’histoire, mais nous ne voyons pas de motif pour rejeter sans examen toutes les probabilits en se renfermant dans les faits accomplis. Nous n’admettons nullement ce fatalisme qui voit une ncessit absolue dans les vnements, ide abstraite, thorique, que la philosophie spculative a importe dans l’histoire comme dans la nature. Ce qui a t, a certainement eu des raisons d’tre, mais cela ne veut nullement dire que toutes les autres combinaisons aient t impossibles, elles le sont devenues par la ralisation de la chance la plus probable, c’est l tout ce qu’on peut admettre. L’histoire est beaucoup moins fixe qu’on, ne le pense ordinairement.
Au XVe, mme au commencement du XVIe sicle, il y avait encore dans la marche des vnements en Russie une fluctuation telle qu’il n’tait point dcid lequel des deux principes formant la vie populaire et politique aurait le dessus: le prince ou la commune, Moscou ou Novgorod. Novgorod, libre du joug mongol, grande et forte, mettant toujours les droits des communes au-dessus des droits des princes, cit habitue se croire souveraine, mtropole ayant de vastes ramifications coloniales en Russie, Novgorod tait riche par le commerce actif qu’elle entretenait avec les villes ansatiques. Moscou, fidle fief de ses princes, s’levant sur les ruines des anciennes villes par la grce des Mongols, ayant une nationalit exclusive, n’ayant jamais connu la vritable libert communale de la priode de Kiev, Moscou l’emporta, mais Novgorod aussi a eu des chances pour elle, ce qui explique la lutte acharne entre ces deux villes et les cruauts exerces Novgorod par Jean le Terrible. La Russie pouvait tre sauve par le dveloppement des institutions communales ou par l’absolutisme d’un seul. Les vnements prononcrent en faveur de l’absolutisme, la Russie fut sauve, elle est devenue forte, grande, mais quel prix? C’est le pays le plus malheureux du globe, le plus asservi, Moscou a sauv la Russie, en touffant tout ce qu’il y avait de libre dans la vie russe.
Les grands princes de Moscou changrent leur titre contre celui de Tzars de toutes les Russies. L’humble titre de grand prince ne leur suffit plus, il leur rappelait trop l’poque de Kiev et les vtchs. Vers le mme temps, le dernier empereur de By-.zance tomba perc de coups, sous les murs de Gonstantinople. Ivan III pousa Sophie Palologue, l’aigle deux ttes, chass de Gonstantinople, apparut sur le pavillon des tzars moscovites. Les moines grecs prophtisaient dans tout l’Orient chrtien que la vengeance n’tait pas loin et qu’elle viendrait du Nord: le clerg byzantin craignait comme le plus grand malheur, de voir les Latins venir leur secours, et n’avait d’espoir qu’en l’aide des tzars. Ce fut alors qu’il commena avec une nouvelle ardeur, byzantiniser le gouvernement. Le clerg devait ncessairement dsirer organiser la Russie selon la manire des Comnne et des Palologue, d’en faire un empire muet, obissant une foi aveugle, dnu de lumires, et au-dessus duquel planerait un tzar divinis, mais brid par la puissance clricale.
Remis peu peu des ravages des Mongols, le peuple russe se trouva face face avec le tzar, avec une monarchie illimite, devenue accablante par le poids qu’elle avait acquise l’ombre du khanat. Le tzar avait dj runi une grande partie des apanages et les avait incorpors au domaine de Moscou. Il tait devenu beaucoup plus puissant que les autres princes runis et le peuple des villes. S’il trouvait des rebelles, il les soumettait, princes ou villes, avec une frocit sanguinaire. Novgorod tint bon, mais elle finit par succomber, la grande cloche qui appelait le peuple sur la place publique, la cloche dite des vtchs fut transporte comme un trophe Moscou, cette ville qui nagure encore avait t mprise des Novgorodiens. Les ambassadeurs de Novgorod dirent Ivan III: ‘Tu nous ordonnes de nous conformer aux lois de Moscou, mais nous ne connaissons pas les lois de Moscou, apprends-nous les connatre’. Ivan IV n’oublia pas cette ironie. Aprs le sac de Novgorod, aprs la prise de Pskov, aprs l’asservissement de Tver, les autres villes ne purent mme pas penser une rsistance srieuse, d’autant plus qu’elles avaient beaucoup souffert des invasions soit des Mongols, soit des Polonais ou des Lithuaniens. Les vtchs s’teignaient les uns aprs les autres, un silence profond gagnait tout l’Etat, les tzars devenaient autocrates, omnipotents… ,
Le byzantinisme inocul par le clerg au pouvoir restait pourtant plus la surface qu’il ne dpravait le fond de la nation. Il n’tait en rapport ni avec le caractre national, ni mme avec le gouvernement.Le byzantinisme, c’est la vieillesse, la fatigue, la rsignation de l’agonie, le peuple russe tait ruin, abaiss, il n’avait pas assez d’nergie pour se relever, mais il tait jeune, et, en ralit, il n’y avait pas en lui de dsespoir, il avait plutt dsert le champ de bataille qu’il n’avait t vaincu, perdant ses droits dans les villes, il les conservait au sein des communes rurales. Comment pouvait-il donc descendre vivant au cercueil, comme l’a fait Charles V, et se borner aux funrailles pompeuses et solennelles d’aprs le rite byzantinl
Ceci est tellement vrai, que chaque individualit nergique qui occupa le trne de Moscou, s’effora de rompre le cercle troit de formalisme dans lequel se trouvait plac son pouvoir. Ivan IV, Boris Godounoff, le pseudo-Dmtrius travaillrent, avant Pierre Ier, changer l’atmosphre soporifique et lourde du palais de Kremlin, ils suffoquaient eux-mmes. Ils voyaient que, sous ee rgime de formalits puriles et d’esclavage rel, le pays se dmoralisait de plus en plus, que rien ne progressait,que l’administration provinciale devenait toujours plus onreuse pour les sujets, sans aucun profit pour l’Etat. Ils voyaient que les prires du patriarche de Moscou et les images miraculeuses venant du mont Athos ne suffisaient pas pour les tirer de cet tat de torpeur prcoce.
Ivan le Terrible osa appeler son aide les institutions communales, il rdigea son code dans le sens des anciennes franchises: il laissa la perception des impts et toute l’administration des provinces des fonctionnaires lectifs, il agrandit les attributions du jury en lui soumettant les procs criminels, et en exigeant son assentiment pour tout emprisonnement. Il voulut mme abolir la charge des intendants des provinces et laisser celles-ci pleine libert de se gouverner elles-mmes, sous la direction d’une chambre ad hoc. Cependant la libert communale frappe par ses prdcesseurs ne renaissait pas l’invitation d’un tzar omnipotent et froce. Tous ses projets furent contrecarrs et sont rests striles, telle a t vers la fin du XVIe sicle la dsorganisation et l’apathie gnrale. Furieux de dsespoir, Ivan multiplia ses excutions d’une cruaut raffine, par haine et par dgot.— ‘Je ne suis pas Russe, je suis Allemand’, a-t-il dit un jour son orfvre d’origine trangre.
Boris Godounoff pensa srieusement se rapprocher de l’Europe, introduire les arts et les sciences de l’Occident, tablir des coles, mais, sous ce dernier rapport, il trouva une opposition dcide de la part du clerg. Celui-ci se soumettait tout, mais il craignait les lumires qui n’avaient point leur source dans l’orthodoxie. Il n’tait pas facile aussi de faire venir des trangers, attendu que les peuples baltiques leur barraient la route. On et dit que, pressentant l’asservissement actuel de leurs descendants par la Russie, ils interceptassent chaque rayon de lumire venant d’Occident en Moscovie.
Ce que Boris n’a os faire, le faux Dmtrius le tenta. Homme instruit, civilis, chevaleresque, il obtint le trne par une guerre civile, faite au nom de la lgitimit et soutenue par la Pologne et les Cosaques. Dmtrius attaqua plus directement que son prdcesseur les anciennes coutumes et les murs stationnaires de la Russie. Il ne cachait ni ses plans de rforme, ni ses prdilections pour les murs polonaises et l’glise romaine.
Le peuple de Moscou, soulev par des boyards rebelles au nom de l’orthodoxie et de la nationalit en danger, envahit le palais, massacra le jeune tzar, profana son cadavre, le brla, et, aprs avoir bourr un canon de ses cendres, les dispersa au vent.
La fermentation, surexcite par ces vnements, rpandit une activit fbrile dans tout l’Etat. La Russie s’agita de Kazan jusqu’ la Neva et la Pologne… Etait-ce un effort instinctif du, peuple pour se constituer d’une autre manire, ou bien la dernire convulsion du dsespoir, aprs laquelle il devint passif et laissa faire, jusqu’ nos jours, le gouvernement?..
La confusion, l’irritation furent grandes, le sang coula partout. Aprs la mort du pseudo-Dmtrius, on produisit un second2 prtendant, puis un troisime… L’un d’eux se tenait quelques lieues de Moscou, dans un camp retranch, entour de corps-francs russes, de Polonais et de Cosaques. Les provinces s’armaient, les unes pour aller au secours de Moscou, les autres pour aider aux prtendants, le palais du Kremlin restait vide, il n’y avait pas de tzar, pas mme de gouvernement rgulier. Le roi Sigismond de Pologne voulait imposer la Russie son fils Vla-dislaf, une arme sudoise occupait le Nord de la Russie et voulait faire monter un de ses princes sur le trne russe, le peuple opta pour les princes Chouski, tandis que les provinces ne voulaient pas en entendre parler. L’interrgne, la guerre civile, la guerre avec les Polonais, les Cosaques et les Sudois, l’absence de tout gouvernement durrent quatre ans. Les dernires forces du peuple furent puises dans la dfense de l’indpendance politique, aucun sacrifice ne lui cota. Le boucher de Nijnif Minine et le prince Pojarski sauvrent la patrie, mais ils ne la sauvrent que des trangers. Le peuple, las de troubles, de prtendants, de guerre, de pillage, voulait le repos tout prix. Ce fut alors qu’on fit une lection htive, en dehors de toute lga lit, sans consulter le peuple, on proclama le jeune Romanoil tzar de toutes les Russies. Le choix tomba sur lui, parce que, en vertu de son ge, il n’inspirait d’ombrage aucun parti. Ce fut une lection dicte par la lassitude.
Le rgne de Romanoff, avant Pierre Ier, fut la fleuraison du rgime pseudo-byzantin, le peuple tait comme mort, ou ne donnait des signes de vie qu’en formant des bandes de brigands qui parcouraient les rives de la Samara et de la Volga. Les rouages lourds d’une administration mal entendue crasaient le peuple,
ie gouvernement entrevoyait son incapacit, faisait venir des trangers, ne pouvait se tirer d’affaires sans l’exemple de l’Europe, et, par une absurde contradiction, il continuait pourtant se renfermer dans une nationalit exclusive et professait une haine sauvage pour toute innovation.
Il faut lire les rcits des murs moscovites de ce temps, faits par un diplomate russe, qui s’est rfugi, vers la fin du XVIIe sicle, Stockholm, Kochikhine. On recule avec horreur devant l’asphyxie sociale de ce temps, devant ces murs qui n’taient qu’une parodie de mauvais got du Bas-Empire. Les dners, les processions, les vpres, les messes, ls rceptions d’ambassadeurs, les changements de costumes trois ou quatre fois par jour, formaient toute l’occupation des tzars. Autour d’eux se .rangeait une oligarchie sans dignit, sans culture. Ces fiers aristocrates, vaniteux des fonctions qu’avaient occupes leurs pres, taient fustigs dans les curies du tzar, mme knouts sur a place publique, sans en ressentir l’offense. Il n’y avait rien d’humain dans cette socit ignorante, stupide et apathique. Il fallait ncessairement sortir de cet tat, ou pourrir avant d’avoir t mr.
Mais comment en sortir, d’o attendre le salut? Certes, il ne pouvait venir du clerg, qui tait alors l’apoge de sa grandeur et de son influence. Le peuple courbait la tte et se tenait l’cart, taient-ce donc ces boyards flagells qui pouvaient lui indiquer le chemin? Evidemment non, mais lorsqu’une exigence se fait sentir, les moyens pour la raliser ne manquent jamais.
La rvolution qui devait sauver la Russie sortit du sein mme de la famille, jusque-l apathique, des Romanoff.
Avant d’aller plus loin, il nous faut aborder une des questions les plus embrouilles de l’histoire russe: le dveloppement du serrage. Aucune histoire, ni ancienne ni moderne, ne nous prsente rien d’analogue ce qui s’est produit en Russie, au XVIIe sicle, et ce qui s’est tabli dfinitivement’au XVIIIe, par rapport aux paysans. Par une srie de simples mesures de police, par les empitements des seigneurs qui possdaient des terres habites, par la tolrance du gouvernement et par l’inertie des paysans, ceux-ci devinrent, de libres qu’ils taient, de plus en plus fermes la terre (krepki), proprits insparables du sol. Il semble que toutes les liberts de l’tat naturel que les Slaves avaient conserves devaient passer par le terrible creuset de l’absolutisme et de l’arbitraire, pour tre reconquises par des souffrances et des rvolutions.
La commune rurale tait reste intacte, pendant que les tzars minaient les franchises des villes et des campagnes. Son tour vint, mais ce ne fut point la commune, ce fut le paysan qu’on crasa. Nous rencontrons au commencement du XVIIe sicle une loi du tzar Godounoff qui rgle et limite les droits du paysan de passer des terres d’un seigneur sur les terres d’un autre. Cette loi ne mettait mme pas en doute les droits de migration, encore moins la libert individuelle des paysans, elle ne fut motive que par des raisons conomiques assez plausibles au point de vue gouvernemental. Les paysans abandonnaient les terres des pauvres propritaires et affluaient sur les terres des seigneurs-riches, les contres fertiles taient encombres, tandis que les-terrains striles manquaient de bras. Le tzar Godounoff, usurpateur adroit et dtest des grands seigneurs, flattait en outre par cette loi les petits propritaires. Tel a t le premier pas vers-le servage.
Bientt, le mme prince fit une autre loi peine concevable, pour la rendre intelligible, il faut dire qu’anciennement le nombre des serfs en Russie tait trs restreint: c’taient ou des prisonniers de guerre ou des esclaves achets en pays trangers (kholopi), ou enfin des hommes qui se vendaient eux-mmes avec leurs descendants (kabalny ludi). Ces gens n’avaient rien de commun ni avec le paysan, ressortissant de la commune et cultivant la terre seigneuriale, ni avec les serviteurs libres des boyards. Ces derniers taient souvent renvoys en grand nombre par les matres et allaient se rpandre en mendiants ou voleurs de grande route,, ou bien, joignaient les brigands de la Volga et les Cosaques du* Don, ces receleurs de tous les vagabonds et de tous les gens ea guerre avec la socit. Boris, toujours en garde, craignait cette masse mcontente et affame, pour mettre fin ces inconvnients et pour tre sr que ces hommes fussent nourris pendant la famine et ne se dispersassent pas, il dcrta que les domestiques qui resteraient un temps donn chez leurs matres, seraient leurs serfs et ne pourraient ni les quitter, ni tre renvoys. C’est ainsi que des milliers d’hommes tombrent dans l’esclavage presque sans s’en apercevoir. Les dsertions et les fuites ne diminurent pas, il serait difficile de prciser combien de soldats cette loi procura aux bandes de Dmtrius, de Gonsefski, de Jolkefski, du etman des Zaporogues et de tous les condottieri qui dvastaient la Russie au commencement du XVIIe sicle. Depuis le rgne de Boris jusqu’ Catherine II, un mouvement sourd et sombre agita le peuple des campagnes, et la rvolte de Pougatcheff est aujourd’hui encore vivante dans sa mmoire.
Chaque seigneur rpta en petit le rle du grand prince de Moscou, et, de mme que les villes avaient perdu leurs liberts sparce qu’elles restaient dans le vague des usages, la commune ‘dans sa lutte avec le seigneur eut le dessous contre le principe ‘de l’autorit et de l’individualisme, plus nergique et plus goste qu’elle. Le tzarisme, bas lui-mme sur un pouvoir illimit, devait ncessairement protger les attentats des seigneurs, en anantissant les dfenseurs naturels des paysans, les jurs, en soutenant le seigneur dans toutes ses contestations avec le paysan.Cependant la loi ne prcisait et ne sanctionnait rien, il n’y avait qu’abus de la part du gouvernement et passivit de la part du peuple.
Ce fut dans cet tat de choses que le premier recensement ordonn par Pierre Ier, en 1710, fournit un terrain lgal ces abus monstrueux, et ce fut lui, le civilisateur de la Russie, qui les sanctionna. Il serait difficile de dterminer les raisons qui le firent agir de la sorte. Fut-ce une faute, une rancune ou bien un fait providentiel? Ainsi que Pierre Ier fut le reprsentant du tzarisme et de la rvolution, de mme le seigneur devint le reprsentant d’un pouvoir inique en mme temps que le vritable levain rvolutionnaire. Pierre Ier a entran l’Etat dans le mouvement, et le seigneur entranera directement ou indirectement la commune indolente et passive dans la rvolution. Ce ferment sera dissous, sans nul doute, mais ce ne sera qu’aprs avoir consomm la perte de l’absolutisme. La commune, ce produit du sol, assoupit l’homme, absorbe son indpendance, elle ne peut ni s’abriter du despotisme, ni manciper ses membres, pour se conserver, elle doit subir une rvolution.
Toutes les liberts communales prissaient de fait devant l’individualit prononce des tzars de Moscou, mais par bonheur, la ligne des tzars aboutit Pierre, qui fut le vritable reprsentant du principe rvolutionnaire latent dans le peuple russe. Pierre Ier, ainsi que l’a dit un jeune historien, fut la premire individualit russe qui ost se poser d’une manire indpendante. Un rle semblable revient la noblesse russe: elle reprsente le principe individuel en regard de la commune, et partant, l’opposition l’absolutisme.
Elle ne brisera pas la commune, elle l’opprimera jusqu’ ce qu’elle se soulve. La commune qui s’est maintenue travers des sicles est indestructible. Pierre Ier, en dtachant compltement la noblesse du peuple et en la dotant d’un pouvoir terrible l’gard des paysans, dposa au fond de la vie populaire un antagonisme qui ne s’y trouvait point, ou qui ne s’y trouvait qu’ un faible degr. Cet antagonisme aboutira une rvolution sociale, et il n’y a pas de Dieu au Palais d’hiver qui puisse dtourner cette coupe de la destine de la Russie.

III

PIERRE Ier

Le dsir de sortir de la situation lourde dans laquelle se trouvait l’Etat s’accroissait de plus en plus, lorsque, vers la fin du XVIIe sicle, il parut sur le trne des tzars un rvolutionnaire audacieux dou d’un gnie vaste et d’une volont inflexible.
Pierre Ier ne fut ni un tzar oriental ni un dynaste, ce fut un despote, l’instar du Comit de Salut public, despote en son propre nom et au nom d’une grande ide, qui lui assurait une supriorit incontestable sur tout ce qui l’entourait. Il s’arracha au mystre dont s’entourait la personne du tzar, et jeta avec dgot loin de lui la dfroque byzantine dont se paraient ses prdcesseurs. Pierre Ier ne pouvait se contenter du triste rle d’un Dala-Lama chrtien, orn d’toffes dores et de pierres prcieuses, qu’on montrait de loin au peuple, lorsqu’il se transportait avec gravit de son palais la cathdrale de l’Assomption, et de la cathdrale de l’Assomption son palais. Pierre Ier parat devant son peuple en simple mortel. On le voit, ouvrier infatigable, depuis le matin jusqu’ la nuit, en simple redingote militaire, donner des ordres et enseigner la manire dont il faut les excuter, il est marchal ferrant et menuisier, ingnieur, architecte et pilote. On le voit partout sans suite, tout au plus avec un aide-de-camp, dominant la foule par sa taille. Pierre le Grand, comme nous l’avons dit, fut le premier individu mancip en Russie, et, par cela mme, rvolutionnaire couronn.
Il souponnait ne pas tre le fils du tzar Alexis. Un soir il demanda navement, au souper, au comte Iagoujinski s’il n’tait pas son pre? — ‘Je n’en sais rien, rpondit Iagoujinski press par lui, la dfunte tzarine avait tant d’amants!’ Voil pour la lgitimit. Quant aux intrts dynastiques, vous savez que Pierre se trouvant Pruth, dans une position dsespre, crivit au snat de choisir pour son successeur le plus digne, croyant son fils incapable de lui succder. Il le fit juger et excuter ensuite dans la prison. Pierre Ier couronna impratrice une cabareti-re, femme d’un soldat sudois, devenue depuis la courtisane de son favori prince Mncbikoff, ci-devant garon ptissier. Les circonstances au milieu desquelles le mtropolitain Thophane et le prince Mnchikoff proclamrent la dernire volont de Pierre Ier laissent beaucoup de doutes, mais le fait est que l’aventurire livonnienne qui parlait peine le russe fut proclame, sa mort, impratrice — sans que personne songet contester ses droits.
Pierre Ier cachait peine son indiffrence ou son mpris pour l’glise grecque, qui devait ncessairement partager la disgrce de l’ancien ordre des choses. Il dfendit de crer de nouvelles reliques et interdit les miracles. Il remplaa le patriarche par un synode la nomination du gouvernement, et il y plaa comme procureur de la couronne un officier de cavalerie. Le patriarche n’avait jamais eu des droits souverains et une position entirement indpendante du tzar, mais il imprimait une certaine unit l’glise. Ce fut pour cela que Pierre Ier abattit son trne qui, habituellement, tait plac ct de celui des tzars. Pourtant Pierre Ier ne fut rien moins que le chef de l’glise, son pouvoir tait tout fait temporel. Ce fut mme l le caractre distinctif qu’il imprima l’imprialisme de Ptersbourg, son but, ses moyens taient pratiques, mondains, laques, il ne sortait pas de l’actualit, et, aprs avoir neutralis l’action de l’glise, il ne songea plus ni l’glise ni la religion. Il avait d’autres fantaisies, il rvait une Russie colossale, un Etat gigantesque qui pt tendre ses branches jusqu’au fond de l’Asie, tre matre de Constanti-nople et du sort de l’Europe.
En gnral, l’Europe a une ide exagre de la puissance spirituelle des empereurs russes. Cette erreur a sa source, non dans l’histoire russe, mais dans les chroniques du Bas-Empire. L’glise grecque avait toujours eu une soumission passive l’Etat et faisait tout ce que le pouvoir voulait, mais le pouvoir, de son ct, ne se mlait jamais directement des intrts de la religion ou du clerg. L’glise russe avait sa propre juridiction base sur le Nomocanon grec. Croit-on qu’il suffisait de se proclamer chef de l’glise, la place de son chef naturel, pour acqurir un vritable pouvoir religieux? S’il se ft agi des tzars de Moscou, d’un Ivan IV par exemple, qui avait en lui quelque chose de Constantin Copronime et de Henri VIII et s’occupait de l’exgse quand il n’avait personne tuer, cette supposition aurait t encore admissible, mais les successeurs de Pierre le Grand, au nombre desquels il y eut quatre femmes, dont une seule fut russe, rendent cette opinion insoutenable. L’ide de se faire chefs de l’glise fut loin le leur pense, pendant un sicle entier. L’honneur de l’avoir exhume appartient Paul Ier. Jaloux peut-tre de Robespierre, il se fit faire, pour son couronnement, un habit moiti de soldat et moiti de prtre, parla de sa suprmatie spirituelle et voulut mme officier dans la cathdrale de Ka-zan, on le dtourna cependant de ce ridicule. On sait que ce mme Paul Ier, schismatique et mari, obtint le titre de grand-matre de l’ordre de Malte, et l’on n’ignore gure qu’en tous points ce fut un demi-fou.
Pour rompre compltement avec l’ancienne Russie, Pierre Ier abandonna Moscou et le titre oriental de tzar, pour habiter un port de la Baltique o il prit le titre d’empereur. La priode de Ptersbourg qui s’ouvrit ainsi ne fut pas la continuation de la monarchie historique, ce fut le commencement d’un despotisme jeune, actif, sans frein, prt aux grandes choses comme aux grands crimes.
Il n’y eut qu’une seule pense qui relit la priode de Ptersbourg celle de Moscou,— la pense d’agrandissement de l’Etat. Tout lui fut sacrifi, la dignit des souverains, le sang des sujets, la justice envers les voisins, le bien-tre du pays entier. .. A part cette ressemblance, Pierre le Grand fut une protestation continuelle contre la vieille Russie. Nous l’avons vu, dans les questions dynastiques et religieuses, agissant en homme mancip, il se trouvait, par son genre de vie, dans une contradiction plus complte encore avec les murs du pays. Ami des plaisirs bruyants, il les talait au grand jour. Que de fois Ptersbourg vit, ds l’aube du jour, son empereur sortant d’un repas copieux, sous l’influence du vin de Hongrie et de l’anisette, prendre un tambour et battre le rappel, au milieu de ses ministres plus ou moins chancelants sur leurs jambes. D’autres fois, on le voyait courir dans les rues avec des masques, costum lui-mme. Les vieux boyards, avec leur air grave et solennel, qui couvrait un abme d’ignorance et de vanit, regardaient avec horreur les ftes que le tzar donnait aux marins anglais ou hollandais, o Sa Majest orthodoxe se livrait sans frein ses gots d’orgie. Une pipe de terre cuite la bouche, une cruche de bire la main, il donnait le ton ses convives et ne leur cdait pas en jurons. L’indignation des boyards fut son comble, lorsqu’il ordonna leurs femmes et leurs filles, enfermes comme dans l’Orient, de prendre part ces mmes ftes. Le rvolutionnaire perait dans Pierre Ier partout sous la pourpre impriale. Tandis qu’un sicle aprs, Napolon couvrait chaque anne de quelque nouveau lambeau royal son origine bourgeoise, Pierre Ier se dbarrassait chaque jour de quelque lambeau du tzarisme pour rester lui-mme, avec sa grande pense appuye sur une volont inflexible, sur la cruaut d’un terroriste.
La rvolution opre par Pierre Ier divisa la Russie en deux parties: d’un ct restrent les paysans des communes libres et seigneuriales, les paysans des villes et les petits bourgeois, c’tait la vieille Russie, la Russie conservative, traditionnelle, communale, strictement orthodoxe ou bien schismatique, toujours religieuse, portant le costume national et n’ayant rien accept de la civilisation europenne. Cette partie de la nation, comme cela arrive dans les rvolutions victorieuses, tait regarde par le gouvernement comme malcontente, presque comme insurge. Elle tait en disgrce, suspendue, mise hors la loi et livre la merci de l’autre partie de la nation. La nouvelle Russie se composait da la noblesse forme par Pierre le Grand, de tous les descendants des boyards, de tous les employs civils, et enfin, de l’arme. La prcipitation avec laquelle ces diffrentes classes se dpouillrent de leurs murs fut surprenante. Elles abdiqurent leur pass sans aucune opposition, les strlitz seuls tentrent de rsister. C’est l une preuve de la mobilit du caractre russe, et, en mme temps, de l’extrme opportunit de la rvolution de Pierre le Grand. On tait enchant de quitter les formes lourdes et accablantes du rgime moscovite. D’o venait donc la rcalcitrance du paysan russe? Les paysans forment la partie la moins progressiste de toutes les nations, en outre, les paysans russes des communes restaient hors du mouvement et des atteintes du gouvernement. La centralisation politique n’tait pas soutenue par une centralisation administrative. Les mesures prises pour entraver la migration des paysans n’intressaient que ceux d’entre eux qui taient tablis sur les terres seigneuriales, ou plutt la minorit remuante qui se dplaait. La rforme de Pierre se prsenta eux non seulement comme un attentat leurs traditions et leur manire de vivre, mais encore comme une immixtion de l’Etat dans leurs affaires, comme une tracasserie bureaucratique, comme une aggravation vague et indfinie de leur servitude. Ils se rsignrent ds lors cette opposition tacite et passive qui continue de nos jours, et qui est compltement justifie par les mesures prises contre le peuple par Pierre Ier et ses successeurs. Le village est rest en dehors de la rforme, il est impossible d’tre paysan russe lorsqu’on abandonne les anciennes murs, le paysan peut s’affranchir de la commune, devenir domestique ou employ du gouvernement, ou mme noble, mais il doit dans tous ces cas et avant tout quitter la commune {Voir aux annexes la note relative la commune russe.}. Le membre de la commune rurale ne peut tre que paysan, et, comme tel, il doit porter la barbe et le costume national. Cela n’est rgl par aucune loi, l’usage seul le veut ainsi et ne le rend que plus vivace. De cette faon, les paysans restent purs de toute participation au gouvernement, ils sont gouverns, mais ils n’ont rien sanctionn par leur adhsion. Ils voient de mauvais il notre genre de vie, persistent dans leurs usages et sont en mme temps plus religieux que nous par opposition notre indiffrence, et sectaires, par opposition l’glise officielle qui pactise avec la civilisation allemande.
C’est sous ce point de vue qu’on peut apprcier toute l’importance des ordres de Pierre Ier prescrivant de raser la barbe et de se vtir l’allemande. La barbe et le costume forment une distinction tranche entre la Russie humilie sous un triple joug et sauvegardant sa nationalit, et la Russie qui a accept la civilisation europenne avec le despotisme imprial. Entre l’homme la barbe qui porte la chemise par-dessus la culotte, qui n’a rien de commun avec le gouvernement, et l’homme ras, habill l’allemande, qui est tranger la commune, il n’y avait qu’un seul lien vivant,— le soldat. Le gouvernement s’en aperut, et, craignant que le soldat ne redevnt paysan, il eut recours des mesures terribles: il fixa un terme monstrueux au service — 22 ans au commencement de ce sicle, et 15 17 ans de nos jours. Sous prtexte d’lever les enfants de troupe, il cra une vritable caste de kchatrias indiens en les enchanant l’tat militaire, et, comme si ce n’tait pas assez, il obligea les vtrans, sous l’intimidation de graves peines, de raser la barbe et de ne jamais porter le costume national. Le peuple russe resta ainsi isol et hors de tout mouvement, dans une expectative douloureuse, s’il ne prit pas, ce fut grce son naturel et la commune, mais il n’a rien gagn non plus. Aucune ide politique n’a pntr jusqu’ lui, mais il y a des intrts qui ne manqueront pas d’agiter la commune russe.
La question de l’mancipation des serfs n’est pas comprise en Europe. On pense gnralement qu’il ne s’agit que de la libert individuelle, qui est d’une importance nulle sous le despotisme de Ptersbourg, tandis qu’il s’agit d’affranchir les paysans avec la terre. Ce problme occupe le gouvernement qui ne fera rien, la noblesse qui n’osera rien faire, et le peuple qui est fatigu, qui murmure et qui peut-tre fera quelque chose.
En attendant, tout le mouvement intellectuel et politique s’est born la noblesse. L’histoire de la Russie, depuis la rforme de Pierre le Grand, l’exception de l’pisode de Pouga-tcheff et le rveil du peuple en 1812, n’est que l’histoire du gouvernement russe et de la noblesse russe. Si l’on se faisait une ide de la noblesse russe l’analogie de l’aristocratie omnipotente de l’Angleterre ou de l’aristocratie mesquine de l’Allemagne, on n’arriverait jamais s’expliquer ce qui se passe aujourd’hui en Russie.
Il ne faut pas perdre de vue que la noblesse organise par Pierre Ier n’est pas une caste close, au contraire, elle absorbe incessamment tout ce qui sort du sol dmocratique, et se renouvelle par sa base. Le soldat, en obtenant le rang d’officier, devient noble hrditaire, un clerc, un scribe qui a t employ pendant quelques annes par l’tat, devient noble personnel, s’il obtient un grade plus lev, il acquiert la noblesse hrditaire. Le fils d’un paysan, affranchi de la commune ou du seigneur, aprs-avoir achev ses tudes dans un collge, est anobli. Un individu dcor, un artiste admis l’Acadmie, deviennent nobles. Il faut donc comprendre sous le nom de noblesse en Russie quiconque ne fait pas partie de la commune rurale ou municipale et qui est fonctionnaire public. Les droits et privilges sont exactement les mmes pour les descendants des princes mdiatiss et des boyards, que pour les fils d’un employ subalterne investi de la noblesse hrditaire.
La noblesse russe est un tat qui pse sur un autre tat, qui a t vaincu sans avoir combattu.
Il serait absurde de chercher une unit quelconque dans une classe qui renferme, partir des soldats, des clercs et des fils de prtres jusqu’ des propritaires de centaines de mille paysans.
Mais passons aux temps qui suivirent le rgne de Pierre Ier. L’anarchie gouvernementale la plus complte clata aprs sa mort, et pendant vingt annes le nouvel ordre des choses chancelait sur sa base, la main de fer de Pierre Ier une fois disparue, la tradition populaire tait rompue, il n’y avait pas de foi dynastique. Le peuple,qui se soulevait pour le fils prtendu de Jean IV, ne connaissait mme pas de nom tous ces Romanoff de Braunschweig-Wolfenbttel et de Holstein-Gottorp qui glissaient comme des ombres sur les marches du trne et disparaissaient dans les neiges de l’exil, au fond des cachots ou dans le sang…
La haute noblesse, qui n’avait aucun intrt gnral, se servait des soldats de la garde impriale pour perptuer ces rvolutions de srail. Les soldats, de leur ct, ne connaissaient d’autre morale que l’obissance celui qui avait la force en main, et cela seulement autant qu’il la conservait. L’idole une fois tombe, tait immdiatement abandonne de tout le monde. Le progrs qu’a fait la corruption politique de ce temps surpasse tout ce qu’on peut imaginer. Le trne imprial ressemblait au lit de Gloptre, un tas de grands seigneurs et une poigne de janissaires conduisaient en triomphe un prince tranger, une femme, un enfant, un parent loign de quelque parent de Pierre Ier, et rlevaient au trne, l’adoraient et distribuaient des coups de knout ceux qui trouvaient y redire. Mais peine l’lu avait-il eu le temps de s’enivrer de toutes les jouissances d’un pouvoir exorbitant, que la vague suivante de dignitaires et de prtoriens l’entranait avec tout son entourage dans l’abme. Les ministres et les gnraux du jour allaient le lendemain, chargs de fers, sur la place d’excution, ou taient trans en Sibrie. Ces revers s’opraient si vite que le marchal Munikh qui avait exil Biron le rejoignit, banni son tour, au passage de la Volga, o Biron avait t retenu quelques jours par le dbordement du fleuve. Dans cette bufera infernale qui emportait les personnes avec une telle vitesse qu’on n’avait seulement pas le temps de s’habituer leurs traits, pour comble d’ironie, nous ne voyons se maintenir qu’un seul individu, ce fut le chef de la chancellerie secrte, Bestoujeff, cet honorable dignitaire a conserv son poste, nonobstant toutes les rvolutions, et de cette manire, il a eu l’occasion de questionner, de torturer et d’excuter tous ses amis, tous ses bienfaiteurs et tous ses ennemis.
Peut-on croire aprs cela que le peuple ait vu dans ses chefs temporels des chefs de l’glise orthodoxe?
Outre les intrigues politiques, il ne faut pas oublier que le ton licencieux, que Pierre Ier avait introduit et qui lui allait si bien, passa la cour impriale et se changea bientt en dvergondage crapuleux et en dbauche brutale. Elisabeth, la fille de Pierre Ier, tant encore grande-duchesse, passait des nuits en orgie avec les grenadiers de la garde et se promenait avec eux au Jardin d’t. Elle contracta, dans ce commerce, l’habitude des boissons fortes au point que, devenue impratrice, elle se grisait tous les jours. Les affaires les plus importantes s’arrtaient, les ambassadeurs ne pouvaient obtenir d’audience pendant des semaines entires o elle n’avait pas de moment lucide. L’impratrice Anne ‘ vivait maritalement avec son ci-devant cuyer Biron qu’elle avait fait duc de Courlande. La rgente Anne de Braunschweig couchait l’t avec son amant sur un balcon clair du palais…
Au milieu de cette pope scandaleuse d’avnements et de chutes du trne, de cette orgie d’un despotisme froce, aux prises avec une oligarchie servile qui disposait de la couronne, comme es eunuques du Bas-Empire, il y eut une seule lueur politique, ce fut lorsqu’on dicta les conditions l’acceptation de la couronne l’impratrice Anne. Anne prta serment, consentit tout, mais de suite, soutenue par le parti allemand qui avait Biroa pour chef, elle dchira la charte et fit prir tous ceux qui avaient voulu limiter le pouvoir de la couronne. Il y avait une ancienne animosit entre les Allemands et leurs adhrents d’une part, et les dignitaires russes qui entouraient le trne de l’autre. La haine des Allemands facilita Elisabeth l’avnement au trne. Cette femme incapable et cruelle se rendit populaire en flattant le parti national.
Il ne faut pas cependant s’abuser sur la valeur de ces partis. Le parti allemand ne reprsentait pas la civilisation ni le parti russe l’ignorance. Le dernier ne voulait pas srieusement le retour l’ancien ordre des choses. Les essais du prince Dolgorouki, du temps de Pierre II, n’ont abouti rien du tout. Les Allemands, de leur ct, taient loin de reprsenter le progrs, sans aucun lien avec le pays qu’ils ne se donnaient pas la peine d’tudier et qu’ils mprisaient comme barbare, arrogants jusqu’ l’insolence, ils taient les instruments les plus serviles de l’autorit impriale. N’ayant d’autre but que de se maintenir en faveur, ils servaient la personne du souverain et non la nation. En outre ils apportaient aux affaires des manires antipathiques aux Russes, un pdantisme de bureaucratie, d’tiquette et de discipline tout fait contraire nos murs.
L’hostilit des Slaves et des Germains est un fait triste, mais connu. Chaque conflit entre eux rvlait la profondeur de leur haine. La domination allemande a contribu beaucoup, par sa nature, tendre cette haine chez les Slaves occidentaux et les Polonais. Les Russes n’ont jamais eu subir leur oppression. Si leurs possessions du littoral de la Baltique ont t conquises par les chevaliers de l’ordre teutonique, elles taient habites par des populations finnoises et non russes. Mais bien qu’entre tous les Slaves, les Russes soient ceux qui hassent le moins les Allemands, le sentiment de rpugnance naturelle qui existe entre eux ne peut s’effacer. Cette rpugnance a pour fondement une incompatibilit d’humeur qui se montre aux moindres choses.
La prfrence que le gouvernement donnait aux Allemands, aprs Pierre le Grand, n’tait pas de nature les rconcilier avee les Russes. Encore si ce n’eussent t que des Munikh et des Ostermann qui fussent venus en Russie, mais il y eut toute une nue d’originaires des trente-six ou je ne sais combien de principauts qui forment l’Allemagne une et indivisible, qui s’abattirent sur les bords de la Neva.
Le gouvernement russe n’a pas, jusqu’ prsent, de serviteurs plus dvous que les gentilshommes de Livonie, d’Esthonie et de Gourlande. ‘Nous n’aimons pas les Russes, nous disait un jour une notabilit de la Baltique, Riga, mais de tout l’empire nous sommes les sujets les plus fidles de la famille impriale’. Le gouvernement n’ignore pas ce dvoment, et encombre d’Allemands les ministres et les administrations centrales. Ce n’est ni faveur ni injustice. Le gouvernement russe trouve dans les officiers et les fonctionnaires allemands juste ce qu’il lui faut, la rgularit et l’impassibilit d’une machine, la discrtion des sourds et muets, un stocisme d’obissance toute preuve, une assiduit au travail qui ne connat pas la fatigue. Ajoutez cela une certaine probit (que les Russes ont trs rarement) et juste tant d’instruction qu’exigent leurs emplois, jamais assez pour comprendre qu’il n’y a point de mrite tre les instruments honntes et incorruptibles du despotisme, ajoutez-y l’indiffrence complte pour le sort des administrs, le mpris le plus profond pour le peuple, une complte ignorance du caractre national, et vous comprendrez pourquoi le peuple dteste les Allemands et pourquoi le gouvernement les aime tant.
Si nous passons des ministres et des chancelleries aux ateliers, nous rencontrons le mme antagonisme. L’ouvrier russe, chez un matre russe, est presque un membre de la famille, ils ont les mmes habitudes, les mmes ides morales et religieuses, ils mangent ordinairement la mme table et s’entendent fort bien entre eux. Il arrive quelquefois au matre de frapper l’ouvrier qui reoit les coups avec trop de rsignation chrtienne, parfois l’ouvrier riposte, mais ni l’un ni l’autre ne va se plaindre la police. Le dimanche est ft de la mme manire par le matre que par l’ouvrier, tous les deux rentrent avins chez eux. Le lendemain, le matre comprenant que l’ouvrier ne peut tre assidu au travail, lui laisse perdre quelques heures, car il sait, qu’en cas de besoin, il travaillerait pour lui une partie de la nuit. Trs souvent le matre avance de l’argent l’ouvrier, comme d’autre part l’ouvrier attend des mois entiers le paiement du salaire, lorsqu’il voit que son matre est gn. Le matre allemand n’est pas l’gal de l’ouvrier russe, il se croit son chef plus que son matre, mthodique par caractre et conservant les usages de son pays, l’Allemand transforme les rapports lastiques et vagues de l’ouvrier russe avec son matre en rapports juridiques svrement dtermins, du sens desquels il ne s’carte jamais d’une syllabe. Une exigence perptuelle, une rigueur tudie, un despotisme froid offensent l’ouvrier d’autant plus que le matre ne descend jamais jusqu’ lui. Les murs paisibles mme de l’Allemand, la prfrence qu’il donne la bire sur l’eau-de-vie ne font qu’ajouter au dgot qu’il inspire l’ouvrier russe. Ce dernier a beaucoup plus de dextrit que de diligence, de capacit que de savoir. Il peut beaucoup faire en une fois, mais il n’a pas d’assiduit au travail et il ne peut se faire la discipline uniforme et mthodique de l’Allemand. Le matre allemand ne souffre pas que l’ouvrier vienne une heure plus tard, ou qu’il le quitte une heure plus tt. La migraine des lundis, le bain du samedi ne sont pas des excuses ses yeux. Il note chaque absence pour la dduire du salaire, avec la plus grande justice, peut-tre, mais l’ouvrier russe voit en lui un exploiteur monstrueux, de l des discussions et des querelles sans fin. Le matre irrit court la police ou chez le seigneur de l’ouvrier, s’il et serf, et apoelle sur sa tte tous les malheurs que son tat compsrte. Le matre russe, sans motifs extraordinaires, n’ira ni chez le kvartalny (commissaire de police) ni chez le seigneur, la police et la noblesse sont les ennemis communs du matre barbe et de l’ouvrier non ras.
Mais revenons notre rcit.
L’impratrice Elisabeth fit venir de Holstein son successeur et le maria une princesse d’Anhalt-Zerbst. On trouva le bon et simple Pierre III trop allemand. Sa femme, encore moins russe que lui, le dtrna, le mit en prison et l’y fit empoisonner. Le comte Orloff, s’ennuyant d’attendre l’effet du poison l’trangla.
Le long rgne de Catherine II procura une grande stabilit au gouvernement de Ptersbourg. Ce fut la continuation du rgne de Pierre Ier, aprs une interruption de trente-cinq ans. Catherine apporta avec elle au palais imprial un lment de grce,, d’urbanit et de bon got qui n’existait point avant elle et qui exera une influence salutaire sur les rgions leves de la socit.
Catherine II ne connaissait pas le peuple et ne lui a fait que du mal: son peuple elle c’tait la noblesse et elle comprenait merveilleusement bien son terrain. Elle releva la noblesse, en lui confiant l’lection de presque toutes les charges judiciaires et administratives dans les provinces, o elle l’organisa en corps et runions discutant leurs intrts, contrlant l’emploi des fonds destins aux besoins des localits.
Elle dota de mme la bourgeoisie et les paysans de droits lectifs, qui sont pourtant plus importants comme principe qu’en ralit. Ces concessions plissent toutefois ct du crime qu’elle a commis envers les paysans, en consacrant par une stupide dilapidation la servitude, elle distribuait ses favoris et ses amants des terres habites d’une tendue immense. Non seulement elle dpouilla les couvents au profit de ses grands, mais elle leur distribua les paysans de la Petite Russie o l’on ne connaissait pas encore le servage. On conoit qu’tant philosophe comme Frdric II et Joseph II, elle put prendre part au partage criminel de la Pologne. La raison d’Etat, le dsir d’augmenter ses possessions territoriales expliquent ce fait s’ils ne peuvent l’excuser, mais aliner l’Etat des terres habites, rendre serfs des cultivateurs libres sans mme penser a imposer des conditions aux nouveaux propritaires, c’est de la dmence.
Peut-tre l’impratrice Catherine se rappelait-elle l’enthousiasme farouche avec lequel les paysans de quatre provinces avaient couru au-devant de Pougatcheff qui pendait tous les nobles qu’il prenait, peut-tre aussi avait-elle trop prsente la mmoire cette scne qui s’tait galement passe sous son rgne, o le peuple de Moscou, aprs avoir tu un archevque derrire l’autel, avait tran dans les rues son cadavre revtu des insignes pontificaux. D’un autre ct, elle voyait la noblesse si reconnaissante, si fire de son dvouaient, qu’elle se vit entrane pouser sa cause.
Chose trange, de tous les souverains de la maison Romanoff, aucun n’a rien fait pour le peuple. Le peuple ne se souvient d’eux que par le nombre de ses malheurs, par l’accroissement du servage, du recrutement, des charges de toute espce, par les colonies militaires, par toutes les horreurs de l’administration policire, par une guerre aussi sanglante qu’insense qui dure vingt-cinq ans dans des montagnes inexpugnables.
La civilisation se rpandit avec une grande clrit dans les couches suprieures de la noblesse, elle tait tout exotique et n’avait de national qu’une certaine rudesse qui se mlait trangement aux formes de la politesse franaise. A la cour, on ne parlait que le franais, on imitait Versailles. L’impratrice donnait le ton, elle correspondait avec Voltaire, passait des soires avec Diderot et commentait Montesquieu: les ides des encyclopdistes s’infiltraient dans la socit de Ptersbourg. Presque tous les vieillards de ces temps que nous avons connus taient voltairiens ou matrialistes, s’ils n’taient pas francs-maons. Cette philosophie s’inoculait avec d’autant plus de facilit aux Russes, que leur esprit est la fois raliste et ironique. Le terrain que la civilisation gagnait en Russie tait perdu pour l’glise. L’orthodoxie grecque n’a de fprce sur l’me slave que tant qu’elle y trouve de l’ignorance. La foi y plit mesure que la lumire y pntre, et le ftichisme extrieur fait place l’indiffrence la plus complte. Le bon sens, l’esprit pratique du Russe repousse la coexistence de la pense lucide avec le mysticisme. Il peut rester longtemps pieux jusqu’ la bigoterie, sans jamais penser la religion, mais cette condition seulement, il lui est impossible de devenir rationaliste, pour lui l’mancipation de l’ignorance concide avec l’mancipation de la religion. Les tendances mystiques que nous rencontrons chez les francs-maons n’taient en ralit qu’un moyen de neutraliser les progrs d’un picurisme brutal qui se rpandait avec rapidit. Quant au mysticisme du temps de l’empereur Alexandre, ce fut un produit de la franc-maonnerie et de l’influence allemande, sans base relle, une affaire de mode chez les uns, d’exaltation d’esprit chez les autres II n’en fut plus question aprs 1825. La discipline religieuse releve par la police de l’empereur Nicolas ne parle pas en faveur de la pit des classes civilises.
L’influence de la philosophie du XVIIIe sicle eut un effet en partie pernicieux Ptersbourg. En France, les encyclopdistes mancipant l’homme des vieux prjugs, lui inspiraient des instincts moraux plus levs, le faisaient rvolutionnaire. Chez nous, en brisant les derniers liens qui retenaient une nature demi-sauvage, la philosophie voltairienne ne mettait rien la place des vieilles croyances, des devoirs moraux, traditionnels. Elle armait le Russe de tous les instruments de la dialectique et de l’ironie propres le disculper ses yeux de son tat d’esclave par rapport au souverain, et de son tat de souverain par rapport l’esclave. Les nophytes de la civilisation se jetrent avec avidit dans les plaisirs du sensualisme. Ils comprirent trs bien l’appel l’picurisme, mais le son du tocsin solennel qui appela les hommes une grande rsurrection n’allait pas leur me.
Entre la noblesse et le peuple, il y avait une tourbe d’employs personnellement anoblis, classe corrompue et dnue de toute dignit humaine… Voleurs, tyrans, dnonciateurs, ivrognes et joueurs, ce furent et ce sont encore les hommes les plus rampants de l’empire. Cette classe a t le produit de la rforme brusque de la juridiction du temps de Pierre Ier.
Le procs oral fut alors aboli et remplac par le procs inqui-sitorial. Des formalits minutieuses introduites l’instar des chancelleries allemandes, compliqurent la procdure et fournirent des armes terribles la chicane. Les tchinovniks, compltement libres des prjugs, torturaient les lois leur guise et avec un art infini. Ce sont les plus forts rabulistes du monde, ils n’ont jamais autre chose en vue que leur responsabilit personnelle, lorsqu’ils la croient couvert, ces gens osent tout, et le paysan, comme le tchinovnik, n’a aucune foi dans les lois. Le premier les respecte par crainte, le second y voit une mre nourricire. La saintet des lois, les droits imprescriptibles, les notions d’une justice immuable, sont des termes qui n’existent pas dans leur langue. Et toute la force impriale ne suffit pas pour arrter, pour paralyser l’action malfaisante de ces vipres d’encre, de ces ennemis embusqus qui guettent le paysan pour l’entraner dans des procs ruineux.
Aprs nous tre form ainsi une ide approximative de la socit no-europenne du sicle de Catherine II, jetons un coup d’il sur les dbuts littraires de l’Etat nouvellement form.
L’glise byzantine avait horreur de toute culture mondaine. Elle ne connaissait d’autre science que la controverse thologique, elle inventa une peinture conventionnelle, faisant de l’opposition la beaut charnelle de l’antiquit (ikonopis). Elle abhorrait tout mouvement indpendant de l’intelligence, elle ne voulait qu’une foi soumise. Il n’y avait pas de prdicateur en Russie. Le seul vque qui soit connu dans les anciens temps pour ses sermons, fut perscut cause de ses sermons. Pour savoir ce que c’est que l’ducation que l’glise orientale donnait son fidle troupeau, il suffit de connatre les peuplades chrtiennes de l’Asie Mineure, et ce fut l l’glise qui prsida la civilisation de la Russie depuis le Xe sicle. Les guerres continuelles des princes apanages et le joug mongol lui furent d’un immense secours.
L’glise grco-russe retint une langue part forme de divers dialectes des Slaves du sud, la langue vulgaire n’tait pas encore labore. Les chroniques, les actes diplomatiques et civils se rdigeaient dans un idiome qui tenait le milieu entre la langue ecclsiastique et la langue populaire et se rapprochait plus de l’une ou de l’autre suivant la position sociale de l’auteur. Il n’y eut aucun mouvement littraire jusqu’au XVIIIe sicle. Quelques chroniques, un pome du XIIe sicle (campagne d’Igor), un assez grand nombre de contes et de chants populaires pour la plupart oraux, voil tout ce qu’ont produit dix sicles dans le domaine littraire.
Sans gard cette pnurie, il est important de remarquer que la langue de la Bible, comme celle des annales de Nestor et du pome mentionn est non seulement d’une grande beaut, mais qu’elle porte des traces videntes d’un long usage et d’un dveloppement antrieur de beaucoup de sicles.
Les traducteurs de la Bible Cyrille et Mthode rglrent la langue, fixrent un alphabet, calqurent les formes grammaticales d’aprs les rgles grecques, mais ils trouvrent une langue riche et labore probablement par les Slaves qui habitaient la Macdoine et la Thessalie. Il faut connatre les difficults que trouvent les Anglais en traduisant l’Evangile dans les langues sauvages par exemple dans celle des Cafres, les mots leur manquent, les images, les notions, les expressions, tout doit tre rendu par des priphrases approximatives. Tandis que la traduction slave gale en concision, en beaut mle et en fidlit celle de Luther.
Tous les lments potiques qui fermentaient dans l’me du peuple russe s’exhalaient dans des chants extrmement mlodieux. Les peuples slaves sont par excellence des peuples chanteurs. Les chroniqueurs du Bas-Empire racontent que dans une invasion des Slaves, les Grecs les ont surpris, car les sentinelles qui chantaient toujours s’endormirent peu peu elles-mmes par leurs chants. Le paysan russe trouvait dans ses chants l’unique panchement ses souffrances. Il chante continuellement, en travaillant, en conduisant ses chevaux ou en se reposant au seuil de sa porte. Ce qui distingue ces chansons de celles des autres Slaves et mme des Malo-Russes, c’est une tristesse profonde. Les paroles ne sont qu’une complainte qui se perd dans les plaines sans limites comme son malheur, dans les bois lugubres de sapin, dans les steppes infinies, sans rencontrer d’cho ami. Cette tristesse n’est pas un lan passionn vers quelque chose d’idal, elle n’a rien de romantique, rien de ces aspirations maladives et monacales {Il est de mme remarquer que les hros des contes — Ilia Mourometz, Ivan Tzarvitch, etc. ont beaucoup plus de rapports avec les hros homriques, qu’avec ceux du moyen ge, le ‘Bogatyr’ n’est pas un chevalier, comme Achille n’en est pas un.}, comme les chants allemands, c’est la douleur de l’individu cras par la fatalit, c’est un reproche la destine ‘destine-martre, ‘ort amer’, c’est un dsir comprim qui n’ose pas se manifester autrement, c’est le chant d’une femme opprime par son mari, du mari opprim par son pre, par l’ancien du village, de tous enfin opprims par le seigneur ou le tzar, c’est l’amour profond, passionn, malheureux mais terrestre et rel {Voyez la dissertation magnifique de Mme Talvi sur les chants slaves dans son ouvrage imprim en 1846 New-York.}. Au milieu de ces chants mlancoliques vous entendez tout coup les sons d’une orgie, d’une gat sans frein, des cris passionns et fous, des mots dnus de sens, mais enivrants, entranants une danse effrne qui est tout autre chose que la danse dramatique et gracieuse en churs.
Tristesse ou orgie, esclavage ou anarchie, le Russe passait sa vie en vagabond, sans foyer ni domicile, ou absorb par la commune, perdu dans la famille ou libre au milieu des forts, le coutelas la ceinture. Dans les deux cas, le chant exprimait la mme plainte, les mmes dceptions: c’tait une voix sourde qui disait que les forces innes ne trouvaient pas assez d’essor, qu’elles taient mal l’aise dans la vie resserre par l’ordre social.
Il y a une catgorie entire de chants russes, les chants des brigands. Ce ne sont plus des lgies plaintives: c’est le cri tmraire, c’est l’excs de joie d’un homme qui se sent enfin libre, cri de menace, de colre et de dfi. ‘Nous viendrons boire votre vin, patience, nous viendrons caresser vos femmes, piller vos richards’… ‘Je ne veux plus travailler dans les champs, qu’ai-je gagn en labourant la terre? Je suis pauvre et mpris, non, je prendrai pour compagnon la nuit sombre, un couteau affil, je trouverai des amis dans les bois touffus, je tuerai le seigneur et je pillerai le marchand sur la grande route. Au moins tout le monde me respectera, et le jeune voyageur passant sur mon chemin et le vieillard assis devant sa maison me salueront’.
Le couvent, la Cosaquerie, les bandes de brigands taient les seuls moyens de se rendre libre en Russie. Le peuple appelait poliment les brigands polissons (chalouny) ou licencieux (volnitza). Dans les temps anciens, la seule ville de Novgorod fournissait des bandes armes qui descendaient la Volga et l’Oka jusqu’aux bords de la Kama, ‘allant l’aventure chercher le bonheur’. Des Cosaques brigands perscuts par Jean IV, firent, pour se rhabiliter, la conqute de la Sibrie, sous les ordres de Iermak. Le vagabondage et le brigandage s’accrurent d’une manire prodigieuse pendant l’interrgne et au commencement du XVIIe sicle. La mmoire de Stenka Rasine s’est conserve chez le peuple dans une quantit de chansons composes en son honneur. La tradition de ces brigandages ne discontinua pas jusqu’ Pouga-tcheff, et il est probable qu’ils n’ont acquis une si grande proportion que grce une lutte sourde engage par les paysans protestant contre leur asservissement. Il est notoire que, dans les chansons, le beau rle revient au brigand, les sympathies sont pour lui et non pour ses victimes, c’est avec une joie secrte qu’on, vante ses prouesses et sa bravoure. Le chansonnier populaire paraissait comprendre que son plus grand ennemi n’tait pas le brigand.
Un mouvement intellectuel d’un autre genre, mais non moins important, fut le mouvement des ides religieuses chez les sectaires. Ce que l’orthodoxie grecque n’a jamais su faire, intresser l’homme du peuple, dvelopper en lui une foi active, un intrt vritable, les sectaires surent l’accomplir. Chez eux, point d’indiffrentisme, la commune y est plus dveloppe que chez les paysans orthodoxes, l’esprit de corps est on ne peut plus vivace, il y a des sectes dont la dogmatique est absurde, mais la conduite pleine d’nergie et honntet. Il y en a d’autres trs rpandues mme, qui professent les doctrines communistes les plus avances, entremles d’un christianisme mystique dans le genre des herrenhuts et mme des anabaptistes. Perscuts par le gouvernement, des milliers de sectaires se sont expatris en Livonie, en Turquie, o il y a des bourgs entiers habits par leur descendants. Les sectaires en gnral sont les ennemis les plus acharns de la rforme de Pierre Ier. Pour eux Pierre et ses successeurs sont des antchrists. Par contre, le gouvernement y voit des rebelles et les poursuit comme tels. Les sectaires tiennent bon, leur propagande s’accrot mesure qu’augmente la perscution, ils ont des affids sur tous les points de l’empire, une publicit clandestine. Il serait possible que d’un des Skites {Pougatcheff et ses collgues ont appartenu aux ‘Starovertzy’.} (communaut schismatique) sortt un mouvement populaire qui embrast des provinces entires, dont le caractre serait certainement national et communiste et qui irait la rencontre d’un autre mouvement dont la source est dans les ides rvolutionnaires de l’Europe. Peut-tre ces deux mouvements s’entre-choque-ront-ils sans comprendre leur affinit, au grand plaisir du tzar et de ses amis.
La littrature russe europise ne commence obtenir une certaine signification que du temps de Catherine II. Avant son rgne, on voit un travail prparatoire, la langue se forme aux nouvelles conditions de l’existence, elle fourmille de mots allemands et latins, l’esprit d’imitation s’empare de tout, au point qu’on essaie d’introduire dans notre langue mtrique et sonore la versification syllabique. Revenue de ces exagrations, la langue commena s’assimiler les flots de mots trangers, devenir plus naturelle et plus conforme au gnie de la nation. Le premier Russe qui mania avec talent la langue ainsi faite fut Lomonossoff. Ce savant clbre fut le type du Russe par son encyclopdisme, autant que par la facilit de son entendement. Il crivit en russe, en allemand et en latin. Il tait mineur, chimiste, pote, philologue, physicien, astronome et historien. Il composait en mme temps une dissertation mtorologique sur l’lectricit, et une autre sur l’arrive des Vargues en Russie, en rponse l’historiographe Muller, ce qui ne l’empchait pas de terminer ses odes triomphales et ses pomes didactiques. Toujours lucide, plein du dsir inquiet de tout comprendre, il jetait un sujet pour s’emparer d’un autre avec une facilit de conception tonnante.
La civilisation qui commenait s’panouir sous l’gide protectrice du gouvernement restait encore sur les marches du trne, avec son admiration pour Pierre le Grand et avec son adulation sincre pour tout souverain. Le gouvernement continuait marcher la tte de la civilisation. Cette affinit de la littrature avec le gouvernement devient plus palpable du temps de Catherine II. Elle a son pote, pote d’un grand talent, qui, par entranement et amour, lui adresse des ptres, des odes, des hymnes et des satires qui est genoux devant elle, ses pieds, sans tre toutefois vil ou esclave. Derjavine ne craint pas l’impratrice, il plaisante avec elle, la nomme ‘Flicie’ ‘la tzarine de Kirgis-Kassaks’. Sa muse trouve parfois des sons qui ne sont gure ceux d’un serf chantant son souverain.
Nanmoins, cette posie apologtique avec toute sa sincrit et toute la beaut d’une langue plastique, n’tait ni gote ni admire, si ce n’est d’un petit nombre, du clerg et des savants. La haute socit ne lisait rien en russe, la socit infrieure ne lisait rien du tout. La premire production russe qui ait eu une popularit immense ne fut ni une ptre adresse l’impratrice, ni une ode inspire par les ravages inhumains et les massacres glorieux de Souvoroff, mais une comdie, une satire mordante contre les gentillt.res de la province. Tandis que Derjavine ne voyait, travers les rayons de la gloire qui entouraient le trne, que l’impratrice, Fnuvi=ine, esprit caustique, voyait le ct oppos, il riait amrement de cette socit demi-barbare, de ses allures de civilisation. Ce fut le premier auteur dans les crits duquel pert le principe dmoniaque de sarcasme et d’indignation, qui devait ds lors traverser toute la littrature russe et s’en rendre l’esprit dominant. Dans cette ironie, dans cette flagellation, o rien n’est mnag, pas mme la personne de l’auteur, il y a pour nous une joie de vengeance, de consolation maligne, par ce rire nous rompons la solidarit qui existe entre nous et ces amphibies qui ne savent ni garder la barbarie ni acqurir la civilisation et qui seuls surnagent la surface officielle de la socit russe. Une protestation infatigable suivit pas pas cette anomalie. Elle fut ardente, incessante.
L’autopsie pathologique forma le caractre dominant de la littrature moderne. Ce fut une nouvelle ngation de l’ordre des choses existant, qui surgit en dpit de la volont impriale du iond de la conscience rveille, cri d’horreur de chaque gnration qui craignait de se voir confondue avec ces tres dgrads.
La littrature russe, au XVIIIe sicle, ne fut au fond qu’une noble occupation de quelques esprits, sans influence sur la socit. La premire influence srieuse qui imprima de suite un autre caractre au dilettantisme littraire vint de la franc-maonnerie. Celle-ci tait trs rpandue en Russie vers la fin du rgne de Catherine II. Son chef, Novikoff, tait un de ces grands personnages dans l’histoire qui font des prodiges sur une scne qui doit ncessairement rester dans les tnbres, un de ces guides d’ides souterraines dont l’uvre ne se manifeste qu’au moment de l’clat. Novikoff tait imprimeur de son tat, il fonda des librairies et des coles dans plusieurs villes, il dita la premire revue russe. Il faisait faire des traductions et les publiait ses frais. C’est ainsi qu’on vit de son temps paratre la traduction de l’Esprit des Lois, d’Emile, de divers articles de l’Encyclopdie, ouvrages que la censure de notre poque ne permettrait certainement pas d’imprimer. Dans toutes ces entreprises, Novikoff fut puissamment aid par la franc-maonnerie dont il tait grand-matre. Quelle uvre immense, que la pense hardie de runir dans un intrt moral, dans une famille fraternelle tout ce qu’il y avait intellectuellement de mr, depuis le grand seigneur de empire, tel que le prince Lopoukhine, jusqu’au pauvre prcepteur d’cole et au chirurgien de district.
L’impratrice Catherine fit jeter Novikoff dans la citadelle de Ptersbourg et l’exila ensuite. Ce fut dans les dernires annes de son rgne, o son caractre commenait s’altrer. Avec Po-tiomkine disparat la posie des favoris, une dbauche grossire remplace une volupt brillante et splendide. Les petites soires de l’Ermitage, ptillantes d’esprit, firent place aux orgies sauvages des Zoritch. En attendant, la rvolution franaise atteignait son apoge. Le tonnerre rvolutionnaire troublait le sommeil des monarques, sur le Danube comme sur la Neva. Catherine en vieillissant devenait inquite, souponneuse mme l’gard de son fils. Elle voyait avec dfiance la franc-maonnerie acqurir une force nouvelle, indpendante de sa volont, on parlait beaucoup de la part que les illumins et les martinistes avaient prise la rvolution, et au milieu de ces bruits, elle apprit que le grand-duc Paul tait initi la franc-maonnerie par Novikoff. Dix ans auparavant, Catherine aurait fait chercher Novikoff et aurait vu que ce n’tait point un obscur conspirateur dynastique, mais alors elle aima mieux le chtier que l’entretenir.
Cet homme infatigable forma avant sa chute le dernier grand crivain de cette priode, Karamzine. L’influence de ce dernier sur la littrature peut tre compare l’influence de Catherine sur la socit, il l’a humanise. Il y avait en lui quelque chose de St.Real, de Florian et d’Ancillon, un point de vue philosophique et moral, des phrases philantropiques, des larmes toujours acquises au malheur, une rpulsion pour tout abus de forces, beaucoup d’amour pour la civilisation, un patriotisme tant soit peu rhtorique, le tout sans unit, sans pense dirigeante, sans une seule conviction profonde. Il y eut quelque chose d’indpendant et de pur dans ce jeune littrateur, entour d’un monde d’ambitions subalternes et d’un crasse matrialisme. Karamzine fut le premier littrateur russe lu des dames.
C’est un grand avantage pour notre littrature que nos premiers auteurs ont t des hommes du monde. Ils firent passer dans la littrature une certaine lgance de bonne compagnie, une sobrit de paroles, une noblesse d’images qui distinguent la conversation des hommes bien levs. L’lment grossier et vulgaire qui se rencontre parfois dans la littrature allemande n’a jamais pntr dans les livres russes.
La grande uvre de Karamzine, le monument qu’il a lev la postrit sont les douze volumes de son histoire russe. Oeuvre consciencieuse de la moiti de son existence et dont l’analyse n’entre pas dans notre plan, son histoire a beaucoup contribu tourner les esprits vers l’tude de la patrie. Si l’on songe au chaos qui a prcd Karamzine, dans l’histoire russe, et au travail qu’il a d employer pour le dblayer et pour donner une exposition claire et vridique du sujet, l’on comprendra qu’il y aurait de l’injustice ne pas reconnatre ses services.
Ce qui manquait Karamzine, ce fut cet lment sarcastique qui de Fonvisine s’tendit Kryloff et mme Dmitrieff, l’ami intime de Karamzine. Il y avait quelque chose d’allemand dans le tendre et bnvole Karamzine. On pouvait prdire que Karamzine tomberait avec sa sentimentalit dans les filets impriaux, comme le fit plus tard le pote Joukofski.
L’histoire de la Russie rapprocha Karamzine de l’empereur Alexandre. II lui lisait les pages audacieuses o il fltrissait la tyrannie de Jean le Terrible et jetait des immortelles sur la tombe de la rpublique de Novgorod. Alexandre l’coutait avec attention et motion et pressait doucement la main de l’historiographe. Alexandre tait trop bien lev pour trouver bon que Jean ft parfois scier ses ennemis en deux et pour ne pas soupirer sur le sort de Novgorod, sachant bien que le comte Araktchieff y introduisait dj les colonies militaires. Karamzine, plus mu encore, restait pris des charmes de la bont impriale. Mais o l’ont conduit ses pages audacieuses, ses indignations, ses condolances? Qu’a-t-il appris dans l’histoire russe, quel rsultat a-t-il tir de ses recherches, lui qui, dans la prface de son histoire, dit que l’histoire du pass est l’enseignement de l’avenir? Il n’y puisa qu’une seule ide: ‘Les peuples sauvages aiment la libert et l’indpendance, les peuples civiliss l’ordre et la tranquillit’ — un seul rsultat: ‘la ralisation de l’ide de l’absolutisme’ devant le dveloppement duquel il reste en extase et qu’il poursuit depuis Monomakh jusqu’aux Romanoff.
L’ide de la grande autocratie, c’est l’ide du grand esclavage. Peut-on se figurer qu’un peuple de soixante millions n’existe que pour raliser… l’esclavage absolu?
Karamzine mourut dans les bonnes grces de l’empereur Nicolas.
Gomme on le voit, la priode que nous avons parcourue n’est que l’adolescence de la civilisation et de la littrature russes. La science florissait encore l’ombre du trne, et les potes chantaient leurs tzars sans tre leurs esclaves. On ne trouve presque pas d’ides rvolutionnaires, la grande ide rvolutionnaire tait encore la rforme de Pierre. Mais le pouvoir et la pense, les oukases impriaux et la parole humaine, l’autocratie et la civilisation ne pouvaient plus aller ensemble. Leur alliance mme au XVIIIe sicle frappe d’tonnement. Mais comment aurait-il pu en tre autrement, lorsque l’hritier des tzars, le dynaste, le successeur d’Alexis, enfin l’autocrate de toutes les Russies, de la Blanche et de la Rouge, de la Grande et de la Petite, Pierre Ier, tait, en mme temps, un jacobin anticip et un terroriste rvolutionnaire?

IV

1812-1825

La guerre de 1812 termina la premire partie de la priode de Ptersbourg. Jusque-l le gouvernement avait t en tte du mouvement, ds lors la noblesse se mit au pas avec lui. Jusqu’en 1812, on doutait des forces du peuple et l’on avait une foi inbranlable dans la toute-puissance du gouvernement: Auster-litz tait loin, on prenait Eylau pour une victoire et Tilsit pour un vnement glorieux. En 1812, l’ennemi passa Memel, traversa la Lithuanie et se trouva devant Smolensk, cette ‘clef’ de la Russie. Alexandre terrifi accourut Moscou pour implorer le secours de la noblesse et du ngoce. Il les invita au palais dlaiss du Kremlin pour aviser au secours de la patrie. Depuis Pierre Ier, les souverains de la Russie n’avaient pas parl au peu pie, il fallait supposer le danger grand, la vue de l’empereui Alexandre, au palais, et du mtropolitain Platon, la cathdrale, parlant du pril qui menaait la Russie.
La noblesse et les ngociants tendirent la main au gouvernement et le tirrent de l’embarras. Le peuple, oubli mme dans ce temps de malheur gnral, ou trop mpris pour qu’on et voulu lui demander le sang qu’on se croyait en droit de rpandre sans son assentiment, le peuple se levait en masse, sans attendre un appel, dans sa propre cause.
Depuis l’avnement de Pierre Ier, cet accord tacite de toutes les classes se produisait pour la premire fois. Les paysans s’enrlaient sans murmurer dans les rangs de la milice, les nobles donnaient le dixime serf et prenaient les armes eux-mmes, les ngociants sacrifiaient la dixime partie de leur revenu. L’agitation populaire gagnait tout l’empire, six mois aprs l’vacuation de Moscou parurent sur la frontire d’Asie des bandes d’hommes arms qui accouraient du fond de la Sibrie, la dfense de la capitale. La nouvelle de son occupation et de son incendie avait fait tressaillir toute la Russie, car pour le peuple Moscou tait la vraie capitale, Elle venait d’expier par son sacrifice le rgime assoupissant des tzars, elle se relevait entoure d’une aurole de gloire, la force de l’ennemi s’tait brise dans ses murs, le conqurant avait commenc au Kremlin sa retraite qui ne devait s’arrter qu’ Ste-Hlne. Au premier rveil du peuple, P-tersbourg tait clips, et Moscou, capitale sans empereur, qui s’tait victime pour la patrie commune, obtint une nouvelle importance.
D’ailleurs aprs ce baptme de sang, la Russie entire entra dans une nouvelle phase.
Il tait impossible de passer immdiatement de l’agitation d’une guerre nationale, de la promenade glorieuse travers l’Europe, de la prise de Paris, au calme plat du despotisme de Ptersbourg. Le gouvernement lui-mme ne pouvait retourner tout de suite ses anciennes allures. Alexandre fit le libral, en cachette du prince Metternich, persifla des projets ultra-monarchiques des Bourbons et joua le rle de roi constitutionnel en Pologne.
Quant au pauvre paysan, il retourna sa commune, sa charrue et son servage. Pour lui, rien ne changea, on ne lui concda aucune franchise, pour prix de la victoire achete par son sang. Alexandre prparait pour le rcompenser le projet monstrueux des colonies militaires.
Bientt aprs la guerre, un grand changement se manifesta dans l’esprit public. Les officiers de la garde et des rgiments de ligne, aprs avoir bravement expos leur poitrine aux balles de l’ennemi, devinrent moins soumis et moins souples qu’autrefois. Des sentiments chevaleresques d’honneur et de dignit personnelle, inconnus jusque-l dans l’aristocratie russe, d’origine plbienne, tire du peuple par la grce des souverains, se rpandirent dans la socit. En mme temps la mauvaise administration, la vnalit des employs, les vexations policires excitaient des murmures unanimes. On voyait que le gouvernement, tel qu’il tait organis, ne pouvait, avec le meilleur vouloir, parer ces abus, qu’il n’y avait aucune justice attendre d’une infirmerie de vieillards qu’on appelait du nom pompeux de snat dirigeant, corps d’une docilit ignare qui servait au gouvernement de garde-meubles pour y relguer les fonctionnaires uss, qui ne mritaient ni de rester dans l’administration ni d’en tre chasss. Des hommes d’Etat d’une grande autorit, comme le vieil amiral Mordvinoff, parlaient hautement de l’urgence de nombreuses rformes. Alexandre lui-mme dsirait des amliorations, mais il ne savait comment s’y prendre. Karamzine, l’historien absolutiste, et Spranski, diteur du code de Nicolas, travaillaient un projet de constitution d’aprs ses ordres.
Des hommes nergiques et srieux n’attendirent pas le terme de ces projets imaginaires, ils ne se contentrent pas du mcontentement vague et cherchrent l’utiliser d’une autre manire. Ils conurent l’ide d’une grande association secrte. Elle devait faire l’ducation politique de la jeune gnration, propager les ides de libert et approfondir la question complique d’une rforme radicale et complte du gouvernement russe. Loin de s’en tenir la thorie, ils s’organisaient en mme temps de ma-aire profiter de la premire circonstance favorable pour branler le pouvoir imprial. Tout ce qu’il y avait de distingu dans la jeunesse russe, de jeunes militaires comme Pestel, Fonvisine, Narychkine, Iouchnefski, Mouravioff, Orloff, les littrateurs les plus aims comme Rylieif et Bestoujeff, des descendants des familles les plus illustres, comme les princes Obolnski, Troubetzko, Odoefski, Volkonski, le comte Tcherriychoff, s’enrlrent avec empressement dans cette premire phalange de l’mancipation russe. Cette socit prit d’abord le nom d’Allante du Bien-Etre.
Chose trange, en mme temps que ces jeunes gens ardents, pleins de foi et de vigueur, juraient de renverser l’absclutisme Ptersbourg, l’empereur Alexandre jurait de river la Russie aux monarchies absolutistes de l’Europe. Il venait de former la clbre Sainte-Alliance, alliance mystique, inutile, impossible, quelque chose dans le genre d’un Gruttly absolutiste,d’un Tugenlbund form par trois tudiants couronns, parmi lesquels Alexandre jouait le rle de tte chaude.
Les uns et les autres ont tenu leurs serments, les uns en allant mourir au gibet ou aux travaux forcs pour leurs ides, Alexandre en laissant la couronne son frre Nicolas.
Les dix annes qui s’coulrent depuis la rentre des troupes jusqu’en 1825, forment l’apoge de l’poque de Ptersbourg. La Russie de Pierre Ier se sentait forte, jeune, pleine d’esprance. Elle pensait que la libert pouvait s’inoculer avec la mme facilit que la civilisation, et oubliait que celle-ci n’avait pas encore dpass la surface et n’appartenait qu’ une trs petite minorit. Cette minorit tait en vrit dveloppe au point qu’elle ne pouvait rester dans les conditions provisoires du rgime imprial.
C’tait la premire opposition vritablement rvolutionnaire qui se formait en Russie. L’opposition qu’avait rencontre la civilisation, au commencement du XVIIIe sicle, tait conservatrice. Celle mme que faisaient quelques grands seigneurs, tels que le comte Panine, sous l’impratrice Catherine II, ne sortait pas du cercle des ides strictement monarchiques, elle tait parfois nergique, mais toujours soumise et respectueuse. La direction qui s’empara des esprits aprs 1812 fut une tout autre. La collision entre le despotisme protecteur et la civilisation protge devint imminente. Le premier combat qu’elles se livrrent fut le 14 (26) dcembre. L’absolutisme resta vainqueur, il montra alors quelle force il possdait pour le mal.
Le mot provisoire, que nous avons appliqu aux conditions du rgime imprial, a pu paratre trange, et pourtant il exprime le caractre qui frappe le plus, lorsqu’on envisage de prs les actes du gouvernement russe. Ses institutions, ses lois, ses projets, tout en lui est videmment temporaire, transitoire, sans tre dtermin et sans forme dfinitive. Ce n’est pas un gouvernement conservateur, dans le sens du gouvernement autrichien, entre autres, parce qu’il n’a rien conserver, l’exception de sa force matrielle et de l’intgrit du territoire. lia dbut par une destruction tyrannique des institutions, des traditions, des murs, des lois, des coutumes du pays, et il continue par une srie de bouleversements, sans acqurir de la stabilit et de la rgularit. Chaque rgne met en question la majeure partie des droits et des institutions, on dfend aujourd’hui ce qu’on ordonnait hier, on modiiie, on varie, on abroge les lois: le code publi par Nicolas est la meilleure preuve du manque de principes et d’unit dans la lgislation impriale. Ce code prsente la runion de toutes les lois existantes, c’est une juxtaposition d’ordonnances, de dispositions, d’oukases plus ou moins contradictoires qui expriment beaucoup mieux le caractre du prince ou l’intrt du moment que l’esprit d’une lgislation unitaire. Le code du tzar Alexis sert de base, les ordonnances de Pierre Ier, conues dans une tout autre tendance, servent de continuation, une loi de Catherine, dans l’esprit de Beccaria et de Montesquieu, s’y trouve ct des ordres du jour de Paul Ier qui surpassent tout ce qu’on peut trouver de plus absurde et de plus arbitraire dans les dits des empereurs romains. Le gouvernement russe, comme tout ce qui n’a pas de racine historique, non seulement n’est pas conservateur, mais tout au contraire, il aime les innovations jusqu’ la folie. 11 ne laisse rien en repos, et s’il amliore rarement, il change continuellement. C’est l’histoire des uniformes qu’on moditie sans cesse et sans motif, pour les civils comme pour les militaires, passe-temps qui ne manquent pas de coter des sommes immenses. C’est l’histoire du rebadigeonnage de vieux btiments, preuve de bon got et du degr de la civilisation du gouvernement russe. Quelquefois on fait des rvolutions entires en Russie, sans qu’on s’en aperoive l’tranger grce au manque de publicit et au mutisme gnral. C’est ainsi qu’en 1838 on changea radicalement l’administration de toutes les communes rurales de l’empire. Le gouvernement s’immisa dans les alfaires de la commune, il plaa chaque village sous une double surveillance de la police, il commena une organisation force des travaux agricoles, il dpouilla des communes et en enrichit d’autres, il tablit enfin une administration nouvelle pour 17.000.000 d’hommes, sans que cet vnement, qui a cependant presque toutes les dimensions d’une rvolution, ait seulement transpir en Europe.
Les paysans, craignant les cadastres et les interventions des agents publics, qu’ils connaissaient pour des pillards privilgis et uniformes, s’insurgrent dans beaucoup d’endroits. Dans quelques districts des gouvernements de Kazan, Viatka et Tambov, on est all jusqu’ les mitrailler, et le nouvel ordre fut maintenu.
Un tat pareil ne peut durer longtemps, et ce fut pour la premire fois depuis 1812 qu’on commena le sentir.
Le temps d’une association politique et secrte tait parfaitement bien choisi, sous tous les rapports. La propagande littraire tait trs active, le clbre Rylieff en tait l’me, lui et ses amis, ils ont imprim la littrature russe ce caractre d’nergie et d’entrain qu’elle n’a jamais eu ni avant ni aprs. Ce n’taient pas seulement des paroles, c’taient des actes. On voyait une rsolution prise, un but certain, on ne s’abusait pas sur le danger, mais on marchait d’un pas ferme et la tte haute vers une solution irrvocable.
La littrature chez un peuple qui n’a point de libert publique est la seule tribune, du haut de laquelle il puisse faire entendre !e cri de son indignation et de sa conscience.
L’influence de la littrature dans une socit ainsi faite acquiert des dimensions que celles des autres pays de l’Europe ont perdues depuis longtemps. Les posies rvolutionnaires de Rylieff et de Pouchkine se trouvent entre les mains des jeunes gens dans les provinces les plus loignes de l’empire. Il n’y a point de demoiselle bien leve qui ne les connaisse par cur, d’ollicier qui ne les porte dans son havresac, pas de iils de prtre qui n’en et fait une douzaine de copies. Ces dernires annes, cette ardeur s’est de beaucoup refroidie, parce qu’elles ont produit leur impression, toute une gnration a subi l’influence de cette propagande jeune et ardente.
La conjuration se rpandait avec clrit Ptersbourg, Moscou, dans la Petite-Russie, parmi les ofliciers de la garde et de la 2e arme. Les Russes indolents, tant qu’ils ne trouvent pas d’impulsions, sont faciles se laisser entraner. Une fois entrans, ils vont aux dernires consquences sans chercher d’accommodement.
Depuis Pierre Ier on a beaucoup parl de la facult d’imitation que les Russes poussaient jusqu’au ridicule. Quelques savants Allemands prtendaient que les Slaves fussent dnus de tout caractre propre, que leur qualit distinctive se bornt l’accepta vite. En effet la nationalit slave a une grande lasticit, une fois sortie de l’exclusivisme patriotique, elle ne trouve plus d’obstacle infranchissable pour comprendre les autres nationalits. La science allemande qui ne passe pas le Rhin, et la posie anglaise, qui s’altre en traversant le Pas-de-Calais, ont acquis, il y a longtemps, le droit de cit chez les Slaves. Il faut ajouter cela, qu’au tond de cette acceptivit des Slaves, il y a quelque chose d’original qui, tout en se prtant aux influences extrieures, conserve son propre caractre.
Nous retrouvons ce trait de l’esprit russe dans la marche de la conjuration qui nous occupe. Au commencement, elle eut une tendance constitutionnelle, librale dans le sens anglais. Mais peine cette opinion fut-elle accepte, que l’association se transforma, elle devint plus radicale, la suite de quoi beaucoup de membres l’abandonnrent. Le noyau des conjurs se fit rpublicain et ne voulut plus se contenter d’une monarchie reprsentative. Ils pensaient avec raison que s’ils avaient assez de force pour limiter l’absolutisme, ils en auraient assez pour l’anantir. Les chefs de l’union du Sud avaient en vue une fdralisation rpublicaine des Slaves, ils travaillaient une dictature rvolutionnaire qui devait organiser les formes rpublicaines.
Il y avait plus, lorsque le colonel Pestel vint en visite la Socit du Nord, il plaa la question sur un autre terrain. Il pensa que la proclamation de la rpublique n’avancerait rien si l’on n’entranait pas la proprit foncire dans la rvolution. N’oublions pas qu’il s’agit ici des faits qui se sont passs entre 1817 et 1825. Les questions sociales n’occupaient alors personne en Europe, Gracchus Babuf, ‘le fou, le sauvage’ tait dj oubli, Saint-Simon crivait ses traits, mais personne ne les lisait, Fou-rier tait dans le mme cas, les essais d’Owen n’intressaient pas davantage. Les plus grands libraux de ces temps, les Benjamin Constant, les P. L. Courier amaient jet des cris d’indignation en entendant les propositions de Pestel, propositions qui ne se faisaient pas dans un club compos de proltaires, mais devant une grande association totalement forme de la noblesse la plus riche. Pestel lui proposait d’arriver, au prix de leur vie, l’expropriation de leurs biens. On ne s’accordait pas avec lui, ses opinions bouleversaient trop les principes de l’conomie politiqus qu’on venait peine d’apprendre. Mais on ne l’accusait pas de vouloir le pillage et le massacre, Pestel restait nanmoins le vritable chef de l’association du Sud, et il est plus que probable, qu’en cas de succs, il serait devenu dictateur, lui qui tait socialiste avant le socialisme.
Pestel n’tait ni rveur, ni utopiste, tout au contraire, il tait compltement dans la ralit, il connaissait l’esprit de sa nation. En laissant les terres la noblesse, on aurait obtenu une oligarchie, le peuple n’aurait mme pas compris son affranchissement, le paysan russe ne voulant tre libre qu’avec sa terre.
Ce fut encore Pestel qui pensa le premier faire participer le peuple la rvolution. Il tait d’accord avec ses amis que l’insurrection ne pouvait russir sans l’appui de l’arme, mais il voulait aussi entraner toute forte les sectaires religieux, projet profond dont la justesse et la porte seront prouves par l’avenir.
Aprs coup, nous pouvons dire que Pestel se faisait illusion: ni ses amis ne pouvaient travailler une rvolution sociale, ni le peuple faire cause commune avec la noblesse, mais il n’est donn qu’aux grands hommes de se tromper de la sorte en anticipant sur le dveloppement des masses.
Il se trompait en pratique, de date, mais thoriquement, il faisait une rvlation. Il tait prophte, et toute l’association fut une immense cole pour la gnration prsente.
Le 14 (26) dcembre a rellement ouvert une nouvelle phase notre ducation politique, et ce qui peut paratre trange, la grande influence que cette uvre a eue et qui a agi plus que la propagande et plus que les thories, fut le soulvement mme, la conduite hroque des conjurs sur la place publique, pendant le procs, dans les fers, en prsence de l’empereur Nicolas, dans les mines, en Sibrie. Ce qui manquait aux Russes, ce n’taient ni les tendances librales,ni la conscience des abus, il leur manquait un prcdent qui leur donnt l’audace de l’initiative. Les thories inspirent des convictions, l’exemple forme la conduite. Nulle part un pareil exemple n’est plus ncessaire que l o l’homme n’est pas habitu poursuivre sa volont, se mettre en vidence, compter sur lui-mme et estimer ses forces, o au contraire il a toujours t mineur, sans voix et sans opinion, abrit derrire la commune comme derrire une enceinte infranchissable, absorb par l’Etat dans lequel il tait comme perdu. Avec la civilisation les ides de libert s’taient dveloppes ncessairement, mais le mcontentement passif tait trop entr dans les habitudes, on voulait sortir du despotisme, mais personne ne voulait tre le premier le aire.
Eh bien, les premiers se prsentrent avec une grandeur d’me et une force de caractre telles, que le gouvernement, dans son rapport officiel, n’osa ni les abaisser ni les fltrir, Nicolas se borna les punir avec frocit. Le silence, la passivit muette taient rompus, du haut de leur gibet, ces hommes rveillrent l’me de la nouvelle gnration, un bandeau tomba des yeux.
L’action du 14 dcembre sur le gouvernement mme ne fut pas moins dcisive, de Pierre Nicolas, le gouvernement avait tenu haut le drapeau du progrs et de la civilisation, ds l’anne 1825, rien de pareil, le pouvoir ne songe qu’ ralentir le mouvement intellectuel, ce n’est plus le mot de progrs qu’on inscrit sur la bannire impriale, mais les mots: ‘autocratie, orthodoxie, nationalit’, ce mane, fare, takel du despotisme, et de plus les deux derniers mots n’taient l que pour la forme. Religion, patriotisme, ce n’taient que les moyens pour raffermir l’autocratie, le peuple n’a jamais t dupe du nationalisme de Nicolas, le grand mot qui exprime son rgne c’est le despotisme disant: ‘prisse la Russie, pourvu que le pouvoir reste illimit et intact’. Avec cette devise sauvage plus de malentendu, et ce fut encore le 14 dcembre qui fora le gouvernement quitter l’hypocrisie et arborer le despotisme.
Peu avant le sombre rgne qui commena dans le sang russe et qui continua dans le sang polonais, parut le grand pote russe Pouchkine, et ds qu’il parut, il devint ncessaire, comme si la littrature russe ne pouvait se passer de lui. On a lu les autres potes, on les a admirs, Pouchkine est dans les mains de chaque Russe civilis, qui le relit toute sa vie. Sa posie n’est plus ni un essai ni une tude, ni un exercice, c’tait sa vocation, et elle devint un art mr, la partie civilise de la nation russe trouva en lui, pour la premire fois, le don de la parole potique.
Pouchkine est on ne peut plus national et en mme temps intelligible aux trangers. Il contrefait rarement la langue populaire des chansons russes, il exprime sa pense telle qu’elle surgit dans son esprit. Comme tous les grands potes, il est toujours au niveau de son lecteur, il grandit, devient sombre, orageux, tragique, son vers mugit comme la mer, comme la fort agite par une tempte, mais il est en mme temps serein, limpide, ptillant, avide de plaisirs, d’motions. Partout, le pote russe est rel, rien en lui de maladif, rien de cette pathologie psychologique exagre, de ce spiritualisme chrtien abstrait, qu’on voit si souvent dans les potes allemands. Sa muse n’est pas un tre ple, aux nerfs attaqus, roul dans un linceul, c’est une femme ardente, entoure de l’aurole de la sant, trop riche de sentiments vritables pour en chercher de factices, assez malheureuse pour ne pas inventer de malheurs artificiels. Pouchkine avait la nature panthiste, picurienne des potes grecs, mais il y avait encore dans son me un lment tout moderne. En se repliant sur lui-mme, il trouvait au fond de son me la pense amre de Byron, l’ironie corrosive de notre sicle.
On a cru voir dans Pouchkine un imitateur de Byron. Le pote anglais a en effet exerc une grande influence sur le pote russe. On ne sort jamais du commerce d’un homme fort et sympathique sans subir son influence, sans mrir ses rayons. La confirmation de ce qui vit dans notre cur, par l’assentiment d’un esprit qui nous est cher,nous donne un lan et une porte nouvelle. Mais il y a loin de cette action naturelle l’imitation. Aprs les premiers pomes de Pouchkine o l’influence de Byron se fit sentir puissamment, il devint chaque nouvelle production de plus en plus original, toujours plein d’admiration pour le grand pote anglais, il ne fut ni son client ni son parasite, ‘ni tradut-tore ni traditore’.
Pouchkine et Byron s’cartent compltement l’un de l’autre vers la fin de leur carrire, et cela par une cause bien simple, Byron tait profondment anglais et Pouchkine profondment russe, russe de la priode de Ptersbourg. Il connaissait toutes les souffrances de l’homme civilis, mais il avait une foi dans l’avenir que l’homme de l’Occident n’avait plus. Byron, la grande individualit libre, l’homme qui s’isole dans son indpendance et qui s’enveloppe de plus en plus dans son orgueil, dans sa philosophie fire et sceptique, devient de plus en plus sombre et implacable. Il ne voyait aucun avenir prochain, accabl de penses amres, dgot du monde, il va livrer ses-destines un peuple de pirates slavo-hllnes qu’il prend pour des Grecs de l’ancien monde. Pouchkine, au contraire, se calme de plus en plus, il se plonge dans l’tude de l’histoire russe, rassemble des matriaux pour une monographie de Pougatcheff, il compose un drame historique, Boris Godounoff, il a une foi instinctive dans l’avenir de la Russie, les cris de triomphe et de victoire qui l’ont frapp enfant encore, en 1813 et 1814, retentissaient dans son me, il a t mme entran pendant quelque temps par un patriotisme ptersbourgeois qui se vante du nombre de baonnettes, qui s’appuie sur les canons. Sans doute cette morgue est aussi peu pardonnable que l’aristocratisme pouss l’excs de lord Byron, mais la cause en est vidente. Il est douloureux dire, mais Pouchkine avait un patriotisme exclusif, de grands potes ont t courtisans, tmoins Gthe, Racine, etc., Pouchkine n’a t ni courtisan, ni gouvernemental, mais la force brutale de l’Etat lui plaisait par instinct patriotique, ce qui fit qu’il partagea le vu barbare de rpondre aux raisonnements par des boulets. La Russie est en partie esclave, parce qu’elle tiouve de la posie dans la force matrielle et voit de la gloire tre l’pouvantail des peuples.
Ceux qui disent qu’Onguine, pome de Pouchkine, est le Don Juan des murs russes ne comprennent ni Byron, ni Pouchkine, ni l’Angleterre, ni la Russie: ils s’en tiennent la forme extrieure. Onguine est la production la plus importante de Pouchkine, elle a absorb la moiti de son existence. Ce pome sort mme de la priode qui nous occupe, il a t mri par les tristes annes qui ont suivi le 14 dcembre, et l’on irait croire qu’une uvre pareille, une autobiographie potique serait une imitation!
Onguine, ce n’est ni Hamlet, ni Faust, ni Manfred, ni Obermann, ni Trenmor, ni Charles Moor, Onguine est un Russe, il n’est possible qu’en Russie, l il est ncessaire et on l’y rencontre chaque pas. Onguine, c’est un fainant, parce qu’il n’a jamais eu d’occupation, un homme superflu dans la sphre o il se trouve, sans avoir assez de force de caractre pour en sortir. C’est un homme qui tente la vie jusqu’ la mort et qui voudrait essayer de la mort pour voir si elle ne vaut pas mieux que la vie. Il a tout commenc sans rien poursuivre, il a pens d’autant plus qu’il a moins fait, il est vieux l’ge de vingt ans et rajeunit par l’amour en commenant vieillir. Il a toujours attendu comme nous tous, quelque chose, parce que l’homme n’a pas assez de folie pour croire la dure de l’tat actuel de la Russie… Rien n’est venu, et la vie s’en allait. Le personnage d’Onguine est si national qu’il se rencontre dans tous les romans et dans tous les pomes qui ont eu quelque retentissement en Russie, non pas qu’on ait voulu le copier, mais parce qu’on le trouve continuellement autour de soi ou en soi-mme.
Tchatski, le hros d’une comdie clbre de Gribodoff, est un Onguine raisonneur, son frre an.
Le Hros de nos jours, par Lermontoff, est son frre cadet. Mme dans les productions secondaires, Onguine reparat, outr ou incomplet, mais reconnaissable. Si ce n’est lui, c’est au moins sa copie. Le jeune voyageur, dans le Tarantass du ete Sollogoub, est un Onguine born et mal lev. Le fait est que tous, nous sommes plus ou moins Onguine, moins que nous n’aimions mieux tre tchinovnik (employ) ou pomechtchik (propritaire).
La civilisation nous perd, nous dsoriente, c’est elle qui fait que nous sommes charge aux autres et nous-mmes, dsuvrs, inutiles, capricieux, que nous passons de l’excentricit la dbauche, dpensant sans regret notre fortune, notre cur, notre jeunesse, et cherchant des occupations, des sensations, des distractions, comme ces chiens d’Aix-la-Chapelle de Heine qui demandent aux passants, comme une grce, un coup de pied pour les dsennuyer. Nous faisons tout, de la musique, de la philosophie, de l’amour, de l’art militaire, du mysticisme, pour nous distraire, pour oublier le vide immense qui nous opprime.
Civilisation et esclavage, sans mme qu’il y ait ‘un chiffon’ entre les deux, pour empcher que nous ne soyons pas broys intrieurement ou extrieurement entre ces deux extrmes forcment rapprochs!
On nous donne une ducation large, on nous inocule les dsirs, les tendances, les souffrances du monde contemporain, et l’on nous crie: ‘Restez esclaves, muets, passifs, ou vous tes perdus’. En rcompense, on nous laisse le droit d’corcher le paysan et de dissiper sur le tapis vert ou au cabaret l’impt de sang et de larmes que nous prlevons sur lui.
Le jeune homme ne rencontre aucun intrt vivace dans ce monde de servilisme et d’ambition mesquine. Et pourtant, c’est ‘ dans cette socit qu’il est condamn vivre, car le peuple est encore plus loign de lui. ‘Ce monde’ est au moins compos d’tres dchus de la mme espce, tandis qu’il n’y a rien de commun entre lui et le peuple. Les traditions ont t si bien rompues par Pierre Ier qu’il n’y a pas de force humaine capable de les runir, au moins quant prsent. Il nous reste l’isolement ou la lutte, et nous n’avons pas assez de force morale ni pour le premier ni pour la seconde. C’est ainsi qu’on se fait Onguine, si l’on ne prit pas dans les maisons publiques ou dans les casemates d’une forteresse.
Nous avons vol la civilisation, et Jupiter veut nous punir avec le mme acharnement qu’il a mis tourmenter Pro-mthe.
A ct d’Onguine, Pouchkine a plac Vladimir Lnski, autre victime de la vie russe, le vice-versa d’Onguine. C’est la souffrance aigu, ct de la souffrance chronique. C’est une de ces natures virginales, pures, qui ne peuvent s’acclimater dans un milieu corrompu et fou, qui ont accept la vie, mais ne peuvent rien accepter de plus du sol immonde, si ce n’est la mort. Victimes expiatoires, ces adolescents passent jeunes, ples, marqus au front par la fatalit, comme un reproche, comme un remords et laissent encore plus noire la nuit triste dans laquelle ‘nous nous mouvons et sommes’.
Pouchkine a trac le caractre de Lnski avec cette tendresse, qu’on a pour les rves de sa jeunesse, pour les rminiscences de ce temps o l’on a t si plein d’esprance, de puret, d’ignorance. Lnski est le dernier cri de conscience d’Onguine, car c’est lui-mme, c’est son idal de jeunesse. Le pote a vu qu’un tel homme n’avait riea faire en Russie, il l’a tu d3 la main d’Onguine, d’Onguine qui l’aimait et qui, en le visant, ne voulait pas le blesser. Pouchkine s’est effray lui-mme de cette fin tragique, il se presse de consoler le lecteur, en lui traant la via banale qui attendait le jeune pote.
A ct de Pouchkine se place aussi un Lnski — ce fut Vn-vitinoff, me candide et potique crase par les mains grossires de la vie russe, vingt-deux ans.
Entre ces deux types, entre l’enthousiaste dvou, entre le pote, et de l’autre ct, l’homme fatigu, aigri, inutile, eutre la tombe de Lnski et l’ennui d’Onguine, se trane le fleuve profond et bourbeux de la Russie civilise, avec ses aristocrates, bureaucrates, officiers, gendarmes, grands-ducs et empereur, masse informe et muette de bassesse, de servilisme, de frocit et d’envie, qui entrane et engloutit tout, ‘ce gouffre, comme dit Pouchkine, o, cher lecteur, nous nous baignons avec vous’.
Pouchkine a dbut par des posies rvolutionnaires d’une grande beaut. Alexandre l’a exil de Ptersbourg sur les confins mridionaux de l’empire, nouvel Ovide, il passa l’poque de sa vie de 1819 1825 dans la Chersonse taurique. Spar de ses amis, loin du mouvement politique, au centre d’une nature magnifique mais sauvage, Pouchkine, pote avant tout, se concentra dans son lyrisme, ses pices lyriques sont les phases de sa vie, la biographie de son me, on y trouve les vestiges de tout ce qui mouvait cette me de feu, la vrit et l’erreur, l’entranement passager d’un moment et les sympathies profondes et ternelles.
Nicolas rappela Pouchkine de l’exil quelques jours aprs avoir fait pendre les hros du 14 dcembre. Il voulut le perdre dans l’opinion publique par sa grce, le rduire par ses bonts.
Pouchkine rentra et ne reconnut plus ni la socit de Moscou ni la socit de Ptersbourg. Il ne trouva plus ses amis, on n’osait mme pas profrer leur nom, on ne parlait que d’arrestations, de visites domiciliaires, d’exil, tout tait sombre et terrifi. Il rencontra un instant Mickiewicz, cet autre pote slave, ils se tendirent la main comme au milieu d’un cimetire. L’orage grondait sur leurs ttes: Pouchkine revenait de l’exil, Mickiewicz s’y rendait. Leur entrevue fut lugubre, mais ils ne se comprirent pas. Le cours de Mickiewicz, au Collge de France, a mis au jour le dissentiment qui existait entre eux, pour un Polonais et un Russe le temps de se comprendre n’tait pas encore arriv.
Nicolas, continuant la comdie, nomma Pouchkine gentilhomme de la chambre. Celui-ci saisit le trait et ne vint pas la cour. On lui prsenta alors l’alternative de se rendre au Caucase ou de revtir l’habit de cour. Il tait dj mari une femme qui a caus ensuite sa perte, un second exii qui paraissait plus pnible que le premier,— il opta pour la cour. On reconnat le mauvais ct du caractre russe dans ce manque de fiert, de rsistance, dans cette souplesse douteuse.
Le grand-duc hritier le complimentant un jour l’occasion de sa promotion, ‘Altesse, lui rpondit Pouchkine, vous tes le premier qui me flicitez ce sujet’.
En 1837, Pouchkine fut tu en duel par un de ces spadassins trangers qui, comme les mercenaires du moyen ge ou les Suisses de nos jours, vont mettre leur pe au service de tout despotisme. Il tomba au milieu de la plnitude de ses forces, sans avoir achev ses chants, sans avoir dit ce qu’il avait dire.
Tout Ptersbourg, l’exception de la cour et de son entourage, pleura, ce fut alors seulement qu’on vit quelle popularit il avait acquise. Pendant son agonie, une foule compacte se pressait autour de sa maison pour avoir des nouvelles de sa sant. Gomme c’tait deux pas du Palais d’hiver, l’empereur put, de ses fentres, contempler la foule, il en conut de la jalousie et confisqua au public les funrailles du pote, on transporta furtivement, par une nuit glaciale, le corps de Pouchkine, entour de gendarmes et d’agents de police, dans une tout autre glise que celle de sa paroisse, l, un prtre lut htivement la messe des morts, un traneau emporta le corps du pote dans un couvent du gouvernement de Pskov, o se trouvaient ses terres. Lorsque la foule ainsi trompe se porta l’glise o avait t dpos le dfunt, la neige avait dj effac toute trace du convoi.
Un sort terrible et sombre est rserv chez nous quiconque ose lever la tte au-dessus du niveau trac par le sceptre imprial, pote, citoyen, penseur, une fatalit inexorable les pousse dans la tombe. L’histoire de notre littrature est un martyrologe ou un registre des bagnes. Geux-mmes que le gouvernement a pargns prissent, peine clos, se pressant de quitter la vie.
L sotto i giorni brevi e nebulosi
Nasce uua gente a cui il morir non duo le.
Rylieff pendu par Nicolas.
Pouchkine tu dans un duel, trente-huit ans.
Gribodoff assassin Thran.
Lermontoff tu dans un duel, 30 ans, au Caucase.
Vnvitinoff tu par la socit, vingt-deux ans.
Koltzoff tu par sa famille, trente-trois ans.
Blinnski tu, trente-cinq ans, par la faim et la misre.
Poljaeif mort dans un hpital militaire, aprs avoir t forc de servir comme soldat au Caucase pendant huit annes.
Baratynski mort aprs un exil de douze ans.
Bestoujeff succomb au Caucase tout jeune encore, aprs les travaux forcs en Sibrie…
‘Malheur, dit l’Ecriture, aux peuples qui lapident leurs prophtes!’ Mais le peuple russe n’a rien craindre, car il n’y a rien ajouter son malheureux sort.

V

LA LITTRATURE ET L’OPINION PUBLIQUE APRS LE 14 DCEMBRE 1825

Les vingt-cinq annes qui suivent le 14 (26) dcembre sont plus difficiles caractriser que toute l’poque coule depuis Pierre Ier. Deux courants en sens inverse, l’un la surlace, l’autre une profondeur o on le distingue peine, embrouillent l’observation. A l’apparence, la Russie restait immobile, elle paraissait mme reculer, mais, au fond, tout prenait une face nouvelle, les questions devenaient plus compliques, les solutions moins simples.
A la surface de la Russie officielle, ‘de l’empire des faades’, on ne voyait que des pertes, une raction froce, des perscutions inhumaines, un redoublement de despotisme. On voyait Nicolas entour de mdiocrits, de soldats de parades, d’Allemands de la Baltique et de conservateurs sauvages, lui-mme ‘mfiant, froid, obstin, sans piti, sans hauteur d’me, mdiocre comme son entourage. Immdiatement au-dessous de lui se rangeait la .haute socit qui, au premier coup de tonnerre qui clata sur sa tte aprs le 14 dcembre, avait perdu les notions peine acquises d’honneur et de dignit. L’aristocratie russe ne se releva plus sous le rgne de Nicolas, sa fleuraison tait passe, tout ce qu’il y avait de noble et de gnreux dans son sein tait aux mines ou en Sibrie. Ce qui restait ou se maintint dans les bonnes grces du matre, tomba ce degr d’abjection ou de servilisme qu’on connat par le tableau qu’en a trac M. de Custine.
Venaient ensuite les officiers de la garde, de brillants et civiliss ils devinrent de plus en plus des sergents encrots. Jusqu’ l’anne 1825, tout ce qui portait l’habit civil reconnaissait la supriorit des paulettes. Pour tre comme il faut, il fallait avoir servi une couple d’annes la garde, ou au moins dans la cavalerie. Les officiers taient l’me des runions, les hros des ftes et des bals, et, pour dire la vrit, cette prdilection n’tait pas dnue de fondement. Les militaires taient plus indpendants et se tenaient sur un pied plus digne que les bureaucrates rampants et pusillanimes. Les choses prirent une autre face, la garde par- * tagea le sort de l’aristocratie, les meilleurs officiers taient exils, un grand nombre d’autres abandonnrent le service, ne pouvant supporter le ton grossier et impertinent introduit par Nicolas. On se htait de remplir les places vides par de bons troupiers ou des piliers de caserne et de mange. Les officiers tombrent dans l’estime de la socit, l’habit noir prit le dessus, et l’uniforme ne domina que dans les petites villes de province et la ‘our, ce premier corps de garde de l’empire. Les membres de la famille impriale, de mme que son chef, marquent, pour les militaires, une prfrence outre et illicite dans leur position. La froideur du public pour l’uniforme n’allait cependant pas jusqu’ l’admission des employs civils dans la socit. Mme dans les provinces, on avait une rpulsion invincible pour eux, ce qui n’empcha pas du reste que l’influence des bureaucrates ne s’accrt. Toute l’administration devint, d’aristocratique et d’ignorante qu’elle tait, rabuliste et mesquine, aprs 1825. Les ministres se changrent en bureaux, leurs chefs et les fonctionnaires suprieurs devinrent des hommes d’affaires ou des scribes. Ils taient par rapport au civil ce que les troupiers dsesprants taient la garde. Connaisseurs consomms de toutes les formalits, excuteurs froids et dpourvus de raisonnement des ordres suprieurs, ils taient dvous au gouvernement par amour de concussion. Il fallait Nicolas de tels officiers et de tels administrateurs.
La caserne et la chancellerie, taient devenues les pivots de la science politique de Nicolas. Une discipline aveugle et dnue de sens commun, accouple au formalisme inanim des buralistes autrichiens, tels sont les ressorts de l’organisation clbre du pouvoir fort en Russie. Quelle pauvret de pense gouvernementale, quelle prose d’absolutisme et quelle pitoyable banalit! C’est la forme la plus simple et la plus brutale du despotisme.
Ajoutons cela le cXe Bnkndorf, chef du corps des gendarmes, formant une inquisition arme,une maonnerie policire qui avait ses frres couteurs et coutants dans tous les coins de l’empire, de Riga Nertchinsk, prsident de la 3e section de la chancellerie de Sa Majest (telle est la dnomination du bureau central de l’espionnage), jugeant tout, cassant les dcisions des tribunaux, se mlant de tout et surtout des dlits politiques. Devant ce bureau-tribunal se voyait traduite de temps autre la civilisation, sous les traits de quelque littrateur ou tudiant, qu’on exilait ou enfermait dans la forteresse et qui tait bientt remplac par un autre.
En un mot, la vue de la Russie officielle, on n’avait que le dsespoir au cur, d’un ct, la Pologne dissmine, martyrise avec une tnacit pouvantable, de l’autre, la dmence d’une guerre qui n’a pas discontinu pendant tout le rgne et qui engloutit des armes sans avancer d’un pas notre domination au Caucase, au centre, avilissement gnral et incapacit gouvernementale.
Mais l’intrieur il se faisait un grand travail, un travail sourd et muet, mais actif et non interrompu: le mcontentement croissait partout, les ides rvolutionnaires ont plus gagn de terrain dans ces vingt-cinq annes que durant le sicle entier qui les a prcdes, et pourtant, elles ne pntraient pas jusqu’au peuple.
Le peuple russe continuait se tenir loign des sphres politiques, il n’avait gure de raisons pour prendre part au travail qui s’oprait dans les autres couches de la nation. Les longues souffrances obligent une dignit de son genre, le peuple russe a trop souffert pour avoir le droit de s’agiter pour une petite amlioration de son tat, il vaut mieux rester franchement un mendiant en haillons que de revtir un habit rapic. Mais s’il ne prenait aucune part dans le mouvement des ides qui occupait les autres classes, cela ne signifie nullement qu’il ne se passt rien dans son me. Le peuple russe respire plus lourdement que jadis, son regard est plus triste, l’injustice du servage et le pillage des fonctionnaires publics deviennent pour lui plus insupportables. Le gouvernement a troubl le calme de la commune par l’organisation force des travaux, on a emprisonn et restreint le repos du paysan dans sa cabane par l’introduction de la police rurale (stanovye pristavy) dans les villages mmes. Les procs contre les incendiaires, les meurtres des seigneurs, les insurrections de paysans s’augmentrent dans une grande proportion. L’immense population des dissidents murmure, exploite, opprime par le clerg et la police, elle est bien loin de se rallier, et l’on entend parfois dans ces mers mortes et inaccessibles pour nous des sons vagues qui prsagent des temptes terribles. Ce mcontentement du peuple russe dont nous parlons n’est point visible au regard superficiel. La Russie parat toujours si tranquille qu’on a de la peine croire qu’il s’y passe quelque cbose. Peu de gens savent ce qui se fait derrire le linceul dont le gouvernement couvre les cadavres, les taches de sang, les excutions militaires, disant avec hypocrisie et arrogance qu’il n’y a ni sang ni cadavres derrire ce linceul. Que savons-nous des incendiaires de Simbirsk, du massacre des seigneurs, organis simultanment par un nombre de villages, que savons-nous des rvoltes partielles qui ont clat lors de l’introduction de la nouvelle administration par Kissloff, que savons-nous des insurrections de Kazan, de Viatka, de Tambov, o l’on a d avoir recours aux canons?..
Le travail intellectuel dont nous parlions ne se faisait ni au sommet de l’Etat, ni sa base, mais entre les deux, c’est—dire en majeure partie entre la petite et la moyenne noblesse. Les faits que nous citerons ne paraissent pas avoir une grande importance, mais il ne faut pas oublier que la propagande, comme toute ducation, a peu d’clat, surtout lorsqu’elle n’ose mme pas paratre au grand jour.
L’influence de la littrature s’accrot notablement et pntre beaucoup plus loin que jadis: elle ne trahit pas sa mission et reste librale et propagandiste, autant que cela est possible avec la censure.
La soif de l’instruction s’empare de toute la nouvelle gnration, les coles civiles ou militaires, les gymnases, les lyces, les acadmies regorgent d’lves, les enfants des parents les plus pauvres se pressent aux diffrents instituts. Le gouvernement qui allchait encore en 1804 par des privilges les enfants l’cole, arrte par tous les moyens leur affluence, on cre des difficults l’admission, aux examens, on impose les lves, le ministre de l’instruction publique limite par une ordonnance l’instruction des serfs. Cependant l’Universit de Moscou devient la cathdrale de la civilisation russe, l’empereur la dteste, la boude, il exile chaque anne une fourne de ses lves, il ne l’honore pas de ses visites en passant Moscou, mais l’Universit fleurit, gagne en influence, mal vue, elle n’attend rien, poursuit son travail et devient une vritable puissance. L’lite de la jeunesse des provinces avoisinant Moscou se porte son Universit, et chaque anne une phalange de licencis se rpandent dans tout l’Etat en fonctionnaires, mdecins ou prcepteurs..
Au fond des provinces, et principalement Moscou s’augmentait vue d’il une classe d’hommes indpendants, n’acceptant aucun service public et s’occupant de la gestion de leurs biens, de science, de littrature, ne demandant rien au gouvernement, si ce n’est de les laisser tranquilles. C’tait tout le contraire de la noblesse de Ptersbourg, attache au service public et la cour, dvore d’une ambition servile, qui attendait tout du gouvernement et ne vivait que par lui. Ne rien solliciter, rester indpendant, ne pas chercher de fonctions, cela s’appelle, sous un rgime despotique, faire de l’opposition. Le gouvernement voyait d’un mauvais il ces fainants et en tait mcontent. Ils formaient en effet un noyau d’hommes civiliss et mal disposs l’gard du rgime ptersbourgeois. Les uns passaient des annes entires en pays trangers, important de l des ides librales, les autres venaient pour quelques mois Moscou, s’enfermaient le reste de l’anne dans leurs terres o ils lisaient tout ce qui paraissait de nouveau et se tenaient au courant de la marche intellectuelle en Europe. La lecture devint un objet de mode parmi les nobles de la province. On se piquait d’avoir des bibliothques, on faisait venir au moins les nouveaux romans franais, le Journal des Dbats et la Gazette d’Augsbourg, possder des livres prohibs formait le suprme bon genre. Je ne connais pas une seule maison bien tenue o il n’y ait eu l’ouvrage de,M. de Custine sur la Rus^ sie, spcialement dfendu par Nicolas. Prive de toute action, place sous la menace incessante de la police secrte, la jeunesse se plongeait avec d’autant plus de ferveur dans la lecture. La masse d’ides en circulation s’augmentait.
Mais quelles furent les nouvelles penses, les tendances qui se produisirent aprs le 14 dcembre? {*}
{* Ce n’est pas saas une certaine frayeur que j’aborde cette partie de ma revue.
On comprendra qu’il m’est impossible de tout dire, de nommer les personnes dans beaucoup de cas, pour parler d’un Russe, il faut le savoir sous terre ou en Sibrie. Je ne me suis mme pas dcid cette publication qu’aprs de mres rflexions, le mutisme soutient le despotisme, les choses qu’on n’ose pas dire n’existent qu’ demi.}
Les premires annes qui suivirent 1825 furent terribles. Il fallait une dizaine d’annes avant de se retrouver dans cette malheureuse position d’asservissement et de perscution. Un dsespoir profond et un abattement gnral s’taient empars des hommes. La haute socit se htait, avec un empressement lche et vil, de renier tous les sentiments humains, toutes les penses civilises. Il n’y avait presque pas de famille aristocratique qui n’et de proches parents au nombre des exils et presque aucune d’elles n’osa porter le deuil ou laisser percer des regrets. Et lorsqu’on se dtournait de ce triste spectacle de servilisme, lorsqu’on se concentrait dans la mditation pour y trouver un conseil ou un espo,r, on rencontrait une pense terrible qui faisait glacer le cur.
Plus d’illusion possible: le peuple resta spectateur indiffrent du 14 dcembre. Tout homme consciencieux voyait le rsultat terrible du divorce complet d’entre la Russie nationale et la Russie europise. Tout lien actif tait rompu entre les deux partis, il fallait le renouer, mais de quelle manire? C’tait l une grande question. Les uns pensaient qu’on n’arriverait rien en laissant la Russie la remorque de l’Europe, ils fondaient leurs esprances, non sur l’avenir, mais sur le retour au pass. Les autres ne voyaient dans l’avenir que malheur et dsolation. Ils maudissaient la civilisation hybride et le peuple apathique. Une tristesse profonde s’empara de l’me de tous les hommes pensants.
Le chant sonore et large de Pouchkine rsonnait seul dans les plaines de l’esclavage et du tourment, ce chant prolongeait l’poque passe, remplissait de ses sons mles le prsent et envoyait sa voix l’avenir lointain. La posie de Pouckhine tait un gage et une consolation. Les potes qui vivent dans les temps de dsespoir et de dcadence n’ont pas de chants pareils, ils ne conviennent gure aux enterrements.
L’inspiration de Pouckhine ne l’a pas tromp. Le sang qui avait afflu au cur frapp de terreur ne pouvait s’y arrter: il recommena bientt se manifester l’extrieur.
Dj on voyait un publiciste lever courageusement la voix pour rallier les timors. Cet homme qui avait pass toute sa jeunesse en Sibrie, sa patrie, s’occupant du commerce qui ne tarda pas le dgoter, s’adonna la lecture. Dnu de toute instruction, il apprit sans matre le franais et l’allemand et vint se fixer Moscou. L, sans collaborateurs, sans connaissances, sans nom dans la littrature, il conut l’ide de rdiger une revue mensuelle. Il tonna bientt les lecteurs par la varit encyclopdique de ses articles. Il crivait hardiment sur la jurisprudence et sur la musique, sur la mdecine et sur la langue sanscrite. L’histoire russe tait une de ses spcialits, ce qui ne l’empchait pas d’crire des nouvelles, des romans et enfin des critiques, dans lesquelles il obtint bientt un grand succs.
Dans les crits de Polvo on chercherait en vain une grande rudition, une profondeur philosophique, mais il savait, dans chaque question, relever le ct humanitaire, ses sympathies taient librales. Sa revue, le Tlgraphe de Moscou, a eu une grande influence, et nous devons d’autant plus reconnatre le service qu’elle a rendu, qu’elle se publiait dans le temps le plus sinistre. Que pouvait-on crire le lendemain de l’insurrection, la veille des excutions? La position de Polvo tait trs difficile. Son obscurit d’alors le sauva des perscutions. On crivait peu cette poque, une moiti des hommes de lettres tait en exil, l’autre se taisait. Un petit nombre de rengats, comme les frres siamois Gretch et Boulgarine, s’taient rallis au gouvernement, aprs avoir couvert leur participation au 14 dcembre par des dnonciations contre leurs amis et par la suppression d’un prote qui avait compos sous leurs ordres, l’imprimerie de Gretch, des proclamations rvolutionnaires. Ils dominaient eux seuls alors le journalisme de Ptersbourg. Us y faisaient de la police et non de la littrature. Polvo sut se maintenir contre toute raction jusqu’en 1834, sans trahir la cause, nous ne devons pas l’oublier.
Polvo a commenc dmocratiser la littrature russe, il la fit descendre de ses hauteurs aristocratiques et la rendit plus populaire ou au moins plus bourgeoise. Ses plus grands ennemis taient les autorits littraires qu’il attaqua avec une ironie impitoyable. Il avait compltement raison dpenser que tout anantissement d’autorit est un acte rvolutionnaire et que l’homme qui a su s’manciper de l’oppression des grands noms et des autorits scolastiques ne peut rester entirement esclave religieux, ni esclave civil. Avant Polvo, les critiques se hasardaient quelquefois, au milieu d’une quantit de rticences et d’excuses, de lgres observations sur Derjavine, Karamzine, ou sur Dmi-trieff, tout en reconnaissant que leur grandeur tait incontestable. Polvo se mit, ds le premier jour, sur un pied de parfaite galit, et commena s’en prendre aux figures graves et dogmatiques de ces grands matres. Le vieillard Dmitrieff, pote et ci-devant ministre de la justice, parlait avec tristesse et effroi de l’anarchie littraire qu’introduisait Polvo par son manque de respect pour les hommes dont les services taient reconnus par le pays entier.
Polvo n’attaqua pas seulement les autorits littraires, mais encore les savants, il osait douter de leur science, lui, le petit ngociant sibrien qui n’avait pas fait d’tudes. Les savants ex offi-cio se lirent avec les littrateurs mrites aux cheveux blancs et commencrent une guerre en rgle contre le journaliste insurg.
Polvo, connaissant le got du public, anantissait ses ennemis par des articles mordants. Il rpondait par une plaisanterie aux observations savantes et par une impertinence qui faisait rire aux clats une dissertation ennuyeuse. On ne peut se faire une ide de la curiosit avec laquelle le public suivait la marche de cette polmique. On et dit qu’il comprenait qu’en attaquant les autorits littraires, Polvo avait en vue d’autres autorits. Il profitait en effet de chaque occasion pour toucher les questions les plus pineuses de la politique et il le faisait avec une adresse admirable. Il disait presque tout, sans qu’on pt jamais s’en prendre lui. Il faut le dire, la censure contribue puissamment dvelopper le style et l’art de matriser sa parole. L’homme, irrit par un obstacle qui l’offense, veut le vaincre et y parvient presque toujours. La priphrase porte en elle les traces de l’motion, de la lutte, elle est plus passionne que le simple nonc. Un mot sous-entendu est plus fort sous son voile, toujours transparent pour celui qui veut comprendre. La parole comprime concentre plus de sens, elle est aigrie, parler de la manire que la pense soit lucide mais que les mots viennent au lecteur lui-mme, c’est la meilleure manire de convaincre. Les sous-entendus augmentent la force de la parole, la nudit comprime l’imagination.Le lecteur qui sait combien l’crivain doit se tenir en garde lit avec attention, un lien secret s’tablit entre lui et l’auteur: l’un cache ce qu’il crit, l’autre ce qu’il comprend. La censure aussi est une toile d’araigne qui prend les petites mouches et que les grandes dchirent. Les personnalits, les allusions meurent sous l’encre rouge, les penses nergiques, la posie vritable passent avec mpris travers ce vestiaire, en se laissant tout au plus un peu brosser {Aprs la rvolution de 1848, la censure est devenue la monomanie de Nicolas. Non content de la censure ordinaire et des deux censures qu’il a tablies hors de ses Etats, Iassy et Bucarest, o l’on n’crit pas en russe, il a cr une seconde censure Ptersbourg, nous sommes disposs esprer que cette double censure sera plus utile que la censure simple. On arrivera imprimer les livres russes hors de la Russie, on le fait dj, et c’est savoir qui sera plus adroit, de la parole libre ou de l’empereur Nicolas.}.
Avec le Tlgraphe, les revues commencent dominer dans la littrature russe. Elles absorbent tout le mouvement intellectuel. On achetait peu de livres, les meilleures posies et nouvelles voyaient le jour dans les revues, et il fallait quelque chose d’extraordinaire, un pome de Pouckhine ou un roman de Gogol, pour attirer l’attention d’un public aussi clairsem, que l’est celui des lecteurs en Russie. Dans aucun pays, l’Angleterre excepte, l’influence des revues n’a t aussi grande. C’est en effet la meilleure forme pour rpandre la lumire dans un pays vaste. Le Tlgraphe, le Messager de Moscou, le Tlescope, la Bibliothque de lecture, les Annales patriotiques et leur fils naturel le Contemporain, sans gard leur tendance trs diverse, ont rpandu une quantit immense de connaissances, de notions, d’ides pendant les dernires vingt-cinq annes. Elles mettaient les habitants des gouvernements d’Omsk et de Tobolsk dans la possibilit de lire les romans de Dickens ou de George Sand, deux mois aprs leur apparition Londres ou Paris. Leur priodicit mme avait l’avantage de rveiller les lecteurs paresseux.
Polvo a trouv le moyen de continuer le Tlgraphe jusqu’en 1834. Et pourtant la perscution de la pense redoubla aprs la rvolution de Pologne. L’absolutisme vainqueur perdit toute fausse honte, toute pudeur. On punissait les espigleries d’coliers comme des rvoltes main arme, on exilait des enfants de 15 16 ans, on les faisait soldats vie. Un tudiant de l’Universit de Moscou, Poljaeff, dj connu par ses posies, fit quelques vers libraux. Nicolas, sans le faire juger, le fit venir chez lui, lui ordonna de lire ses vers haute voix, l’embrassa et l’envoya comme simple soldat dans un rgiment, peine absurde qui ne pouvait surgir que dans l’esprit d’un gouvernement insens qui prend l’arme russe pour une maison de correction ou pour un bagne. Huit ans aprs, le soldat Poljaeff mourut l’hpital militaire. Un an plus tard, les frres Kritzki, galement tudiants de Moscou, allaient aux colonies disciplinaires pour avoir, si je ne me trompe pas, cass le buste de l’empereur. Depuis, personne n’a entendu parler d’eux. En 1832, sous le prtexte d’une socit secrte, on arrtait une douzaine d’tudiants qu’on envoyait ensuite aux garnisons d’Orenbourg o on leur adjoignait le fils d’un ministre luthrien, Jules Kolreif, qui n’a jamais t sujet russe, qui ne s’est jamais occup que de musique, mais qui avait os dire qu’il ne voyait pas de devoir dnoncer ses amis. En 1834, on nous jeta, mes amis et moi, dans les prisons, et, aprs huit mois, on nous exila en qualit de scribes aux chancelleries des provinces loignes. On nous accusait de l’intention de former une socit secrte et de vouloir faire de la propagande saint-simonien-ne, on nous lut, par forme de mauvaise plaisanterie, la sentence de mort et l’on nous annona que l’empereur, avec la bont impardonnable qui le caractrise, n’avait ordonn contre nous qu’une peine correctionnelle — l’exil. Cette punition a dur plus de cinq ans.
Le Tlgraphe fut suspendu le mme an 1834. Polvo, en perdant son journal, se trouva drout. Ses essais littraires ne marchrent plus, aigri et dsappoint, il quitta Moscou pour aller vivre Ptersbourg. Un tonnement douloureux accueillit les premiers numros de sa nouvelle revue (Le Fils de la Patrie). Il devint soumis, ilatteur. C’tait triste de voir ce lutteur audacieux, cet ouvrier infatigable, qui avait su traverser les temps les plus difficiles, sans dserter son poste, transiger avec ses ennemis, ds qu’on eut suspendu sa revue. C’tait triste d’entendre le nom de Polvo accoupl aux noms de Gretch et de Boulgarine, triste aussi d’assister la reprsentation de ses pices dramatiques applaudies par les agents secrets et les laquais officiels.
Polvo sentait sa chute, il en souffrait, il devint abattu. Il voulait mme sortir de sa fausse position, se justifier, mais il n’en avait pas la force et il se compromettait ainsi auprs du gouvernement sans rien gagner vis—vis du public. Sa nature plus noble que sa conduite ne pouvait supporter longtemps cette lutte. Il mourut bientt, laissant ses affaires dans un dsarroi complet. Toutes ses concessions ne lui ont rien apport.
Il y eut deux continuateurs de l’uvre de Polvo, Snkofski et Blinnski.
Snkofski, Polonais russifi, orientaliste et acadmicien, a t un crivain plein d’esprit, grand travailleur, sans aucune opinion, moins d’appeler opinion un profond mpris des hommes et des choses, des convictions et des thories. Snkofski fut le vritable reprsentant du pli que l’esprit public avait pris depuis 1825, un vernis brillant mais glac, un sourire de ddain qui cachait souvent un remords, une soif de jouissance aiguillonne par l’incertitude qui planait sur le sort de chaque homme, un matrialisme moqueur et pourtant triste, des plaisanteries gnes d’homme en prison.
Blinnski fut l’antithse de Snkofski, c’tait un type de la jeunesse studieuse de Moscou, martyr de ses doutes et de ses penses, enthousiaste, pote dans la dialectique, froiss par tout ce qui l’entourait, il se consumait en tourments. Cet homme palpitait d’indignation et frmissait de rage au spectacle ternel de l’absolutisme russe.
Snkofski fonda sa revue comme on fonde une entreprise commerciale. Nous ne partageons pas cependant l’avis de ceux qui voyaient en elle une tendance gouvernementale. Elle fut lue avec avidit dans toute la Russie, ce qui n’est jamais arriv un journal ou un livre crit dans les intrts du pouvoir.L’Abeille du Nord protge par la police, n’a fait une exception cette rgle qu’en apparence, c’tait la seule feuille politique et non officielle qui ft tolre, ce qui explique sa vogue, mais ds que les journaux officiels ont eu une rdaction supportable, l’Abeille du Nord a t dlaisse par ses lecteurs. Il n’y a pas de gloire, de rputation qui ait pu supporter le contact mortel et avilissant du gouvernement. Tous ceux qui lisent en Russie dtestent le pouvoir, tous ceux qui l’aiment ne lisent pas ou ne lisent que des futilits franaises. Pouchkine, la plus grande illustration russe, a t dlaiss quelque temps pour un compliment qu’il a fait Nicolas, aprs le cholra, et pour deux posies politiques. Gogol, l’idole des lecteurs russes, tomba tout coup dans le plus profond mpris pour une brochure servile. Polvo s’clipsa le jour o il fit alliance avec le gouvernement. On ne pardonne pas ‘n Russie un rengat.
Snkofski parlait avec mpris du libralisme et de la science, mais en revanche, il n’avait de respect pour rien. Il s’imaginait tre minemment pratique, parce qu’il prchait un matrialisme thorique, et, comme tous les thoriciens, il a t dpass par d’autres thoriciens beaucoup plus abstraits, mais qui avaient des convictions ardentes, ce qui est infiniment plus pratique et plus prs de l’action que la practologie.
Ridiculisant tout ce qu’il y a de plus sacr pour l’homme, Snkof ski, sans le vouloir, dtruisait dans les esprits le monarchisme. Prchant le confort, les joies sensuelles, il amenait les hommes la pense trs simple qu’il est impossible de jouir en pensant continuellement aux gendarmes, aux dnonciations et la Sibrie, que la peur n’est pas confortable, et qu’il n’y a pas d’homme qui puisse bien dner s’il ne sait pas o il couchera.
Snkofski tait de son temps, en balayant l’entre d’une nouvelle poque, il mlait des objets de valeur avec la poussire, mais il dblayait le terrain pour un autre temps qu’il ne comprenait pas. Il le sentait lui-mme, et, ds que quelque chose de nouveau et d’nergique eut perc dans la littrature, Snkofski plia ses voiles, et s’effaa bientt compltement.
Snkofski avait t entour d’un cercle de jeunes littrateurs qu’il perdait en corrompant leur got. Ils introduisirent un genre qui paraissait brillant la premire vue et frelat la seconde. Posie de Ptersbourg, ou mieux encore de Vassilei-Ostrov {Une sorte de Quartier Latin, centre d’habitation des hommes de lettres et d’artistes, inconnus dans les autres parties de la ville.}, il n’y avait rien de vivant, de rel dans les images hystriques qu’voquaient les Koukolnik, les Bndiktoff, les Timo-fieff etc.De pareilles fleurs ne pouvaient s’panouir qu’aux pieds ‘du trne imprial et l’ombre de la forteresse de Pierre et Paul.
A Moscou, la revue qui remplaa le Tlgraphe supprim fut le Tlescope, cette revue n’a pas eu autant de longvit que celle qui l’avait prcde, mais sa mort fut des plus glorieuses. Ce fut elle qui insra la clbre lettre de Tchaadaeff. La revue fut immdiatement supprime, le censeur mis la retraite, le rdacteur en chef exil a Oust-Syssolsk. La publication de cette lettre fut un vnement des plus graves. Ce fut un dfi, un signe de rveil, elle rompit la glace aprs le 14 dcembre. Enfin, il vint un homme dont l’me dbordait d’amertume, il trouva une langue terrible pour dire avec une loquence funbre, avec un calme accablant tout ce qui s’tait accumul d’acerbe, en dix annes, dans le cur du Russe civilis. Cette lettre fut le testament d’un homme qui abdique ses droits, non par amour pour ses hritiers, mais par dgot, svre et froid, l’auteur demande compte la Russie de toutes les souffrances dont elle abreuve un homme qui ose sortir de l’tat de brute. Il veut savoir ce que nous achetons ce prix, par quoi nous avons mrit cette situation, il l’analyse avec une profondeur dsesprante, inexorable, et aprs avoir termin cette vivisection, il se dtourne avec horreur, en maudissant le pays dans son pass, dans son prsent et dans son avenir. Oui, cette sombre voix ne se fit entendre que pour dire la Russie qu’elle n’a jamais exist humainement, qu’elle ne reprsente ‘qu’une lacune de l’intelligence humaine, qu’un exemple instructif pour l’Europe’. Il dit la Russie que son pass a t inutile, que son prsent est superflu et qu’elle n’a aucun avenir.
Sans tre d’accord avec Tchaadaeff, nous comprenons parfaitement la voie qui l’a conduit ce point de vue noir et dsespr, d’autant plus, que jusqu’ prsent les faits parlent pour lui et non contre lui. Nous croyons, et lui, il n’a qu’a montrer du doigt, nous esprons, et il lui suffit d’ouvrir un journal pour prouver qu’il a raison. La conclusion laquelle arrive Tchaadaeff ne peut soutenir aucune critique, et ce n’est point l qu’il faut chercher l’importance de cette publication, c’est par le lyrisme de son indignation austre qui secoue l’me et la laisse longtemps sous une impression pnible, qu’elle conserve sa signification. On a reproch l’auteur sa duret, mais c’est elle qui fait son plus grand mrite. On ne doit pas nous mnager, nous oublions trop vite notre position, nous sommes trop habitus nous distraire entre les murs d’une prison.
Un cri de douleur et de stupfaction accueillit cet article, il effraya, il blessa mme ceux qui en partageaient les sympathies, et pourtant il n’avait fait qu’noncer ce qui agitait vaguement l’me de chacun de nous. Qui de nous n’a pas eu ces moments de colre, dans lesquels il hassait ce pays qui n’a que des tourments pour rponse toutes les aspirations gnreuses de l’homme, qui se hte de nous rveiller pour nous appliquer la torture? Qui de nous n’a pas dsir de s’arracher tout jamais de cette prison qui occupe le quart du globe terrestre, cet empire monstre o chaque commissaire de police est un souverain et le souverain un commissaire de police couronn? Qui de nous ne s’est pas livr tous les entranements pour oublier cet enfer frapp la glace, pour obtenir quelques moments d’ivresse et de distraction? Nous voyons maintenant les choses d’une autre face, nous envisageons l’histoire russe d’une autre manire, mais il n’y a pas de raison pour nous rtracter ou pour nous repentir de ces moments de dsespoir, nous les avons pays trop cher pour les cder, ils ont t notre droit, notre protestation, ils nous ont sauvs.
Tchaadaeff se tut, mais on ne le laissa pas tranquille. Les aristocrates de Ptersbourg, ces Bnkndorf, ces Kleinmikhel s’offensrent pour la Russie. Un grave allemand, Viguel, chef probablement protestant, du dpartement des cultes, se gendarma pour l’orthodoxie russe. L’empereur fit dclarer Tchaadaeff atteint d’alination mentale. Cette farce de mauvais got ramena Tchaadaeff mme ses ennemis, son influence Moscou s’en accrut. L’aristocratie mme baissa la tte devant cet homme de la pense et l’entoura de respect et d’attention, donnant ainsi un dmenti clatant la plaisanterie impriale.
La lettre de Tchaadaeff rsonna comme une trompette d’appel, le signal fut donn et de tous cts partirent de nouvelles voix, de jeunes lutteurs entrrent dans l’arne, tmoignant du travail silencieux qui s’tait fait pendant ces dix annes.
Le 14 (26) dcembre avait trop profondment tranch le pass, pour qu’on et pu continuer la littrature qui l’avait prcd. Le lendemain de ce grand jour pouvait venir encore un jeune homme plein des fantaisies et des ides de 1825, Vnvitinoff. Le dsespoir, comme la douleur aprs une blessure, ne vient pas immdiatement. Mais peine eut-il prononc quelques nobles paroles, qu’il disparut comme les fleurs d’un ciel plus doux qui meurent au souffle glac de la Baltique.
Vnvitinoff n’tait pas n viable pour la nouvelle atmosphre russe. Pour pouvoir supporter l’air de cette poque sinistre, il fallait une autre trempe, il fallait tre habitu ds l’enfance cette bise pre et continue, il fallait s’acclimater aux doutes insolubles, aux vrits les plus amres, sa propre faiblesse, aux insultes de tous les jours, il fallait prendre l’habitude ds la plus tendre enfance de cacher tout ce qui agitait l’me et de ne rien perdre de ce qu’on y avait enseveli, au contraire, de mrir dans une colre muette tout ce qui se dposait au cur. Il fallait savoir har par amour, mpriser par humanit, il fallait avoir un orgueil sans bornes pour porter la tte haute les menottes aux mains et aux pieds.
Chaque chant d’Onguine qui paraissait aprs 1825 tait de plus en plus, profond. Le premier plan du pote avait t lger, serein, il l’avait trac dans un autre temps, il avait t entour alors d’un monde qui se plaisait ce rire ironique, mais bienveillant, enjou. Les premiers chants d’Onguine nous rappellent beaucoup le comique caustique mais cordial de Gribodoff. Les larmes et le rire, tout se changea.
Les deux potes auxquels nous pensons et qui expriment la nouvelle poque de la posie russe, sont Lermontoff et Koltzoff. C’taient deux voix fortes venant de deux cts opposs.
Rien ne peut dmontrer avec plus de clart le changement opr dans les esprits, depuis 1825, que la comparaison de Pouchkine et de Lermontoff. Pouchkine, souvent mcontent et triste, froiss et plein d’indignation, est pourtant prt faire la paix. Il la dsire, il n’en dsespre pas, une corde de rminiscence des temps de l’empereur Alexandre ne cessait de vibrer dans son cur. Lermontoff tait tellement habitu au dsespoir, l’antagonisme-, que non seulement il ne cherchait pas en sortir, mais qu’il ne concevait la possibilit ni d’une lutte, ni d’un accommodement. Lermontoff n’a jamais appris esprer, il ne se dvouait pas, parce qu’il n’y avait rien qui sollicitt ce dvoment. Il ne portait pas sa tte avec fiert au bourreau, comme Pestel et Rylieff, parce qu’il ne pouvait croire l’efficacit du sacrifice, il se jeta de ct et prit pour rien.
Le coup de pistolet qui avait tu Pouchkine rveilla l’me de Lermontoff. Il crivit une ode nergique dans laquelle, fltrissant les viles intrigues qui avaient prcd le duel, intrigues-trames par des ministres littrateurs et des journalistes espions, il s’cria avec une indignation de jeune homme: ‘Vengeance, empereur, vengeance!’ Le pote expia cette seule inconsquence par un exil au Caucase. Cela se passa en 1837, en 1841, le corps de Lermontoff descendit dans une fosse aux pieds des monts du Caucase,
И то, что ты сказал перед кончиной
Из слушавших тебя не понял ни единый…
…Твоих последних слов
Глубокое и горькое значенье
Потеряно…
‘Et ce que tu as dit avant ta fin, personne ne l’a compris de ceux qui t’coutrent. Le sens profond et amer de tes dernires ‘paroles est perdu’ {Vers que Lermontoff a adresss la mmoire du prince Odoefski mort au Caucase comme soldat, un des condamns du 14 dcembre.}.
Par bonheur, nous n’avons pas perdu ce que Lermontoff a crit durant les quatre dernires annes de sa vie. Il appartient entirement notre gnration. Nous tous, nous tions trop jeunes pour prendre part au 14 dcembre. Rveills par ce grand jour, nous ne vmes que des excutions et des bannissements. Rduits un silence forc, touffant nos pleurs, nous avons appris nous concentrer, couver nos penses, et quelles penses? Ce n’taient plus les ides du libralisme civilisateur, les ides du progrs, c’taient des doutes, des ngations, des penses de rage. Habitu ces sentiments, Lermontoff ne pouvait se sauver dans le lyrisme, ainsi que l’avait fait Pouchkine. Il tranait le boulet du scepticisme dans toutes ses fantaisies, dans toutes ses jouis-sances. Une pense mle et triste ne quittait jamais son front,, elle perce dans toutes ses posies. Ce n’tait pas une pense abstraite qui cherchait s’orner des fleurs de la posie, non, la rflexion de Lermontoff c’est sa posie, son tourment, sa force {Les posies de Lermontoff sont parfaitement traduites en allemand par M. Bodenstedt. Il y a une traduction franaise de son roman le Hros de nos fours par M. Chopin.}. Il avait des sympathies plus profondes pour Byron que n’en a eu Pouchkine. Au malheur d’une trop grande perspicacit, il ajoutait un autre, l’audace de dire beaucoup de choses sans fard ni mnagements. Les tres faibles, froisss, ne pardonnent jamais-cette sincrit. On parlait de Lermontoff comme d’un enfant gt de maison aristocratique, comme d’un de ces dsuvrs qui prissent dans l’ennui et la satit. On n’a pas voulu voir combien, a lutt cet homme, combien il a souffert, avant d’oser exprimer ses penses. Les hommes supportent avec beaucoup plus d’indulgence les injures et la haine qu’une certaine maturit de la pense, que l’isolement qui ne veut partager ni leurs esprances, ni leurs crainte? et qui ose avouer ce divorce. Lorsque Lermontoff quittait Ptersbourg pour se rendre au Caucase exil pour la seconde fois il tait bien las, et disait ses amis qu’il allait chercher au plus vite la mort. Il a tenu sa parole.
Quel est donc enfin ce monstre qui s’appelle Russie, auquel il faut tant de victimes et qui ne laisse ses enfants que la triste-alternative de se perdre moralement, dans un milieu antipathique tout ce qu’il y a d’humain, ou de mourir au dbut de leur vie? Abme sans fond, o prissent les meilleurs nageurs, o les plus grands efforts, les plus grands talents, les plus grandes facults s’engloutissent avant d’avoir russi en rien.
Et pourtant, comment douter de l’existence des forces en germes, lorsqu’on voit s’lever du plus bas fond de la nation une-voix comme celle de Koltzoff?
Pendant un sicle, mme un sicle et demi, le peuple n’a chant que les vieilles chansons ou des monstruosits fabriques vers le milieu du rgne de Catherine II. Il y a bien eu quelques essais d’imitation assez heureux au commencement de notre sicle, mais ces productions artificielles manquaient de vrit, c’taient des efforts et des caprices. C’est du sein mme de la Russie villageoise que partirent les nouvelles chansons. Un bouvier conduisant ses troupeaux travers les steppes les composa d’inspiration. Koltzoff tait compltement un enfant du peuple. N Voronje il a t une cole paroissiale avant dix ans, il n’y a appris qu’ lire et crire sans orthographe. Son pre, marchand de btail, lui fit embrasser son mtier. Il conduisait les troupeaux, au travers de centaines de verstes, et prit ainsi l’habitude de la vie nomade, qui se reflte dans la meilleure partie de ses chansons. Le jeune bouvier aimait la lecture et relisait continuellement quelque pote russe qu’il prenait pour modle, ses essais d’imitation faussaient son instinct potique. Son vritable talent pera enfin, il fit des chansons populaires en petit nombre, mais qui sont autant de chefs-d’uvre. Ce sont bien l les chansons du peuple russe. On y retrouve cette mlancolie qui en fait le trait caractristique, cette tristesse navrante, ce dbordement de la vie (oudale molo-dtzkala). Koltzoff a montr combien il y a de posie cache dans l’me du peuple russe, et qu’aprs un long et profond sommeil, il y avait quelque chose qui s’agitait dans sa poitrine. Nous avons d’autres exemples de potes, d’hommes d’Etat, d’artistes qui sont sortis du peuple, mais ils en sont sortis dans le sens littral du mot, en brisant tout lien commun avec lui. Lomonossoff a t le fils d’un pcheur de la Mer Blanche. II prit la fuite de la maison paternelle pour s’instruire, entra dans une cole ecclsiastique et se rendit ensuiteenAllemagne o il cessa d’tre du peuple. Il n’y a rien de commun entre lui et la Russie agricole, si ce n’est le lien qui unit les individus de la mme race. Koltzoff resta au milieu des troupeaux et des affaires de son pre qui le dtestait et qui, second de ses autres parents, lui rendit la vie si dure, qu’il en mourut en 1842. Koltzoff et Lermontoff ont dbut et sont morts vers la mme poque. Aprs eux, la posie russe devint muette.
Mais en prose l’activit redoubla et prit une autre direction.
Gogol, sans tre du peuple comme Koltzoff, par sa condition, l’est par ses gots et par la tournure de son esprit. Gogol est compltement indpendant de l’influence trangre, il ne connaissait aucune littrature, lorsqu’il s’tait dj fait un nom. Il sympathisait plutt avec la vie du peuple qu’avec celle de la cour, ce qui est naturel de la part d’un Petit-Russien.
Le Petit-Russien, mme anobli, ne rompt jamais aussi brusquement avec le peuple que le fait un Russe. Il aime son pays, son idiome, les traditions de la cosaquerie et des hetraans. L’indpendance de l’Ukraine, sauvage et guerrire, mais rpublicaine et dmocratique, s’tait maintenue travers les sicles jusqu’ Pierre Ier. Les Petits-Russiens tracasss par les Polonais, les Turcs et les Moscovites, entrans dans une guerre ternelle contre les Tartares de la Crime, n’ont jamais succomb. La Petite-Russie, en s’unissant volontairement la Grande, stipula des droits considrables en sa faveur. Le tzar Alexis jura de les observer. Pierre Ier, prtextant la trahison de Mazeppa, ne laissa debout qu’un simulacre de ces privilges, Elisabeth et Catherine y introduisirent le servage. Le pauvre pays protestait, mais comment pouvait-il s’opposer cette avalanche fatale qui roulait du Nord jusqu’ la Mer Noire, et couvrait tout ce qui portait le nom russe du mme linceul d’un esclavage uniforme et glac? L’Ukraine subit le sort de Novgorod, de Pskov, mais beaucoup plus tard, et un seul sicle de servitude n’a pu effacer tout ce qu’il y avait d’indpendant et de potique dans ce brave peuple. Il y a l plus de dveloppement individuel, plus de teinte locale que chez nous, chez nous, un malheureux uniforme couvre indistinctement toute la vie populaire. Les hommes naissent pour se courber devant une fatalit injuste, et meurent sans traces, laissant leurs enfants recommencer la mme vie dsesprante. Notre peuple ne connat pas son histoire, tandis que chaque village en Petite-Russie a sa lgende. Le peuple russe ne se souvient que de Pougatcheff et de 1812.
Les nouvelles par lesquelles dbuta Gogol forment une srie de tableaux de murs et de paysages de la Petite-Russie d’une beaut relle, pleine de gat, de grce, de mouvement et d’amour. Des nouvelles pareilles sont impossibles dans la Grande-Russie, faute de sujet, d’original. Chez nous, les scnes populaires prennent de suite une face sombre et tragique qui oppresse le lecteur, J3 dis tragique, seulement dans le sens de Laocoon. C’est le tragique d’un destin auquel l’homme succombe sans lutte. La douleur se change en rage et en dsolation, le rire en ironie amre et haineuse. Qui peut lire sans frmir d’indignation et de honte le roman magnifique Anton Gormyka, et le chef-d’uvre de J. Tour-guneff Rcits du Chasseur?
A mesure que Gogol sort de la Petite-Russie et s’approche de la Russie centrale, les images naves et gracieuses disparaissent. Plus de hros demi-sauvage dans le genre de Tarass Boulba {Tarass Boulba, les Gens d’autrefois et encore quelques nouvelles de Gogol sont traduites en franais par M. Viardot. Il y a une traduction allemande des Ames Mortes.}, plus de vieillard dbonnaire et patriarcal qu’il a si bien dpeint dans les Gens d’autrefois. Sous le ciel moscovite, tout en lui devient sombre, brumeux, hostile. Il rit toujours, il rit mme plus qu’auparavant, mais c’est d’un autre rire, et il n’y a que les gens d’une grande duret de cur ou d’une grande simplicit d’me qui se soient laisss prendre ce rire. Passant de ses Petits-Russiens et Cosaques aux Russes, Gogol laisse de ct le peuple, et s’arrte ses deux ennemis les plus acharns: le fonctionnaire et le seigneur. Jamais personne n’a fait avant lui, sur le tchinov-nik russe, un cours si complet d’anatomie pathologique. Le rire sur les lvres, il pntre sans mnagement dans les replis les plus cachs de cette me impure et maligne. La comdie de Gogol le Rviseur, son roman les Ames Mortes, sont une terrible confession de la Russie contemporaine et qui font pendant aux rvlations de Kochikhine au XVIIe sicle {Un diplomate russe du temps d’Alexis, pre de Pierre I, qui avait migr en Sude craignant les perscutions du tzar et qui a t dcapit Stockholm pour un assassinat.}.
L’empereur Nicolas se pmait de rire en assistant aux reprsentations du Rviseur!!!
Le pote, dsespr de n’avoir produit que cette auguste hilarit et le rire suffisant des employs, parfaitement identiques avec ceux qu’il a reprsents, quoique plus protgs par la censure, crut devoir expliquer, dans une introduction, que sa comdie est non seulement trs risible mais encore trs triste,— ‘qu’il y a ds larmes chaudes derrire son sourire’.
Aprs le Rviseur, Gogol se tourna vers la noblesse campagnarde, et mit au grand jour cette population inconnue qui se tient derrire les coulisses, loin des chemins et. des grandes villes, enfouie au fond des campagnes, cette Russie de gentilltres, qui, sans bruit, tout au soin de leurs terres, couvent une corruption plus profonde que celle de l’Occident. Nous les vmes, enfin, grce Gogol, quitter leurs manoirs, leurs maisons seigneuriales, et dfiler devant nous sans masque, sans fard, toujours ivres et voraces, esclaves du pouvoir sans dignit, et tyrans de leurs serfs sans compassion, suant la vie et le sang du peuple avec le naturel et la navet de l’enfant qui se nourrit du sein de sa mre.
Les Ames Mortes secourent toute la Russie.
Une pareille accusation tait ncessaire la Russie contemporaine. C’est l’histoire de la maladie faite de main de matre. La posie de Gogol est un cri de terreur et de honte, que pousse un homme dgrad par la vie banale, et qui voit tout coup dans une glace ses traits abrutis. Mais pour qu’un cri pareil puisse s’chapper d’une poitrine, il faut qu’il y ait des parties saines et une grande force de rhabilitation. Celui qui avoue franchement ses faiblesses et ses dfauts, sent qu’ils ne forment pas la substance de son tre, qu’ils ne l’absorbent pas entirement, qu’il y a encore en lui quelque chose qui chappe et rsiste la chute, qu’il peut encore racheter le pass, et, non seulement relever la tte, mais devenir, comme dans la tragdie de Byron, Sardanapal hros de Sardanapal effmin.
L, nous nous trouvons derechef face face avec cette grande question: o sont les preuves que le peuple russe puisse se relever et quelles sont les preuves du contraire? Cette question, ainsi que nous l’avons vu, avait proccup tous les hommes pensants, sans qu’aucun d’eux ait trouv une solution.
Polvo qui encourageait les autres, ne croyait en rien, se serait-il autrement laiss dcourager si vite et aurait-il pass l’ennemi, au premier revers? La Bibliothque de lecture sauta pieds joints par-dessus ce problme, tourna la question sans faire un effort pour la rsoudre. La solution de Tchaadaeff n’en est pas une.
La posie, la prose, l’art et l’histoire nous montraient la formation et le dveloppement de ce milieu absurde, de ces murs blessantes, de ce pouvoir monstrueux, mais personne ne faisait voir d’issue. Fallait-il donc s’acclimater, comme le fit plus tard Gogol, ou courir au-devant de sa perte comme Lermontoff? Il tait impossible de nous acclimater, il nous rpugnait de prir, quelque chose disait au fond de notre cur qu’il tait trop tt de s’en aller, il semblait qu’il y avait encore des mes vivantes derrire les mes mortes.
Et les questions reparaissaient avec plus d’intensit, tout ce qui esprait encore demandait une solution tout prix.
Aprs l’anne 1840, deux opinions absorbrent l’attention publique. De la controverse scolastique elles passrent bientt dans la littrature, et de l, dans la socit.
Nous parlons du panslavisme moscovite et de l’europisme russe.
La lutte entre ces deux opinions est close par la rvolution de 1848. Ce fut la dernire polmique anime qui et occup le public, et par cela mme elle a une certaine gravit. Nous lui consacrerons en consquence le chapitre suivant.

VI

PANSLAVISME MOSCOVITE ET EUROPISME RUSSE

Le temps de la raction contre la rforme de Pierre Ier tait venu, non seulement pour le gouvernement, qui reculait devant son propre principe et reniait la civilisation occidentale, au nom de laquelle Pierre Ier avait foul aux pieds la nationalit, mais encore pour les hommes que le gouvernement avait dtachs du peuple, sous prtexte de civilisation, et qu’il commena pendre lorsqu’ils furent civiliss.
Le retour aux ides nationales conduisait naturellement une question dont le simple nonc contenait dj la raction contre la priode de Ptersbourg. Ne faut-il pas chercher une issue la dplorable situation dans laquelle nous nous voyons, en nous rapprochant du peuple que nous mprisons sans le connatre? Ne fallait-il pas revenir un ordre de choses plus conforme au caractre slave et quitter la voie de la civilisation exotique et force? Question grave et d’un intrt actuel. Mais peine fut-elle pose, qu’il se trouva un groupe d’hommes, qui, donnant de suite une solution positive, formrent un systme exclusif dont ils firent, non seulement une doctrine, mais une religion. La logique de la raction est rapide comme celle des rvolutions.
La plus grande erreur des Slavophiles fut d’avoir vu une rponse dans la question mme, et d’avoir confondu la possibilit avec la ralit. Ils pressentaient qu’ils taient sur le chemin qui mne de grandes vrits et qui doit changer notre manire d’envisager les vnements contemporains. Mais, au lieu d’aller en avant et de travailler, ils s’en tenaient ce pressentiment. De cette manire, en faussant les faits, ils ont fauss leur propre entendement. Leur jugement n’tait plus libre, ils ne voyaient plus de difficults, tout leur paraissait rsolu, tranch. Ils ne cherchaient pas la vrit mais des objections leurs antagonistes.
Les passions se mlrent la polmique. Les Slavophiles exalts se rurent avec acharnement sur toute la priode de P-tersbourg, sur tout ce qu’a fait Pierre le Grand, et enfin, sur tout ce qui tait europis, civilis. On peut comprendre et justifier cet entranement comme un acte d’opposition, mais par malheur, cette opposition alla trop loin, et se vit alors, d’une manire trange, place du ct du gouvernement contre ses propres aspirations la libert.
Aprs avoir dcid a priori que tout ce qui tait venu des Allemands ne valait rien, que tout ce qui avait t introduit par Pierre Ier tait dtestable, les Slavophiles revinrent l’admiration des formes troites de l’Etat moscovite et, abdiquant leur propre raison et leurs propres lumires, ils coururent s’abriter avec ferveur sous la croix de l’glise grecque. Nous autres ne pouvions leur concder de pareilles tendances, d’autant plus que les Slavophiles s’abusaient trangement sur l’organisation de l’Etat moscovite et prtaient l’orthodoxie grecque une importance qu’elle n’a jamais eue. Remplis d’indignation contre le despotisme, ils arrivaient un esclavage politique et moral, avec toutes les sympathies pour la nationalit slave, ils sortaient, par une porte oppose, de cette mme nationalit. L’orthodoxie grecque les entranait vers le byzantisme, et, en effet, ils se dirigeaient rapidement vers cet abme de stagnation dans lequel ont disparu les vestiges du monde ancien. Si les formes et l’esprit de l’Occident ne convenaient pas la Russie, qu’y avait-il de commun entre elle et l’organisation du Bas-Empire? O le lien organique entre les Slaves, barbares par jeunesse, et les Grecs, barbares par dcrpitude s’est-il manifest? Et enfin qu’est-ce que cette Byzance si ce n’est Rome, la Rome de la dcadence, Rome sans rminiscences glorieuses, sans remords? Quels nouveaux principes Byzance a-t-elle apports l’histoire? Est-ce l’orthodoxie grecque? Mais elle n’est que le catholicisme apathique, les principes sont tellement les mmes, qu’il a fallu sept sicles de controverses et de dissensions pour faire croire des diffrences de principes. Est-ce l’organisation sociale? Mais elle tait base dans l’empire oriental sur l’autorit absolue, sur l’obissance passive, sur l’absorption complte de l’individu par l’Etat, de l’Etat par l’empereur.
Est-ce-qu’un tel Etat pouvait communiquer une vie nouvelle un peuple jeune? Les Slaves occidentaux du Midi ont t dans un contact prolong avec les Grecs du Bas-Empire, qu’est-ce qu’ils y ont gagn?
On a dj oubli ce qu’taient ces troupeaux d’hommes parqus par les empereurs grecs, sous la bndiction des patriarches de Gonstantinople. Il suffit de jeter un coup d’il sur les lois de lse-majest, rcemment si bien imites par l’empereur Nicolas et son jurisconsulte Hube, pour apprcier cette casuistique de la servitude, cette philosophie de l’esclavage. Et ces lois ne concernaient que le temporel: venaient ensuite les lois canoniques qui rglaient les mouvements, la forme des habits, la nourriture et le rire. On se figure ce que devenait l’homme pris dans le double filet de l’Etat et de l’glise, continuellement tremblant et menac, ici par le juge sans appel et le bourreau obissant, l par le prtre agissant au nom de Dieu et par les pitkmies qui liaient dans ce monde et dans l’autre.
O voit-on l’influence bienfaisante de l’glise orientale? Quel est le peuple qu’elle ait civilis ou mancip parmi tous ceux qui l’ont accepte, depuis le IVme sicle jusqu’ nos jours? Est-ce l’Armnie, la Gorgie, sont-ce les peuplades de l’Asie Mineure, les pauvres habitants de Trbisonde? Est-ce enfin la More? On nous dira peut-tre que l’glise ne pouvait rien faire de ces peuples uss, corrompus, sans avenir. Mais les Slaves, race saine de corps et d’me, y ont-ils gagn quelque chose? L’glise orientale s’introduisait en Russie l’poque florissante et sereine de Kiev, sous le grand prince Vladimir. Elle l’a conduite au temps triste et abject dcrit par Kochikhine, elle a bni et sanctionn toutes les mesures prises contre la libert du peuple. Elle a enseign aux tzars le despotisme byzantin, elle a prescrit au peuple une obissance aveugle, mme lorsqu’on l’attachait la glbe et qu’on le courbait au servage. Pierre le Grand paralysa l’influence du clerg, ce fut un de ses actes les plus importants, et l’on voudrait la ressusciter?
Le slavisme qui n’attendait le salut de la Russie que de la rhabilitation du rgime byzantino-moscovite n’mancipait pas, mais liait, n’avanait pas, mais reculait. Les Europens, ainsi que les appelaient les Slavophiles, ne voulaient pas changer un collier d’esclavage allemand contre un collier slavo-orthodoxe, ils voulaient se librer de tous les colliers possibles. Il ne s’efforaient pas de rayer les temps qui s’taient couls depuis Pierre Ier, les efforts d’un sicle si dur, si rempli de fatigues. Ce qu’on avait obtenu par tant de souffrances, par des torrents de sang, ils ne voulaient pas l’abdiquer pour revenir un ordre de choses troit, une nationalit exclusive, une glise stationnaire. Les Slavophiles avaient beau dire comme les lgitimistes, qu’on pouvait en prendre le bon ct et laisser le mauvais. C’tait une erreur fort grave, ils en commettaient une autre qui est commune tous les ractionnaires. Adorateurs du principe historique, ils oubliaient constamment que tout ce qui s’tait pass depuis Pierre Ier tait aussi de l’histoire, et qu’aucune force vivante, pour ne pas parler des revenants, ne pouvait effacer les faits accomplis, ni liminer leurs suites.
Tel est le point de vue duquel partit une vive polmique contre les Slavophiles. A ct d’elle, les autres intrts, qui se dbattaient dans les journaux, descendirent au second rang. La question, en effet, tait palpitante d’intrt.
Snkofski lana une nue de ses flches les plus acerbes dans le camp des Slavophiles avec une adresse parfaite. Satisfait des clats de rire qu’il provoqua contre ses victimes, il se retira avec orgueil. Il n’tait pas fait pour une polmique srieuse. Mais un autre journaliste releva la mitaine {Gants un doigt (rouhavitza) que portent les paysans.} des Slaves jete Moscou, et droula bravement le drapeau de la civilisation europenne contre la lourde bannire, l’image de la vierge byzantine, que portaient les Slavophiles.
Ce lutteur, qui parut la tte des Annales patriotiques, ne prdisait pas de grands succs aux Slavophiles. C’tait un homme de talent et d’nergie, qui avait, lui aussi, des convictions fanatiques, un homme audacieux, intolrant, irascible et nerveux: Blinnski.
Son propre dveloppement est trs caractristique pour le milieu dans lequel il a vcu. N dans la famille d’un pauvre fonctionnaire d’une ville de province, il n’en emporta aucun souvenir consolant. Ses parents taient durs, incultes, comme tous les gens de cette classe dprave. Blinnski avait dix ou onze ans, lorsque un jour son pre, rentrant la maison, se mit le gronder. L’enfant voulut se justifier. Le pre furieux le frappa, le renversa par terre. Le garon se leva mtamorphos: l’offense, l’injustice avaient bris en lui la fois tous les liens de parent. La pense de la vengeance l’occupa longtemps, mais le sentiment de sa propre faiblesse la changea en cette haine contre toute autorit de famille qu’il conserva jusqu’ la mort.
C’est ainsi qu’a commenc l’ducation de Blinnski. La famille l’mancipa par les mauvais procds, la socit par la misre. Jeune homme nerveux et maladif, peu prpar pour les tudes acadmiques, il ne fit rien l’Universit de Moscou, et, comme il y fut lev aux frais de la couronne, on l’en exclut en disant: ‘Facults faibles et point d’application’. Avec cette note humiliante, le pauvre jeune homme entra dans la vie, c’est—dire, fut mis la porte de l’Universit au milieu d’une grande ville, sans un morceau de pain et sans les moyens d’en gagner. Il fit alors la rencontre de Stankvitch et de ses amis qui le sauvrent.
Stankvitch, mort jeune il y a une dizaine d’annes en Italie, n’a rien fait de ce qu’on inscrit dans l’histoire, et pourtant il y aurait de l’ingratitude le passer sous silence, lorsqu’on parle du dveloppement intellectuel en Russie.
Stankvitch appartenait ces natures larges et sympathiques dont l’existence seule exerce une grande action sur tout ce qui les entoure. Il a rpandu, parmi la jeunesse de Moscou, l’amour de la philosophie allemande, introduite l’Universit de cette ville par un professeur distingu, Pavloff. C’est Stankvitch qui dirigea les tudes d’un cercle d’amis, qui reconnut le premier les facults spculatives de notre ami Bakounine et qui le poussa l’tude de Hegel, c’est lui aussi qui rencontra Koltzoff dans le gouvernement de Voronje, l’amena Moscou et l’encouragea.
Stankvitch apprcia sa juste valeur l’esprit ardent et original de Blinnski. Bientt la Russie entire rendit justice au talent audacieux du publiciste tax d’incapacit par le curateur de l’Universit de Moscou.
Blinnski se mit avec acharnement l’tude de Hegel. Son ignorance de la langue allemande, loin de former un obstacle, ne fit que faciliter ses tudes: Bakounine et Stankvitch se chargrent de lui faire part de ce qu’ils savaient sur ce sujet et le firent avec tout l’entranement de la jeunesse et toute la clart de l’esprit russe. Il ne lui fallait au reste que des indices pour atteindre ses amis. Une fois matre du systme de Hegel, il s’insurgea le premier entre ses adeptes moscovites, sinon contre Hegel lui-mme, au moins contre la manire de l’entendre.
Blinnski tait compltement libre des influences que nous subissons lorsque nous ne savons pas nous en dfendre. Sduits par la nouveaut, nous acceptons dans notre premire jeunesse une foule de choses de mmoire, sans les vrifier par l’entendement. Ces rminiscences, que nous prenons pour des vrits acquises, lient notre indpendance. Blinnski commena ses tudes par la philosophie, et cela l’ge de vingt-cinq ans. Il aborda la science avec des questions srieuses et une dialectique passionne. Pour lui, les vrits, les rsultats n’taient ni des abstractions ni des jeux d’esprit, mais des questions de vie ou de mort, libre de toute influence trangre, il entra dans la science avec plus de sincrit, il ne chercha rien sauver du feu de l’analyse et de la ngation, et tout naturellement, il se rvolta contre les demi-solutions, les conclusions timides et les lches concessions.
Tout cela n’est plus nouveau, aprs le livre de Feuerbach et la propagande faite par le journal d’Arnold Ruge, mais il faut se rapporter au temps antrieur 1840. La philosophie hglienne tait alors sous le charme de ces tours de passe-passe dialectiques qui faisaient reparatre la religion dissoute et dmolie par la Phnomnologie et la Logique, dans la Philosophie de la Religion. C’tait le temps o l’on tait encore enchant que la langue philosophique et atteint une telle perfection que les initis voyaient l’athisme l, o les profanes trouvaient la foi.
Cette obscurit prmdite, cette retenue circonspecte, ne pouvaient manquer de provoquer une opposition acharne de la part d’un homme sincre. Blinnski, tranger la scolastique, libre de la pruderie protestante et des convenances prussiennes, tait indign de cette science pudique, qui mettait une feuille de vigne sur ses vrits.
Un jour aprs avoir combattu pendant des heures entires le panthisme timor des Berlinois, Blinnski se leva en disant de sa voix palpitante et convulsive: ‘Vous voulez me faire accroire que le but de l’homme soit d’amener l’esprit absolu la conscience de lui-mme, et vous vous contentez de ce rle, quant moi, je ne suis pas assez imbcile pour servir d’organe involontaire qui que ce soit. Si je pense, si je souffre, c’est pour moi-mme. Votre esprit absolu, s’il existe, est pour moi un tranger. Je n’ai pas le connatre, car je n’ai avec lui rien de commun’.
Nous, ne citons ces paroles que pour montrer encore une l’ois la tournure de l’esprit russe. Ds qu’on avait commenc prcher l’absurdit du dualisme, le premier homme de talent en Russie qui s’occupt de la philosophie allemande s’aperut qu’elle n’tait raliste que sur parole, qu’elle restait au fond une religion terrestre, une religion sans ciel, un couvent logique o on fuyait le monde pour se plonger dans les abstractions.
L’activit publique de Blinnski ne date que de 1841. Il s’empara alors de la- direction des Annales patriotiques de Pters-bourget domina le journalisme pendantsix annes. Il tomba,comme un guerrier, avec le journalisme russe. Il est mort en 1848, extnu de fatigue, abreuv de dgots et en proie la plus grande misre.
Blinnski a beaucoup fait pour la propagande. Toute la jeunesse studieuse se nourrissait de ses articles: il forma le got esthtique du public, il donna de la vigueur la pense. Sa critique pntrait plus avant que celle de Polvo, soulevant d’autres questions et d’autres doutes. On l’a peu apprci, il y avait, lui vivant, trop d’amour-propres blesss, trop de vanits froisses, aprs sa mort, le gouvernement dfendit d’crire son sujet, et c’est ce qui m’a dtermin m’tendre sur lui plus que sur un autre.
Son style tait souvent anguleux, mais toujours plein d’nergie. Il communiquait sa pense, comme il la concevait, avec passion. On sent dans chaque mot que cet homme crit avec son sang, on sent combien il dpense et comme il se consume, maladif, irascible, il ne connaissait de limites ni l’amour ni la haine. Il tait souvent entran, parfois mme trs injuste, mais il resta toujours saintement sincre.
Une collision entre Blinnski et les Slavophiles tait invitable.
Nous l’avons dit, c’tait un des hommes les plus libres, n’tant li ni par les croyances ni par les traditions, ne dpendant pas de l’opinion publique et -n’acceptant aucune autorit, ne craignant ni la colre des amis, ni l’pouvante des belles mes. Il tait toujours, en sentinelle de la critique, prt dnoncer, fltrir tout ce qu’il croyait ractionnaire. Gomment pouvait-il donc laisser en paix les Slavophiles orthodoxes et ultrapatriotes, lui qui voyait de lourdes chanes dans tout ce que les Slavophiles prenaient pour les liens les plus sacrs?
Parmi les Slavophiles il y eut des hommes de talent, des ru-dits, mais pas un seul publiciste, leur revue (Le Moscovite) n’avait gure de succs. Les hommes de talent de ce parti n’crivaient presque pas, les hommes incapables crivaient toujours.
Les Slavophiles avaient sur les Europens un grand avantage, mais les avantages de ce genre sont pernicieux, ils dfendaient l’orthodoxie et la nationalit, tandis que des Europens attaquaient l’une et l’autre, ils pouvaient donc dire presque tout, sauf recevoir une dcoration, une pension, une place de prcepteur la cour ou de gentilhomme de la chambre. Blinnski, au contraire, ne pouvait rien dire, un mot trop transparent, une parole imprudente pouvaient le mener dans une casemate, compromettre le journal, le rdacteur et le censeur. Mais ce fut l mme une raison pour laquelle toutes les sympathies furent acquises l’crivain tmraire qui, en face de la forteresse de Pierre et Paul, dfendait l’indpendance, et les antipathies furent pour ses adversaires qui montraient le poing abrits par le Kremlin et la cathdrale de l’Assomption, si bien protgs par les ‘Allemands’ de Pters-bourg. Tout ce que Blinnski et ses amis ne disaient pas, on le devinait, on le supplait. Tout ce que disaient les Slaves paraissait ou peu dlicat ou peu gnreux.
Htons-nous d’ajouter que les Slavophiles n’ont cependant jamais t les partisans du gouvernement. Il y a certainement, Ptersbourg, des panslavistes impriaux et, Moscou, des Slavophiles rallis, comme il y a des patriotes russes parmi les Allemands de la Baltique et des Circassiens pacifis au Caucase, mais on ne parle pas de telles gens. Ce sont des amateurs de la servitude qui prennent l’absolutisme pour la seule forme civilise d’un gouvernement, qui prchent la supriorit des vins du Don sur les vins de la Gte-d’Or et le russicisme aux Slaves occidentaux, en remplissant leur me de cette noble haine des Allemands et des Magyars qui a si bien servi les Windischgraetz et les Haynau. Le gouvernement, sans reconnatre leur doctrine officiellement, paie leurs frais de voyage et envoie leurs amis tchekhs et croates les croix holsteinoises de Ste-Anne, prparant pour eux ces embrassements fraternels dans lesquels il a touff la Pologne.
Quant aux vritables Slavophiles, leur bon rapport avec le gouvernement tait plutt un malheur qu’un fait dsir. Mais telles sont les consquences de toute doctrine base sur l’autorit. Elle peut tre rvolutionnaire dans un sens, mais elle est ncessairement conservatrice dans un autre et se trouve par consquent dans la triste alternative de s’allier son ennemi ou d’abandonner son principe. Une connivence avec son ennemi suffit pour rveiller la conscience.
Blinnski et ses amis n’ont oppos aux Slaves ni une doctrine ni un systme exclusif, mais une vive sympathie pour tout ce qui agitait l’homme contemporain, un amour sans bornes pour la libert de penser et une haine tout aussi forte contre tout ce qui l’entrave: l’autorit, la force ou la foi. Ils envisageaient la question russe et la question europenne d’une manire tout fait oppose aux Slavophiles.
Il leur sembla qu’une des causes les plus graves de l’esclavage o se trouvait la Russie tait le manque de l’indpendance personnelle, de l l’absence complte du respect de l’individu, du ct du gouvernement, et d’opposition, du ct des personnes, de l le cynisme du pouvoir et la longanimit du peuple. L’avenir de la Russie sera d’un grand danger pour l’Europe et plein de malheurs pour elle-mme, s’il n’entre des ferments manci-pateurs dans le droit personnel. Un sicle encore du despotisme actuel, et toutes les bonnes qualits du peuple russe seront ananties.
Par bonheur, la Russie avait une position extraordinaire, par rapport cette grave question de l’individualit.
Pour l’homme de l’Occident, un des plus grands malheurs qui maintiennent l’esclavage, le pauprisme des masses et l’impuissance des rvolutions, c’est l’asservissement moral, ce n’est pas un manque de sentiment de l’individualit, mais le manque de clart dans ce sentiment, fauss qu’il est par les antcdents historiques qui limitent l’indpendance individuelle. Les peuples d l’Europe ont donn tant d’me et tant de sang pour les rvolutions passes, qu’elles sont toujours prsentes, et que l’individu ne peut faire un pas sans heurter des souvenirs, des fueros plus ou moins obligatoires et reconnus par lui-mme: toutes les questions ont dj t rsolues demi, les mobiles, les relations des hommes entre eux, les devoirs, les moralits et les crimes, tout est dtermin, et cela, non par une force majeure, mais en partie par l’assentiment des hommes. Il s’ensuit que l’individu, au lieu de conserver sa libert d’action, n’a qu’ se soumettre ou qu’ s’insurger. Ces normes sans appel, ces notions toutes faites traversent l’Ocan et s’introduisent dans le pacte fondamental d’une rpublique toute nouvelle, elles survivent au roi guillotin et se placent tranquillement sur les bancs des Jacobins et la Convention. On a longtemps pris cette masse de demi-vrits et de demi-prjugs pour des fondements solides et absolus de la vie sociale, pour des rsultats immuables et suprieurs au doute. En effet, chacun d’eux a t un vritable progrs, une victoire pour son temps, mais de leur ensemble s’levrent peu peu les murs d’une nouvelle prison. Les hommes pensants s’en aperurent, au commencement de notre sicle, mais ils virent en mme temps toute l’paisseur de ces murs et tout ce qu’il fallait d’efforts, pour les brcher.
La Russie est dans une tout autre position. Les murs de sa prison sont en bois, levs par la force brutale, ils cderont au premier choc. Une partie du peuple, reniant tout son pass avec Pierre Ier, a montr quelle puissance de ngation elle possde, l’autre, reste trangre l’tat actuel, a flchi, mais n’a pas accept le rgime nouveau qui parat tre un bivouac temporaire. On obit, parce qu’on craint, mais on ne croit pas.
Il tait vident que, ni l’Europe occidentale, ni la Russie actuelle ne pouvaient aller plus loin dans leurs voies sans rejeter compltement leurs manires d’tre politique et morale. Mais l’Europe, comme Nicodme, tait trop riche pour sacrifier son grand avoir pour une esprance, les pcheurs de l’Evangile n’avaient rien regretter, il leur tait facile de changer leurs filets contre une besace. Ce qu’ils avaient c’tait une me vivante pouvant comprendre le Verbe.
Ce rapport son pass et celui de l’Europe dans lequel la Russie tait place, tout tait nouveau, et paraissait trs favorable au dveloppement de l’indpendance personnelle. Au lieu d’en profiter, on vit paratre une doctrine qui dpouillait la Russie du seul avantage que son histoire lui avait lgu. Hassant, comme nous, le prsent de la Russie, les Slavophiles voulaient emprunter au pass des liens dans le genre de ceux qui brident la marche de l’Europen. Ils confondaient l’ide de l’individualit libre avec celle de l’gosme rtrci, ils la prenaient pour une ide europenne, occidentale, et, pour nous confondre avec les adorateurs aveugles de la lumire de l’Occident, ils nous prsentaient continuellement le tableau terrible de la dissolution europenne, du marasme des peuples, de l’impuissance des rvolutions, de l’approche d’une crise sombre et fatale. Tout cela tait vrai, seulement ils avaient oubli de nommer ceux dont ils avaient appris toutes ces vrits.
L’Europe n’avait attendu ni la posie de M. Khomiakoff, ni la prose des rdacteurs du Moscovite pour comprendre qu’elle tait la veille d’un cataclysme, d’une palingnsie ou d’une dissolution complte. La conscience du dprissement de la socit actuelle, c’est le socialisme, et certes, ni Saint-Simon, ni Fourier, ni ce Samson moderne qui du fond de sa prison {Proudhon tait alors Ste-Plagie.} fait trembler l’difice europen, n’ont puis leurs sentences foudroyantes contre l’Europe dans les crits de Schaffarick, de Kolar ou de Mickiewicz. Le saint-simonisme a t connu en Russie une dizaine d’annes avant qu’il ait t question des Slavophiles.
Il n’est pas facile l’Europe, disions-nous aux Slavophiles, de se dfaire de son pass, elle le conserve contrairement ses intrts, parce qu’elle sait quel prix on achte les rvolutions, et parce qu’il y a beaucoup de choses, dans son tat actuel, qui lui sont chres et qui sont difficiles remplacer. Il est facile de faire la critique de la rformation et de la rvolution en lisant leur histoire, mais l’Europe les a dictes et les a crites avec son propre sang. Elle s’est leve dans ces grandes luttes par ses protestations, au nom de la libert del pense et des droits de l’homme, cette hauteur de conviction qu’elle ne sait peut-tre pas raliser. Nous autres, nous sommes plus libres du pass, c’est un grand avantage, mais il oblige plus de modestie. C’est une vertu par trop ngative pour tre mritoire, et il n’y a que l’ultraroman-tisme pour lever l’absence des vices au rang des bonnes actions. Nous sommes libres du pass, parce que notre pass est vide, pauvre, troit. Il est impossible d’aimer des choses telles que le tzarisme moscovite ou l’imprialisme ptersbourgeois. On peut les expliquer, on peut trouver, au milieu d’eux, les germes d’un autre avenir, mais il faut avoir la tendance de leur chapper comme des langes. Reprochant l’Europe de ne pas savoir dpasser ses institutions, les Slavophiles non seulement ne disaient pas comment ils entendaient rsoudre la grande antinomie de la libert individuelle et de l’Etat, mais ils vitaient mme d’entrer dans les dtails de cette organisation politique slave, dont ils parlaient sans cesse. Sous ce rapport, ils se renfermaient dans la priode de Kiev et s’en tenaient la commune rurale. La priode de Kiev n’a pas empch celle de Moscou, ni la perte de toutes les liberts. La commune n’a pas sauv le paysan du servage, loin de nier l’importance de la commune, nous tremblons pour elle, car, au fond, il n’y a rien de stable sans la libert individuelle. L’Europe ne connaissant pas cette commune, ou l’ayant perdue dans les vicissitudes des sicles passs, l’a comprise, et la Russie, qui la possde depuis mille ans, ne la comprenait pas, tant que l’Europe n’tait pas venue lui dire, quel trsor elle recelait dans son sein. On a commenc apprcier la commune slave lorsque le socialisme a commenc se rpandre. Nous dfions les Slavophiles de nous prouver le contraire.
L’Europe n’a pas rsolu l’antinomie entre l’individu et l’Etat, mais au moins elle en a pos la question. La Russie s’approche du problme d’un ct oppos, mais elle non plus ne l’a pas rsolu. C’est en prsence de cette question que commence notre galit. Nous avons plus d’esprances, car nous ne faisons que commencer, mais une esprance n’est une esprance, que parce qu’elle peut ne pas se raliser.
Il ne faut pas trop seier l’avenir, ni dans 1 histoire, ni dans la nature. Chaque ftus n’atteint pas l’ge adulte, tout ce qui se meut dans l’me ne se ralise pas, quoique tout aurait pu se dvelopper dans d’autres circonstances.
Peut-on s’imaginer que les facults, qu’on trouve dans le peuple russe puissent se dvelopper par la servitude, par l’obissance passive, par le despotisme ptersbourgeois? Une longue servitude n’est pas un fait accidentel, elle correspond naturellement quelque lment du*caractre national. Cet lment peut tre absorb, vaincu par les autres, mais il peut vaincre aussi. Si la Russie peut s’accommoder avec l’ordre des choses existant, elle n’aura pas l’avenir que nous esprons. Si elle continu la route de Ptersbourg, ou si elle retourne la tradition de Moscou, elle n’aura d’autre vocation que de se ruer sur l’Europe comme une horde demi-barbare et demi-corrompue, de dvaster les pays civiliss et de prir au milieu de la destruction gnrale.
Ne fallait-il donc pas chercher par tous les moyens rappeler le peuple russe la conscience de sa funeste position, ne ft-ce qu’en forme d’essai, pour se convaincre de l’impossibilit? Et qui donc devait le faire si ce n’est ceux qui reprsentaient l’intelligence du pays, ces organes du peuple par lesquels il cherchait comprendre sa propre position? Que leur nombre soit grand ou petit, cela ne change rien. Pierre Ier tait seul, les Dcem-bristes une poigne d’hommes. L’influence des individus n’est pas aussi minime qu’on est tent de le croire, l’individu est une force vive, un ferment puissant dont l’action n’est mme pas toujours paralyse par la mort. Que de fois ne voit-on pas un mot, dit propos, faire pencher la balance des peuples, dterminer ou clore des rvolutions?
Au lieu de cela, que faisaient les Slavophiles? Ils prchaient la soumission, cette premire vertu de l’glise grecque, cette base du tzarisme moscovite. Ils prchaient le ddain de l’Occident qui seul pouvait encore clairer l’abme de la vie russe, ils prnaient enfin le pass, dont il fallait se dfaire, au contraire, pour un avenir dsormais commun l’Orient et l’Occident.
Il est vident qu’il fallait s’opposer une pareille direction des esprits, la polmique se dveloppa en effet de plus en plus. Elle dura jusqu’ l’anne 1848 et atteignit son point culminant vers la fin de 1847, comme si l’on pressentait que, dans quelques mois, on ne pourrait discuter sur rien, en Russie, et que cette lutte devait plir devant la gravit des vnements.
Deux articles surtout exprimrent les deux opinions contradictoires. L’un, sous le titre de ‘Dveloppement juridique de la Russie’, fut publi dans le Contemporain, Ptersbourg. L’autre fut une longue rponse d’un Slavophile insre dans le Moscovite. Le premier article tait un expos clair et nergique bas sur une tude approfondie du droit russe, il dveloppait la pense que le droit personnel en Russie n’avait jamais atteint une dtermination juridique, que l’individu avait t toujours absorb par la famille, par la commune, et plus tard, par l’Etat et par l’glise. La position indfinie de la personne menait, suivant l’auteur, au mme vague dans les autres sphres de la vie politique. L’Etat profitait de ce manque de dtermination pour empiter sur les liberts, de sorte que l’histoire russe fut l’histoire du dveloppement de l’autocratie et de l’autorit, comme l’histoire de l’Occident est l’histoire du dveloppement de la libert et des droits.
Le danger du slavisme devient vident dans la rplique du Moscovite qui a puis ses arguments dans les chroniques slaves, le catchisme grec et le formalisme hglien. L’auteur slavophile croit que le principe personnel tait bien dvelopp dans l’ancienne Russie, mais que la personne, claire par l’glise grecque, possdait le don sublime de la rsignation et transportait volontairement sa libert sur la personne du prince. Le prince exprime la compassion, la bienveillance et l’individualit libre. Chacun abdiquait son autonomie personnelle et la sauvait en mme temps dans le reprsentant du principe individuel, le souverain.
Ce don d’abngation et le don encore plus grand de ne pas en abuser formaient, selon l’auteur, un accord harmonieux entre le prince, la commune et l’individu, accord admirable qui ne trouve d’autre explication chez l’auteur que la prsence extraordinaire du St. Esprit dans l’glise byzantine.
Si les Slavophiles veulent reprsenter une opinion srieuse, un ct rel de la conscience publique, une force enfin qui tend se raliser dans la vie russe, s’ils veulent quelque chose de plus que des disputes archologiques et des controverses thologiques, nous avons le droit d’exiger d’eux l’abandon de cet abus immoral de mots, de cette dialectique dprave. Nous disons ‘abus immoral’ parce qu’il se commet avec une parfaite connaissance de cause.
Que signifient ces solutions mtaphoriques qui ne reprsentent que l’inverse de la question mme? Pourquoi ces images, ces symboles, au lieu des choses? Est-ce que les Slavophiles ont tudi les annales du Bas-Empire pour s’inoculer cette lpre byzantine? Nous ne. sommes pas des Grecs du temps des Palologue pour disputer de l’opus operans et le l’opus operatum, dans un temps o un avenir inconnu et immense frappe notre porte.
Leur mthode philosophique n’est pas nouvelle, le ct droit des hgliens parlait de la mme manire, il y a une quinzaine d’annes, il n’y a pas d’absurdit qu’on ne puisse faire entrer dans le moule d’une dialectique vide, en lui donnant un aspect profondment mtaphysique. Il faut seulement ne pas savoir ou oublier que le contenu et la mthode ont un autre rapport que le plomb et le moule aux balles, et que le dualisme seul ne comprend pas la solidarit qui les lie. L’auteur en parlant du prince n’a fait que paraphraser la dfinition trs* connue que Hegel donne de l’esclavage, dans la Phnomnologie (Herr und Knecht). Mais il a oubli avec prmditation comment Hegel sort de ce degr infrieur de la conscience humaine. Il est remarquer que ce jargon philosophique qui appartient par la forme la science et par le contenu la scolastique, se retrouve chez les jsuites. M. Montalembert, en rpondant une interpellation sur les cruauts commises par le gouvernement papal dans les prisons de Rome, a dit: ‘Vous parlez des cruauts du pape, mais il ne peut pas tre cruel, sa position le lui dfend, lui, le vicaire de Jsus Christ ne peut que pardonner, qu’tre misricordieux, et effectivement les papes pardonnent toujours. Le St. Pre peut tre attrist, il peut prier pour le coupable, mais il ne peut tre implacable, etc.’.— A la demande si l’on applique la torture Rome, l’on rpond que le pape est clment, au raisonnement que nous sommes tous esclaves, que le droit personnel n’est pas dvelopp en Russie, l’on rpond: ‘Nous l’avons sauv en le plaant sur la tte du prince’. Drision qui provoque le mpris de la parole humaine! S’appuyer sur la religion n’est gure convenable, mais s’appuyer sur une religion obligatoire l’est encore moins. Chaque auteur a le droit incontestable de croire ce que bon lui semble, mais avoir recours aux preuves thologiques dans une discussion scientifique avec un homme qui tait sa religion, c’est manquer de convenances. Pourquoi s’abriter derrire un fort inexpugnable, contre lequel la. moindre attaque mne au cachot?
D’ailleurs, il est impossible de comprendre comment les Sla-vophiles, si leur religion leur est vraiment chre, n’ont pas de dgot pour la mthode hypocrite de la Philosophie de la religion, cette rhabilitation faible et sans foi, ce plaidoyer froid et ple, o la science orgueilleuse, aprs avoir mis au tombeau sa sur, lui jette un sourire de condolance? Gomment ont-ils le courage de traner ce qu’ils ont de plus sacr, dans des disputes, o l’on ne l’estime pas et o l’on ne le tolre que par respect pour la police!
Ce n’est pas tout, l’auteur de l’article s’e:, prend ses adversaires d’une manire trange pour leur manque de patriotisme, pour leur peu d’amour de la nation, comme c’est un trait gnral parmi les Slavophiles, il faut en dire quelques mots. Ils prtendent au monopole du patriotisme, ils se croient plus russes que quiconque, ils ^ous reprochent continuellement notre indignation contre l’tat actuel de la Russie, notre peu d’affection pour le peuple, nos paroles amres et pleines de colre, notre franchise qui consiste faire voir le ct sombre de la vie russe.
Il semblerait pourtant’ qu’un parti qui s’expose la potence, aux mines, la confiscation des biens, l’migration, ne manquait ni de patriotisme ni de conviction. Le 14 dcembre n’a pas t, que nous sachions, l’uvre des Slavophiles, toutes les perscutions ont t rserves nous, le sort a jusqu’ici pargn les Slavophiles.
Eh bien, oui, il y a de la haine dans notre amour, nous sommes indigns, nous reprochons au peuple autant qu’au gouvernement l’tat o nous nous trouvons, nous ne craignons pas de dire les vrits les plus dures, mais nous les disons parce que nous aimons. Nous ne fuyons pas du prsent dans le pass, car nous savons que la dernire page de l’histoire est l’tat actuel. Nous ne fermons pas les oreilles aux cris de douleur du peuple, et nous avons le courage de constater, le cur navr, combien l’esclavage le dprave, cacher ces tristes rsultats, ce n’est pas de l’amour, c’est de la vanit. Nous avons sous les yeux le servage et l’on nous accuse de calomnie, et l’on ne veut pas que le triste tableau du paysan pill par la noblesse et le gouvernement, vendu presque au poids, dgrad par les verges, mis bors la loi, nous poursuive nuit et jour comme un remords, comme une accusation? Les Slavopbiles aiment mieux lire les lgendes du temps de Vladimir, ils veulent qu’on leur reprsente Lazare couvert non de plaies, mais d’toffes de soie. II faut lever pour eux comme pour Catherine des villages en carton et des jardins de coulisse le long des routes, de Ptersbourg jusqu’ la Crime.
Le grand acte d’accusation que la littrature russe dresse contre la vie russe, cette ngation complte et ardente de nos propres fautes, cette confession qui a horreur de notre pass, cette ironie amre qui fait rougir du prsent, c’est notre esprance, c’est notre salut, l’lment progressif de la nature russe.
Et quelle est la signification des crits de Gogol que les Slaves admirent avec tant d’exagration? Quelque autre a-t-il plac plus haut que lui le pilori auquel il a attach la vie russe?
L’auteur de l’article du Moscovite dit que Gogol ‘descendit comme un mineur dans ce monde sourd sans tonnerre ni secousses, immobile et gal, marais sans fond, qui entrane doucement, mais sans retour, tout ce qu’il y a de frais (c’est un Slavophile qui parle), il descendit comme un mineur qui a trouv sous terre une veine qui n’a pas encore t entame’. Oui, Gogol a senti cette force, cette mine vierge sous la terre inculte. Peut-tre mme l’et-il entame, mais malheureusement il crut avant le temps avoir atteint le fond, et au lieu de continuer dblayer, il se mit chercher l’or. Qu’en est-il rsult? Il commena dfendre ce qu’il avait dmoli, justifier le servage, et finit par se jeter aux pieds du reprsentant de la ‘bienveillance et de l’amour’.
Que les Slavophiles mditent la chute de Gogol. Ils y trouveront plus de logique peut-tre que de faiblesse. De l’humilit orthodoxe, de l’abngation qui place son individualit dans celle du prince, l’adoration de l’autocrate, il n’y a qu’un pas.
Et que peut-on faire pour la Russie quand on est du ct de l’empereur? Les temps de Pierre, le grand tzar, sont passs, Pierre, le grand homme, n’est plus au Palais d’hiver, il est en nous.
Il est temps de comprendre cela et, quittant enfin une lutte dsormais purile, de nous runir au nom de la Russie, mais au nom aussi de l’indpendance.
Chaque jour peut renverser le vieil difice.social de l’Europe, entraner la Russie dans le courant orageux d’une immense rvolution. Est-ce le temps de prolonger une querelle de famille et d’attendre que les vnements nous dpassent, parce que nous n’avons prpar ni les conseils, ni les paroles qu’on attend peut-tre de nous?
Et n’avons-nous pas un champ ouvert notre conciliation?
Le socialisme qui partage si dfinitivement, si profondment l’Europe en deux camps ennemis, n’est-il pas accept des Slavophiles comme de nous? C’est le pont sur lequel nous pouvons nous donner la main.

PILOGUE

Pendant les sept ou huit dernires annes avant la rvolution de Fvrier, les ides rvolutionnaires allaient s’accroissant, grce la propagande et au travail interne qui prenait un essort de plus en plus considrable. Le gouvernement paraissait las de poursuites.
La grande question qui dominait toutes les autres et qui commenait agiter le gouvernement, la noblesse et le peuple, c’tait la question de l’mancipation des paysans. On sentait bien qu’il tait impossible d’aller plus loin avec le carcan du servage au cou.
L’oukase du 2 avril 1842 qui invitait la noblesse cder quelques droits aux paysans, en retour des redevances et des obligations qu’on avait stipules de part et d’autre, prouve assez clairement, que le gouvernement voulait l’mancipation.
La noblesse des provinces s’en mut’, se divisa en partis, prenant cause pour ou contre l’affranchissement. On se hasardait parler de l’mancipation dans les runions lectorales. Le gouvernement permit la noblesse, dans deux ou trois chefs-lieux, de nommer des comits pour aviser aux moyens d’affranchir les serfs. Une partie des seigneurs taient exasprs, ils ne voyaient dans cette grande question sociale qu’une attaque de leurs privilges et de la proprit et s’opposaient toute innovation, se sachant appuys par l’entourage du tzar. La jeune noblesse voyait plus clair et calculait mieux. Ici, nous ne parlons pas de ces quelques individus pleins de dvoment et d’abngation, qui sont prts sacrifier leurs biens, pour effacer le mot dgradant de servage du front de la Russie et pour expier l’ignoble exploitation du paysan. Les enthousiastes ne peuvent jamais entraner une classe entire, si ce n’est en pleine rvolution, comme la noblesse franaise a t entrane le 4 aot 1792 par une gnreuse minorit. La grande majorit des mancipateurs dsiraient l’mancipation, non seulement parce qu’ils en comprenaient la justice, mais aussi parce qu’ils en voyaient la ncessit. Ils voulaient rgler l’mancipation temps pour rduire au minimum les pertes. Ils voulaient prendre l’initiative pendant qu’ils avaient le pouvoir. S’opposer et rester les bras croiss tait le moyen le plus sr de voir l’empereur ou le peuple entrer dans la voie pour ne s’arrter qu’ l’expropriation.
Le ministre des domaines publics, Kissloff, le reprsentant de l’mancipation dans le sein du gouvernement et le ministre de l’intrieur Profski, qui a tu l’oukase du 2 avril par ses commentaires,recevaient des projets de toutes les parties de l’empire. Bons ou mauvais, ces projets dcelaient une grande proccupation du pays.
A travers toute la divergence d’opinions et de vues, travers toute la diffrence de position, d’intrt de localit, un principe tait admis sans contestation. Ni le gouvernement, ni la noblesse, ni le peuple ne pensaient manciper les paysans sans leurs terres. On variait infiniment dans l’apprciation de la quote-part concder aux paysans, des conditions leur imposer, mais personne ne parlait srieusement d’une mancipation dans le proltariat, si ce n’est quelques incurables adeptes de la vieille conomie politique.
Crer une vingtaine de millions de proltaires, c’tait une perspective qui faisait, et pour cause, plir le gouvernement et les seigneurs. Et pourtant, du point de vue de la religion de la proprit, du droit absolu et imprescriptible de la possession et de l’usage illimit, il n’y avait aucun moyen de rsoudre la question sans une insurrection en masse des paysans, sans un branlement forc de la possession territoriale: puisque les mutations des proprits faites main arme sont acceptes comme des faits accomplis dment lgaliss par l’conomie politique.
Au prime abord, il parat trange que dans un pays dans lequel l’homme est presque chose, o il appartient au sol, o il fait partie de la proprit et se vend avec elle, l’idoltrie de la proprit ait t la moins dveloppe. On la dfend avec tnacit chez nous, comme une proie, mais non comme un droit. Il tait difficile d’enraciner une foi dans l’infaillibilit et la justice d’un droit dont les absurdits taient videntes pour les deux parties, pour le seigneur qui possdait ses paysans, comme pour le paysan serf qui n’tait pas le propritaire de sa possession. On savait que l’origine des droits seigneuriaux tait assez obscure, on savait bien qu’une srie de mesures arbitraires, mesures de police, avaient peu peu asservi la Russie agricole la Russie nobiliaire, on pouvait donc s’imaginer une autre srie de mesures qui l’mancipassent.
Le manque mme de notions juridiques bien arrtes, le vague dans les droits ne permettaient pas non plus aux ides de proprit de se consolider, de prendre corps. Le peuple russe n’a vcu que de la vie communale, il ne comprend ses droits et ses devoirs que par rapport la commune. Hors d’elle il ne reconnat pas de devoirs et ne voit que la violence. En s’y soumettant, il ne se soumet qu’ la force, l’injustice flagrante d’une partie de la lgislation l’a amen au mpris de l’autre. L’ingalit complte devant le tribunal a tu en lui le germe du respect pour la lgalit. Le Russe, quelque classe qu’il appartienne, enfreint la loi, partout o il peut le faire impunment, le gouvernement agit de mme. C’est pnible et triste pour le moment, mais il y a un avantage immense pour l’avenir.
En Russie, derrire l’tat visible il n’y a pas d’tat invisible, qui ne soit que l’apothose, la transfiguration de l’ordre de choses existant, il n’y a pas d’idal impossible qui ne concide jamais avec la ralit, tout en la promettant toujours. Il n’y a rien derrire les palissades o une force suprieure nous tient en tat de sige. La possibilit d’une rvolution en Russie se rduit une question de force matrielle. C’est ce qui fait de ce pays, sans autres causes que celles que nous avons mentionnes, le sol le mieux prpar pour une rgnration sociale.
Nous avons dit que, ds l’apparition dusaint-simonisme, aprs 1830, le socialisme fit une grande impression sur les esprits, Moscou. On voyait dans cette doctrine l’expression d’un sentiment plus intime que dans les doctrines politiques, habitu qu’on tait aux communes, aux partages des terres, aux associations ouvrires. Tmoins de l’abus le plus exorbitant du droit de proprit, nous tions moins froisss par le socialisme que le bourgeois occidental.
Peu peu les productions littraires se pntraient de tendances et d’inspirations socialistes. Les romans et les nouvelles, mme les crits des Slavophiles protestaient contre la socit actuelle, d’un point de vue qui tait plus que politique. Il suf-lit de citer le roman de Dostoefski Les Pauvres Gens.
A Moscou le socialisme marchait de front avec la philosophie de Hegel. L’alliance de la philosophie moderne’et du socialisme n’est pas difficile concevoir, pourtant ce n’est que dans ce dernier temps que les Allemands ont accept la solidarit entre la science et la rvolution, non qu’ils ne la comprissent pas auparavant, mais parce que le socialisme, comme tout ce qui est pratique, ne les intressait pas. Les Allemands pouvaient tre profondment radicaux dans la science en restant conservateurs dans leurs actions, potes sur papier et bourgeois dans la vie. Le dualisme nous est, au contraire, antipathique. Le socialisme nous paraissait tre le syllogisme le plus naturel de la philosophie, l’application de la logique l’Etat.
Il est remarquer qu’ Ptersbourg le socialisme revtait un autre caractre. L, les ides rvolutionnaires ont toujours t plus pratiques qu’ Moscou, leur fanatisme froid est celui des mathmaticiens, Ptersbourg on aime la rgularit, la discipline, l’application. Pendant qu’on dispute Moscou, on s’associe Ptersbourg. La franc-maonnerie et le mysticisme avaient leurs adeptes les plus ardents dans cette dernire ville, c’est l que se publiait le Messager de Sion, organe de la socit biblique. La conjuration du 14 dcembre a mri Ptersbourg, elle ne se serait jamais assez dveloppe Moscou pour descendre sur la place publique. A Moscou, il est trs difficile de s’entendre, les individualits sont trop capricieuses et trop panouies. A Moscou, il y a plus d’lments potiques, plus d’rudition et avec cela plus de nonchalance, de laisser-aller, plus de paroles inutiles, plus de divergence d’opinions. Le saint-simonisme vague, religieux et en mme temps analytique allait merveilleusement bien aux moscovites. Aprs l’avoir tudi, ils passaient tout naturellement Proudhon, comme de Hegel Feuerbach.
Le fouririsme plus que le saint-simonisme convient la jeunesse studieuse de Ptersbourg. Le fouririsme, qui ne tendait qu’ une ralisation immdiate, qui voulait l’application pratique, qui rvait, lui aussi, mais qui appuyait ses rves sur des calculs arithmtiques, qui cachait sa posie sous le titre d’industrie et son amour de libert sous l’embrigadement des ouvriers, le fouririsme devait trouver un cho Ptersbourg. Le phalanstre n’est autre chose qu’une commune russe et une caserne de travailleurs, une colonie militaire sur le pied civil, un rgiment industrieux. Ou a remarqu que l’opposition qui lutte de Iront avec un gouvernement a toujours quelque chose de son caractre mais en sens inverse. Et je crois bien qu’il y a quelque fond de vrit dans la crainte que le gouvernement russe commence avoir-du communisme: le communisme c ‘est l’autocratie russe renverse.
Ptersbourg devancera Moscou, au nom de ces opinions tranches, bornes peut-tre, mais actives et pratiques. L’honneur de l’initiative lui appartiendra avec Varsovie, mais si le tzarisme succombe, le centre de la libert sera dans le cur de la nation, Moscou.
L’avortement complet de la rvolution en France, la malheureuse issue de la rvolution de Vienne et la fin comique de celle de Berlin furent en Russie le commencement d’une raction redouble. Tout fut paralys de nouveau, le projet de l’mancipation des serfs abandonn et remplac par celui de fermer toutes les Universits, on cra une double censure et de nouvelles difficults la remise des passeports pour les pays trangers. On poursuivit les journaux, les livres, les paroles, les costumes, les femmes et les enfants.
En 1849 une nouvelle phalange de jeunes gens hroques est alle en prison, et de l aux travaux forcs et en Sibrie {*}. Une terreur accablante abattit tous les germes, fit courber toutes les ttes, la vie intellectuelle se cacha de nouveau ou ne laissa percer que la frayeur, qu’une dsolation muette, et depuis chaque nouvelle qui venait de la Russie remplissait l’me de dsolation et d’une profonde tristesse.
{* Nous faisons allusion la socit de Ptrachefski. Des jeunes gens se runissaient chez lui pour dbattre des questions sociales. Ce club avait exist quelques annes dj, lorsque, au dbut de la campagne de Hongrie, le gouvernement rsolut lui donner les proportions d’une vaste conjuration et fit multiplier les arrestations.
Il ne trouva que des opinions l o il cherchait des complots, ce qui ne l’empcha pas de faire condamner tous les accuss la peine de mort, afin de se donner la gloire de la grce. Le tzar commua leur peine en celle des mines, de l’exil ou de soldat. On cite parmi eux Spechneff, Grigorieff, Dostoefski, Kachkine, Golovinnski, Mombelli etc.}
Nous ne nous arrterons point ce tableau lugubre d’une lutte ingale o chaque fois la pense est crase par la force. Il n’y a l rien de nouveau, c’est ce procs interminable qui traverse toute l’histoire et qui aboutit de temps en temps la cigu, la croix, aux autodafs, aux fusillades, aux pendaisons et aux dportations.
Quoi qu’on dise, les moyens que le gouvernement emploie, moyens cruels, ne sont pas cependant de force touffer tous les germes du progrs. Ils font prir beaucoup de personnes dans des souffrances morales terribles, mais nous devions nous y attendre, et certes ces mesures rveillent plus de gens qu’ils n’en dsarment.
Pour touffer rellement en Russie le principe rvolutionnaire, la conscience de la position et la tendance d’en sortir, il faudrait que l’Europe entrt encore plus avant dans les principes et dans les voies du gouvernement de Ptersbourg, que son retour l’absolutisme ft plus complet. Il faudrait effacer le mot de ‘Rpublique’ du frontispice de la France, ce mot terrible, lors mme qu’il est un mensonge et une drision. Il faut arracher l’Allemagne le droit imprudemment concd de la parole libre. Le lendemain de la journe o un gendarme prussien, aid d’un Croate, aura cass les dernires presses sur le pidestal de la statue de Guttenberg trane dans la boue par des frres ignorantins, ou, Paris, sur la place de la Rvolution, un bourreau, bni par le Pape, aura brl les uvres des philosophes franais, le lendemain de cette journe, l’omnipotence du tzar aura atteint son apoge.
Ceci est-il possible?
Qui peut dire de nos jours ce qui est possible et ce qui ne l’est pas? Le combat n’est pas fini, la lutte continue.
L’avenir de la Russie n’a jamais t plus troitement uni l’avenir de l’Europe qu’il ne l’est aujourd’hui. On a vu nos esprances — mais nous ne voudrions rpondre de rien, non par vanit purile, de crainte que l’avenir ne nous donnt un dmenti, mais par impossibilit de prvoir quelque chose dans une question dont la solution ne dpend pas exclusivement des donnes intrieures.
D’un ct, le gouvernement russe n’est pas russe, mais en gnral despotique et rtrograde. Il est plus allemand que russe, comme le disent les Slavophiles, et c’est l ce qui explique la sympathie et l’amour avec lequel les autres gouvernements se tournent vers lui. Ptersbourg, c’est la nouvelle Rome, la Rome de l’esclavage universel, la mtropole de l’absolutisme, voil pourquoi l’empereur de Russie fraternise avec l’empereur d’Autriche et l’aide opprimer les Slaves. Le principe de son pouvoir n’est pas national, et l’absolutisme est plus cosmopolite que la rvolution.
D’un autre ct, les esprances et les aspirations de la Russie rvolutionnaire concident avec les esprances et les aspirations de l’Europe rvolutionnaire et anticipent sur leur alliance dans l’avenir. L’lment national que la Russie apporte, c’est la fracheur de la jeunesse et une tendance naturelle vers les institutions socialistes.
L’impasse o sont arrivs les Etats de l’Europe est manifeste. Il leur faut ncessairement s’lancer vigoureusement en avant ou reculer plus qu’ils ne le font. Les antithses sont trop inexorables, les questions trop tranches et trop mries par les souffrances et les haines pour pouvoir s’arrter des semi-solutions, des transactions paisibles entre l’autorit et la libert. Mais s’il n’y a pas de salut pour les Etats dans la forme dans laquelle ils existent, le genre de leur mort peut tre bien diffrent. La mort peut venir par la palingnsie ou par la putrfaction, par la rvolution ou par la raction. Le conservatisme qui n’a d’autre but que la conservation d’un statu quo us, est aussi destructif que la rvolution. Il anantit le vieil ordre, non pas par le feu ardent de l’inflammation, mais par le feu lent du marasme.
Si le conservatisme a le dessus en Europe, le pouvoir imprial en Russie non seulement crasera la civilisation, mais il anantira toute la classe d’hommes civiliss, et puis…
Et puis, nous voil devant une question toute nouvelle, devant un avenir mystrieux. L’autocratie, aprs avoir triomph de la civilisation, se trouvera face face avec un soulvement de paysans, avec une rvolte colossale dans le genre de celle de Pougatcheff. La moiti de la force du gouvernement de Ptersbourg est base sur la civilisation et sur la profonde division qu’il a fomente, entre les classes civilises et les paysans. Le gouvernement s’appuie constamment sur les premires, c’est dans le-sein de la noblesse qu’il prend les moyens, les hommes et les conseils. En brisant dans ses mains un instrument si essentiel, l’empereur redevient tzar, mais il ne sullira pas pour cela de laisser pousser la barbe et de revtir le zipoun. La maison Holstein-Gottorp est trop allemande, trop pdantesque, trop apprise pour se jeter franchement dans les bras d’un nationalisme demi sauvage, pour se mettre la tte d’un mouvement populaire qui ne voudra au commencement que rgler ses comptes avec la noblesse, qu’tendre les institutions de la commune rurale toutes les proprits, aux villes, l’Etat entier.
Nous avons vu une monarchie entoure d’institutions rpublicaines, mais notre imagination se refuse concevoir un empereur de Russie entour d’institutions communistes.
Avant que cet avenir loign se ralise, il s’accomplira bien des choses et l’influence de la Russie impriale ne sera pas moins funeste pour l’Europe ractionnaire que l’influence de cette dernire le sera pour la Russie. C’est elle, c’est cette Russie soldatesque qui veut, par les baonnettes, mettre une fin aux questions qui agitent le monde. C’est elle qui mugit et gronde comme la mer aux portes du monde civilis, toujours prte dborder, toujours frmissante du dsir d’envahir, comme si elle n’avait rien faire chez elle, comme si des remords et des vertiges troublaient l’esprit de ses souverains.
La raction seule peut ouvrir ces portes. Ce sont les Habsbourg et les Hohenzollem qui solliciteront l’aide fraternelle de l’arme russe et la guideront au cur de l’Europe.
C’est alors que le grand parti de l’ordre verra ce que c’est qu’un gouvernement fort, ce que c’est que le respect de l’autorit Nous conseillons aux petits princes de l’Allemagne d’tudier ds prsent le sort des princes royaux de la Gorgie, auxquels on a donn Ptersbourg un peu d’argent, le titre d’altesse et le droit d’avoir une couronne royale sur leur voiture. L’Europe rvolutionnaire, au contraire, ne peut tre vaincue par la Russie impriale. Elle sauvera la Russie d’une crise affreuse et elle se sauvera elle-mme de la Russie.
Le gouvernement russe, aprs avoir travaill vingt ans, est parvenu allier d’une manire indissoluble la Russie l’Europe rvolutionnaire.
Il n’y a plus de frontires entre la Russie et la Pologne.
Or donc, l’Europe sait ce que c’est que la Pologne, cette nation abandonne de tout le monde dans une lutte ingale, qui depuis a vers flots son sang sur tous les champs de bataille o il s’est agi de conqurir la libert d’un peuple quelconque. On connat ce peuple qui, aprs avoir succomb sous le nombre, a travers l’Europe en triomphateur plutt qu’en vaincu, et s’est dispers dans les autres peuples pour leur enseigner, malheureusement sans succs, l’art de succomber sans flchir, sans s’avilir et sans perdre la foi. Eh bien, on peut anantir la Pologne, mais non pas l’asservir, on peut excuter la menace de Nicolas de ne laisser sur la place de Varsovie qu’une inscription et un tas de pierres, mais la rendre esclave, l’instar des provinces paisibles de la Baltique, c’est impossible.
Confondant la Pologne avec la Russie, le gouvernement a lev un pont immense pour le passage solennel des ides rvolutionnaires, un pont qui commence la Vistule et finit la Mer Noire.
La Pologne est cense morte, mais chaque appel elle rpond ‘Prsente’, comme l’a dit, en 1848, l’orateur d’une dputation polonaise. Elle ne doit pas bouger, sans tre sre de ses voisins occidentaux, car elle en a assez de la sympathie de Napolon et des clbres paroles de Louis-Philippe: ‘La nationalit polonaise ne prira pas’.
Ce n’est pas de la Pologne, ce n’est pas de la Russie que nous doutons, c’est de l’Europe. Si nous avions quelque foi dans les peuples d’Occident, avec quel empressement eussions-nous dit aux Polonais:
‘Votre sort, frres, est pire que le ntre, vous avez beaucoup souffert, patience encore, un grand avenir est au bout de vos malheurs. Vous tirerez une vengeance sublime, vous aiderez l’mancipation de ce peuple par les mains duquel on a riv vos fers. Dans vos ennemis, au nom du tzar et de l’autocratie, vous reconnatrez vos frres, au nom de l’indpendance et de la libert’.

ANNEXE SUR LA COMMUNE RURALE EN RUSSIE

La commune rurale russe subsiste de temps immmorial, et les formes s’en retrouvent assez semblables chez toutes les tribus slaves. L, o elle n’existe pas, elle a succomb sous l’influence germanique. Chez les Serbes, les Bulgares et les Montngrins, elle s’est conserve plus pure encore qu’en Russie. La commune rurale reprsente pour ainsi dire l’unit sociale, une personne morale, l’Etat n’a jamais d aller au-del, elle est le propritaire, la personne imposer, elle est responsable pour tous et pour chacun, et par suite elle est autonome en tout ce qui concerne ses affaires intrieures.
Son principe conomique est l’antithse parfaite de la clbre maxime de Malthus: elle laisse chacun sans exception prendre place sa table. La terre appartient la commune et non ses membres en particulier, ceux-ci appartient le droit inviolable d’avoir autant de terre que chaque autre membre en possde au dedans de la mme commune, cette terre lui est donne comme possession sa vie durant, il ne peut et n’a pas besoin non plus de la lguer par hritage. Son fils, aussitt qu’il a atteint l’ged’homme, a le droit, mme du vivant de son pre, de rclamer de la commune une portion de terre. Si le pre a beaucoup d’enfants, ils reoivent aprs avoir atteint la majorit chacun une portion de terre, d’un autre ct, la mort de chacun des membres de la famille, la terre revient la commune.
Il arrive frquemment que des vieillards trs gs rendent leur terre et acquirent par l le droit de ne point payer d’impts. Un paysan, qui quitte pour quelque temps sa commune, ne perd pas pour cela ses droits la terre, ce n’est que par l’exil prononc par la commune (ou le gouvernement) qu’on peut la lui retirer, et la commune ne peut prendre part une pareille dcision que par un vote unanime, elle n’a cependant recours ce moyen que dans les cas extrmes. Enfin, un paysan perd aussi ce droit dans le cas o, sur sa demande, il est affranchi de l’union communale. Il est alors autoris seulement prendre avec lui son bien mobilier, rarement lui permet-on de disposer de la maison ou de la transporter. De cette sorte, le proltariat rural est chose impossible.
Chacun de ceux qui possdent une terre dans la commune, c’est—dire chaque individu majeur et impos, a voix dans les intrts de la commune. L’ancien du village et ses adjoints sont choisis dans une runion gnrale. On procde de mme pour dcider les procs entre les diffrentes communes, pour partager la terre et pour rpartir les impts. (Car c’est essentiellement la terre qui paie et non la personne’ Le gouvernement compte seulement les ttes, la commune fait sa distribution de la somme totale en prenant pour unit le travailleur actif, c’est—dire le travailleur qui a une terre son usage).
L’ancien (le starost) a une grande autorit sur chaque membre, mais non sur la commune, pour peu que celle-ci soit unie, elle peut trs bien contrebalancer le pouvoir de l’ancien, l’obliger mme renoncer sa place s’il ne veut pas se plier leurs voeux. Le cercle de son activit est d’ailleurs exclusivement administratif, toutes les questions qui ne sont pas purement de police sont rsolues, ou d’aprs les coutumes en vigueur, ou par le conseil des pres de famille, des chefs de maison ou enfin par la runion gnrale. M. Haxthausen {Dans un ouvrage trs intressant, mais frntiquement ractionnaire Sur la Russie agricole qu’il a publi, en 1847, en allemand et en franais.} a commis une grande erreur en disant que le prsident administre despotiquement la commune. Il ne peut agir despotiquement que si toute la commune est pour lui.
Cette erreur a conduit Haxthausen voir dans ce starost l’image de l’autorit impriale. L’autorit impriale, rsultat de la centralisation moscovite de la rforme de Ptersbourg, n’a pas de contre-poids, tandis que l’autorit du starost dpend de la commune.
Que l’on considre maintenant que chaque Russe qui n’est point citadin ou noble doit appartenir une commune, et que le nombre des habitants des villes, par rapport la population des campagnes, est extrmement restreint et l’impossibilit d’un proltariat nombreux devient vidente. Le plus grand nombre des travailleurs des villes appartient aux communes rurales pauvres, surtout celles qui ont peu de terre, mais, comme il a t dit, ils ne perdent pas leurs droits dans la commune, ainsi les fabricants doivent ncessairement payer aux travailleurs un peu plus que ne leur rapporterait le travail des champs.
Souvent ces travailleurs se rendent dans les villes pour l’hiver seulement, d’autres y restent pendant des annes, ces derniers forment entre eux de grandes associations de travailleurs, c’est une sorte de commune rurale mobilise. Ils vont de ville en ville (les mtiers sont presque libres), et leur nombre runi dans la mme association s’lve souvent jusqu’ plusieurs centaines, quelquefois mme jusqu’ mille, il en est ainsi, par exemple, des charpentiers et des maons Ptersbourg et Moscou, et des voituriers sur les grandes routes. Le produit de leur travail est administr par des directeurs choisis, et partag d’aprs, l’avis de tous dans des assembles gnrales.
Le seigneur peut rduire la terre concde aux paysans, il peut choisir pour lui le meilleur sol, il peut agrandir ses bien-fonds, et, par l, le travail du paysan, il peut augmenter les impts, mais il ne peut pas refuser aux paysans une portion de terre suffisante, et la terre, une fois appartenant la commune, demeure compltement sous l’administration communale, la mme en principe que celle qui rgit les terres libres, le seigneur ne se mle jamais dans ses affaires.
On a vu des seigneurs qui voulaient introduire le systme europen du partage parcellaire des terres et la proprit prive. Ces tentatives provenaient pour la plupart de la noblesse des provinces de la Baltique, mais elles chourent toutes, et finirent gnralement par le massacre des seigneurs ou par l’incendie de leurs chteaux, car tel est le moyen national auquel le paysan russe a recours pour faire connatre qu’il proteste {Par les documents que publie le ministre de l’intrieur, on voit que gnralement chaque anne, dj avant la dernire rvolution de 1848, 60 70 seigneurs fonciers furent massacrs par leur paysans. N’est-ce pas la protestation permanente contre autorit illgale.}.
L’effroyable histoire de l’introduction des colonies militaires a montr ce que c’est que le paysan russe quand on l’attaque dans sa dernire forteresse. Le libral Alexandre fit emporter les villages d’assaut, l’exaspration des paysans grandit jusqu’ la fureur la plus tragique, ils gorgrent leurs enfants pour les soustraire aux institutions absurdes qui leur taient imposes par la baonnette et la mitraille. Le gouvernement, furieux de cette rsistance, poursuivit ces hommes hroques, il les fit battre de verges jusqu’ la mort, et, malgr toutes ces cruats et ces horreurs, il ne put rien obtenir La sanglante insurrection de la Staraa Roussa, en 1831, a montr combien peu ce malheureux peuple se laisse dompter.
On dit que tous les peuples sauvages ont aussi commenc par une commune analogue, qu’elle a exist chez les Germains et les Celtes dans son eomplet dveloppement, qu’on la trouve aux Indes, mais on ajoute que partout elle a d disparatre avec les commencements de la civilisation.
La commune germaine et celtique est tombe devant deux ides sociales compltement opposes la vie communale: la fodalit et le droit romain, Nous, par bonheur, nous nous prsentons, avec notre commune, une poque o la civilisation anti-oommunale aboutit l’impossibilit absolue de se dgager, par ses principes, de la contradiction entre le droit individuel et le droit social.
Mais, dit-on, par ce partage continu du sol, la vie communale trouvera sa limite naturelle dans l’accroissement del population. Quelque grave en apparence que soit cette objection, il suffit, pour l’carter, de rpondre que la Russie possde encore des terres pour tout un sicle, et que, dans ceut ans, la brlante question de possession et de proprit sera rsolue d’une faon ou d’autre.
Beaucoup d’crivains, et parmi eux Haxthausen, disent que, suite de cette instabilit dans la possession, la culture du sol ne s’amliore point, cela peut bien tre, mais les amateurs agronomes oublient que l’amlioration de l’agriculture, dans le systme occidental de la possession, laisse la plus grande partie de la population dans une profonde misre, et je ne crois pas que la fortune croissante de quelques fermiers et le progrs de l’agriculture comme art, puissent tre considrs, par l’agronomie elle-mme,
Gomme un juste ddommagement de l’horrible situation de proltariat affams
La Russie agreste se pliant tout en apparence, n’a rellement rien accept de la rforme de Pierre Ier. Il sentait cette rsistance passive, il n’aimait pas le paysan russe et n’entendait rien non plus sa manire de vivre. Il fortifia, avec une lgret coupable, les droits de la noblesse et resserra la chane du servage, ds lors, le paysan se renferma plus troitement que jamais au sein de sa commune, et ne s’en cartait qu’en jetant autour de lui des regards dfiants, il voit dans l’officier de police et le juge un ennemi, il voit dans le seigneur terrien une puissance brutale, contre laquelle il ne pouvait rien faire.
Il commena ds lors dsigner par le mot malheureux tout condamn par la loi, mentir sous le serment et nier tout, quand il tait interrog par un homme qui se prsentait en uniforme et qui lui semblait le reprsentant du gouvernement allemand. Cent cinquante ans, loin de le rconcillier avec le nouvel ordre de choses, l’en ont encore loign davantage.
Le paysan russe a beaucoup support, beaucoup souffert, il souffre beaucoup cette heure, mais il est rest lui-mme. Quoique isol dans sa petite commune, sans liaison avec les siens tous disperss sur cette immense tendue du pays, il a trouv dans une rsistance passive et dans la force de son caractre, les moyens de se conserver, il a courb profondment la tte, et lejmalheur a pass souvent au-dessus de lui sans le toucher, voil pourquoi, malgr sa position, le paysan russe possde tant d’agilit, tant d’intelligence et de beaut, qu’ cet gard il a excit l’tonnement de Gustine et d’Haxthausen.
<1850--1851>
Прочитали? Поделиться с друзьями:
Электронная библиотека